N° 26, janvier 2008

Les théâtres populaires de la rue Lâlehzâr à Téhéran


Mireille Ferreira


Avant la Révolution islamique, la rue Lâlehzâr était le centre de la vie noctambule de Téhéran, on y trouvait théâtres, cabarets, cinémas. La mairie de Téhéran y était installée dans un très beau bâtiment de briques. On peut encore en voir une réplique, ainsi que celles de quelques théâtres, cabarets et restaurants, aux studios de cinéma de Karaj, dans la banlieue de Téhéran.

La seule salle de spectacle encore ouverte de nos jours dans cette rue est celle du Théâtre Pârs. Ce théâtre a été ouvert à la révolution, ainsi que le théâtre Nasr, quand le théâtre Hâfez-e No, situé dans le quartier "chaud" de la porte Qazvîn, a été fermé.

Ces deux salles, comme d’autres, présentaient à l’origine le Siâh Bâzî ou Jeu du Noir, théâtre traditionnel satirique mettant en scène deux personnages principaux, le facétieux couple maître-serviteur. Le serviteur était incarné par un bouffon au visage noirci de suie, le "noir". Il évoquait le serviteur éthiopien, rejeton des esclaves vendus en Perse par les Portugais dès l’époque de Shâh ’Abbâs, à qui les familles fortunées ou les Hâdjîs du bazar donnaient du travail. Sa (fausse) naïveté lui permettait de glisser avec humour quelques remarques malicieuses sur l’état du monde et de la société. Il représentait le bon sens du petit peuple face à l’autorité.

Après la chute de Mossadegh en 1953, le théâtre satirique fut interdit par le régime répressif du Shâh. Les scènes ne présentent plus alors que de simples divertissements, numéros de prestidigitation, farce, danse.

Cependant, le Siâh Bâzî arrivait à subsister grâce aux représentations privées chez les particuliers, à l’occasion des mariages, naissances ou autres fêtes familiales. Si la place manquait, on recouvrait le bassin qui ornait le centre du jardin d’un plancher de bois, on appelait ces séances takht-e hoz, littéralement "plancher du bassin". Cette coutume tend désormais à se perdre, faute de lieux adaptés ; l’urbanisme galopant de ces dernières années entraînant la disparition rapide des maisons familiales avec jardin au bénéfice de nombreux immeubles d’habitation. Les "agences de gaieté", qui servaient d’intermédiaire en engageant les acteurs, avaient pignon sur rue dans l’ancien quartier juif de Téhéran. Aujourd’hui, elles ont toutes disparues.

Acteurs du théâtre Pârs

Après la révolution, les troupes de Siâh Bâzî recommencent à se produire dans les deux théâtres Pârs et Nasr, jusqu’à ce que les autorités iraniennes critiquent publiquement cette forme de théâtre. Le théâtre Nasr fut dès lors fermé, officiellement pour vétusté. Le théâtre Pârs se reconvertit en comédie. Il présente des pièces de Molière, des farces inspirées du boulevard français ou de la commedia dell’arte italienne, répertoire apparu en Iran à la suite des voyages effectués en Europe par Nasser-ed-Dîn Shâh Qâdjâr.

La pièce Dâreh ghalbam miguireh (J’ai une attaque cardiaque) était au répertoire du Théâtre Pârs il y a un an. Il y est question d’un bourgeois criblé de dettes et poursuivi par ses créanciers. Pour arranger ses affaires, il cherche à donner sa fille à marier à un fils de bonne famille, mais, pas de chance, ce fils est en train de fêter ses noces. La fille est naturellement amoureuse d’un musicien sans le sou, dont le père ne veut pas entendre parler.

Le bourgeois reprend espoir quand on vient lui annoncer qu’il a hérité de son oncle, mais il apprend plus tard qu’il y avait erreur sur la personne, il n’est pas l’héritier. D’où la crise cardiaque, et la fureur des créanciers. C’est finalement l’amoureux éconduit qui paiera les dettes du père grâce à l’argent gagné dans un concert. Il épousera la fille, et tout le monde fera la fête.

C’est tout l’Iran qui s’invitait à cette comédie, on y riait beaucoup en reconnaissant l’accent d’Ispahan ou du Lorestan ainsi que les tics de langage de l’épicier azéri aux expressions turques. La musique et la danse complétaient la farce avec bonheur.

Mais ce répertoire passe de mode, le public ne se déplace plus en centre ville. Les grands artistes et les jeunes acteurs quittent le théâtre Pars peu à peu. Ceux qui restent peinent à renouveler le genre, faute d’écoles formant à ce type de théâtre. Aucune école officielle de théâtre traditionnel n’existe, seulement quelques cours privés, créés à l’initiative de quelques acteurs. A l’université, les étudiants en art du spectacle reçoivent un enseignement de théâtre traditionnel, à raison de 10 leçons seulement sur un total de 130 pour un semestre. Les femmes sont dorénavant maintenues dans des rôles subalternes, les rôles chantés et dansés, tenus par les hommes, sont peu convaincants.

Sa’adî Afshâr

Ce théâtre s’adresse à présent à un auditoire populaire, obligeant le maintien du prix du billet d’entrée (1500 tomans) à un niveau trop bas pour rentabiliser cette activité artistique. Le Théâtre Pârs donne plusieurs représentations chaque jour mais la recette est maigre et ne suffit pas à entretenir correctement les lieux qui, faute de moyens, tombent en ruines. La facture de chauffage du dernier hiver ayant été très élevée, le théâtre a dû fermer plusieurs mois cette année.

Devant cette situation difficile, le Centre des arts dramatiques de l’Ershâd [1] a décidé d’aider les théâtres de la rue Lâlehzâr. Le théâtre Nasr doit officiellement se convertir en musée du théâtre et sa salle doit être rénovée pour y accueillir à nouveau des représentations de théâtre traditionnel.

Le théâtre Pârs a déjà obtenu une aide pour l’amélioration du confort de la salle, et sa direction est, pour l’instant du moins, dispensée du paiement du loyer. Des pourparlers sont en cours pour prévoir la remise en état des lieux afin d’y organiser des festivals de théâtre traditionnel. Dans cette hypothèse, les acteurs seraient payés par le Centre des arts dramatiques et le théâtre Pârs toucherait la recette.

La ville de Téhéran voudrait rendre son lustre d’antan à la rue Lâlehzâr, de manière à encourager le public à la fréquenter à nouveau. La solution envisagée serait de reconstituer les commerces d’autrefois, telles que bijouteries, marchands de tissus, etc., à la place des commerces d’électricité qui ont envahi la rue et qui, tirant leur rideau dès la nuit tombée, livrent les lieux à l’insécurité. Une zone piétonne serait aussi envisagée. Une demeure appartenant à la Mairie devrait également être réhabilitée pour des séances de takht-e hoz.

Paradoxalement, c’est en Occident que le Siâh Bâzî trouve un nouvel élan. La troupe de Sa’adî Afshâr, célèbre "noir" du théâtre Nasr, est régulièrement invitée à l’étranger. Elle a été accueillie par la France, l’Espagne, la Pologne, la Belgique, le Brésil, participant ainsi au rayonnement culturel de l’Iran à travers le monde. En janvier 2006, elle était à la cartoucherie de Vincennes près de Paris, invitée par le très réputé Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine.

Cette notoriété récente à l’étranger ne suffit pas à faire vivre en Iran tous ces "ouvriers de joie" comme on appelle ces acteurs, qui voudraient continuer à distraire leur public.

Le sort des vieux acteurs n’est pas très enviable non plus. Il se peut que vous croisiez au hasard d’une promenade dans les vieux quartiers de Téhéran, des anciens "noirs" qui, après avoir été adulés par le public pendant plusieurs décennies, ont à peine aujourd’hui de quoi vivre. Un système de retraite, décidé par une loi votée avant la révolution, n’a été appliqué qu’en 1993. Il concerne les acteurs de plus de 60 ans qui touchent une pension du gouvernement si faible qu’ils doivent continuer à travailler pour vivre correctement.

Les bonnes intentions des autorités, aussi louables et sincères soient-elles, ont peine à se réaliser. En attendant qu’elles puissent profiter de cette "manne", il est toujours possible d’inviter ces troupes dans des soirées privées très distrayantes, en contribuant ainsi à la survie de cet art populaire iranien haut en couleurs, dont les anciens gardent la nostal

1. Organe officiel qui accorde les autorisations de diffusion des films, livres, journaux, magazines

 

Notes

[1Organe officiel qui accorde les autorisations de diffusion des films, livres, journaux, magazines


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