N° 27, février 2008

Genèse et évolution de la peinture sous verre

Les trésors oubliés de l’art iranien


Rahmân Ahmadi Maleki
Traduit par

Babak Ershadi


La peinture sous verre est un travail qui consiste à représenter sur du verre à vitre des sujets picturaux aux couleurs éclatantes dans un champ bidimensionnel. Ce style fut très en vogue il y a quelques siècles, en Iran et dans de nombreux pays du monde, mais aujourd’hui, la peinture sous verre fait figure d’art marginal, oublié, en voie de disparition. Son histoire, en Iran, remonte probablement à l’époque de la dynastie safavide où les travaux de ce style représentaient, à l’instar d’autres expressions artistiques, à la fois des thèmes sacrés et profanes.

Gol-o-Morgh (oiseau perché sur une branche fleurie), par Ebrâhîm Irânî, époque contemporaine

La peinture sous verre consiste à représenter les sujets picturaux sur le dos de la vitre en utilisant une technique de "coloriage" à l’huile. Avant d’entreprendre l’exécution de ce type de travail, l’artiste devait d’abord essuyer la surface à peindre pour la dégraisser soigneusement. Le travail pictural s’effectuait en deux temps : d’abord la peinture des contours en dessinant les lignes générales des motifs, ensuite le brossage des surfaces ainsi dessinées en une sorte de "coloriage" à huile. Dans ce travail de coloriage, l’artiste devait tenir compte du fait que l’image était inversée sur le dos de la vitre par rapport au projet de base, et que les étapes de la peinture devaient être elles-mêmes inversées par rapport au dessin des contours. En d’autres termes, l’artiste devait commencer le coloriage par les détails avant de traiter les fonds. Dans ce processus de "compte à rebours", il fallait donc colorier d’abord les détails des habits d’un personnage placé sur le devant de la scène, avant de colorier les collines, champs, ou autres éléments décoratifs du fond de la scène. L’artiste était parfois obligé de se placer de l’autre côté de la surface peinte pour mieux "voir" son travail, appliquer le coloriage sur la surface opposée, dans une situation peu commode.

Gol-o-Morgh (oiseau perché sur une branche fleurie), artiste inconnu, époque zand

On peut imaginer plusieurs raisons pour que la peinture soit appliquée "sous" le verre, au lieu de sa surface exposée à l’extérieur : ces vitres peintes, généralement de petites dimensions, étaient destinées essentiellement à décorer les murs, et il était préférable que la surface peinte soit posée à l’inverse pour être mieux protégée. La vitre tient ainsi le rôle de support ainsi que de surface vernie qui protège la peinture et lui donne un aspect lisse spécifique, accentuant l’éclat des couleurs utilisées.

Une fois le travail fini, l’artiste mettait plusieurs couches de couleur sur la peinture appliquée sous le verre pour augmenter sa résistance à l’humidité et aux égratignures.

En Iran, la peinture sous verre s’est développée à la même période que la vague de construction ou de restauration des palais, des résidences royales et des monuments religieux sous la dynastie safavide. Les maçons qui s’étaient spécialisés en matière de décorations en plâtre et en miroir, ont commencé peu à peu à utiliser des petits morceaux de verre peints sur différentes parties des bâtiments dont le plafond, les murs, les portes et les fenêtres, pour remplacer des morceaux de verre colorés. Au départ, ces peintures sous verre représentaient des sujets picturaux simples : une fleur, des formes géométriques… Dans les lieux de culte et les mosquées, les peintures sous verre s’inspiraient des motifs traditionnels des mosaïques, des travaux de plâtre, combinant des formes "eslîmî". A la cour, dans les palais et les résidences royales, les peintures sous verre représentaient parfois des scènes de chasse ou de liesse.

L’Imâm ‘Alî et ses deux fils, par Mîrzâ Abdollah Shâh, époque qâdjâre

Selon la plupart des spécialistes, la peinture sous verre s’est développée d’abord en Europe de l’Est, dans le Caucase, en Asie mineure et en Inde. Les commerçants venant de ces régions ont apporté les premiers exemples de ce style en Iran, et les artistes iraniens qui ont exécuté les premiers travaux de peinture sous verre, ont naturellement subi un temps l’influence des œuvres étrangères. Cependant, une fois les techniques de ce style "venu de l’étranger" maîtrisées, l’artiste iranien a réussi aussitôt à exprimer sa propre vision du monde ainsi que son identité nationale et religieuse à travers son œuvre.

Plus tard, la peinture sous verre s’est généralisée peu à peu pour sortir du cadre des lieux sacrés ou des résidences royales, pour pénétrer d’abord les maisons de riches avant de gagner enfin celles des gens de la classe moyenne. Les sujets des peintures sous verre sont ainsi devenus plus "populaires" pour décorer les salles et les chambres des maisons.

Vers la fin de l’époque safavide, la demande de peintures sous verre augmenta considérablement. Dès lors, la peinture sous verre est devenue un élément indépendant de l’architecture et un "tableau" que les gens ordinaires ou les voyageurs étrangers pouvaient facilement acquérir. Il est à noter que pendant cette période de faiblesse du pouvoir politique, un grand nombre d’artistes, d’architectes, de maçons et d’artisans ont naturellement perdu leurs mécènes : leurs ouvrages sont sortis de la cour et des milieux aristocratiques. Les enluminures qui illustraient des ouvrages littéraires ou historiques se vendaient au marché en tableau unique ou sous forme de petites collections réunissant quelques tableaux. Perdant le soutien des mécènes d’autrefois, les artistes devaient chercher leur indépendance économique en vendant leurs ouvrages au marché. En ce qui concerne la peinture sous verre, les artisans devaient donc se contenter de travailler pour les gens à revenus modestes, ce qui ne restait évidemment pas sans effet sur la qualité de leur travail.

Sous le dernier empereur safavide, Shâh Sultân Hossein, le déclin du pouvoir politique arriva à son apogée. Les Afghans assiégèrent Ispahan, la capitale des Safavides. La ville résista quelques mois mais les Afghans s’emparèrent enfin d’Ispahan. Ils pillèrent les palais et détruisirent tout ce qu’ils ne pouvaient pas emporter avec eux. Les peintures sous verre, qu’il était difficile de détacher des murs sur lesquels elles étaient appliquées, devinrent les cibles faciles de cette destruction générale.

Les paons paradisiaques, artiste inconnu, époque contemporaine

Quelques années plus tard, Nâder (un ancien général de l’armée safavide) issu de la tribu turkmène des Afshârs se souleva contre les Afghans. Après avoir sécurisé le pays, il monta au trône et commença une série de guerres pour vaincre et soumettre ses adversaires à l’intérieur et à l’extérieur de l’Iran. Le moment n’était donc pas propice à l’épanouissement des lettres et des arts. Après la mort de Nâder Shâh, ses généraux se partagèrent son héritage, avant que le chef de la tribu des Zands, Karîm Khân forma de nouveau un pouvoir central, et monta sur le trône à Shîrâz. Le nouveau roi était lui-même un grand mécène et voulait faire de sa capitale une vitrine de l’art et de l’architecture, à l’instar de l’Ispahan des empereurs safavides. Une nouvelle école de peinture prit forme à Shîrâz, caractérisée surtout par les figures Gol-o-Morgh (oiseau perché sur une branche fleurie) rappelant symboliquement une image du paradis céleste. Pendant cette période de calme relativement courte, de nombreux ouvrages architecturaux, littéraires et artistiques ont été créés par des artistes iraniens et étrangers. La peinture sous verre retrouve sa place d’antan dans la décoration architecturale, et dans de nombreux bâtiments de la capitale de Karîm Khân, ces peintures étaient utilisées pour décorer les murs, les portes et les fenêtres, et les espaces intérieurs.

Après la mort de Karîm Khân, le chaos s’empara de nouveau de la scène politique de l’Iran en raison d’un vide de pouvoir dû à l’absence d’un Etat central, jusqu’à ce que les troupes d’Aghâ Mohammad Khân, un général de l’armée de Karîm Khân mit fin au règne des descendants du roi Zand pour établir sa propre dynastie : la dynastie qâdjâre. Aghâ Mohammad Khân accéda au trône à Téhéran, alors une petite ville de création assez récente que le nouveau roi appréciait surtout pour sa situation stratégique privilégiée. Aghâ Mohammad Khân était trop occupé pour penser à réunir les artistes à sa cour, passant son temps à éliminer les adversaires et à renforcer les piliers de son pouvoir. Il fallut donc attendre le règne de son fils, Fath’Alî Shâh pour que la cour prenne véritablement forme dans la nouvelle capitale où s’établissaient de façon croissante les aristocrates et les élites. La situation devint ainsi favorable à un épanouissement des arts picturaux, entre autres, la peinture sous verre dont la jeune capitale avait besoin pour son essor urbain et architectural. Cependant, la peinture sous verre n’était plus considérée comme un art décoratif de grande qualité, s’éloignant depuis bien longtemps de la cour, elle était devenue un "art populaire". A Téhéran et dans les autres grandes villes iraniennes de l’époque des Qâdjârs, la demande pour la peinture sous verre venait donc de la classe moyenne.

La bataille de Rostam et Sohrâb, par Ghorbân’alî Ghorbânî, époque contemporaine

Le règne de Fath’Alî Shâh et les deux premières décennies du règne de Nâssereddîn Shâh furent l’apogée de la production des ouvrages de peinture sous verre. La demande et l’offre atteignirent des sommets record, tandis que les formes d’application et les sujets picturaux des peintures sous verre devenaient de plus en plus diversifiés. Arriva enfin l’époque où le grand maître de la peinture classique de l’Iran, Mohammad Ghaffârî, alias Kamâl-ol-Molk, rentra à Téhéran de son séjour européen. Il forma pendant plusieurs décennies une génération de jeunes peintres qui ont évolué en s’inspirant des techniques et de la vision moderne du maître. En conséquence, la peinture traditionnelle se marginalisait de plus en plus. Sous Mozafareddîn Shâh et Mohammad ’Alî Shâh, les hommes de la cour et les gens de la rue ont laissé l’art pour s’occuper de la politique dans le sillage du mouvement constitutionnel. A la fin de la dynastie des Qâdjârs et pendant les premières années du règne du premier roi Pahlavî, les peintres traditionnels dont les fabricants des peintures sous verre se réunirent dans des "Naghâsh Khâneh" (maisons de peintres). Ces maisons étaient, en fait, des ateliers au bazar ou dans les caravansérails et les anciens quartiers de Téhéran, où les peintres traditionnels pouvaient offrir encore leurs œuvres à leurs clients. Ces derniers demandaient souvent aux artistes des tableaux et des ouvrages sur mesure. Dans ces ateliers d’artistes, certains fabricants de peinture sous verre s’étaient spécialisés dans des thèmes religieux dont la scène d’ascension du Prophète, les icônes des imâms et des saints chiites, tandis que les autres s’étaient spécialisés dans les thèmes profanes issus de la mythologie iranienne comme la tragédie de Siâvosh ou la scène de combat entre Rostam et Esfandyâr.

Pendant près d’un siècle, les thèmes religieux furent donc les sujets préférés des peintures sous verre : le récit de l’ascension du Prophète, les icônes de l’Imâm ’Alî et les autres imâms chiites, les différentes scènes de la tragédie de Karbalâ surtout la scène du martyre d’ ’Alî Akbar dans les bras de son père, Imâm Hossein ; la scène présentant d’ ’Abbâs à cheval près de l’Euphrate, ainsi que les différentes scènes de la vie de l’Imâm Rezâ. Pour embellir ces tableaux, l’artiste se servait des combinaisons diversifiées dont les écritures, les figures traditionnelles représentant des animaux et des plantes, etc.

Dans les peintures sous verre de l’ascension, le Prophète de l’Islam est souvent représenté sur son cheval, le "Boragh", au milieu du tableau. Autour de la tête du Prophète, les peintres dessinaient des anges ailés en plein vol. La tête du cheval du Prophète était imaginée souvent comme une tête féminine, avec une couronne et un cou fin et long. Dans ces tableaux ainsi que dans les icônes des imâms et des saints chiites, les principaux personnages étaient tous auréolés. Le fond de certains tableaux de peinture sous verre était décoré de scène d’arbres et de montagnes.

Le voyage de Nâssereddîn Shâh, par Biyouk Ahmarî, époque contemporaine

Dans les tableaux de peinture sous verre représentant la scène du martyre d’ ’Alî Akbar, fils de l’Imâm Hossein, et dans les tableaux de ’Abbâs, une foule de combattants de l’armée de l’ennemi est représentée au fond. Le ciel est gris et les femmes sanglotent. L’Imâm Hossein est représenté au milieu du tableau, et il prend son fils agonissant dans ses bras.

Vers la fin de la dynastie des Qâdjârs et au début de la période Pahlavî, la peinture sous verre est arrivée à son apogée du point de vue technique. Elle s’inspire esthétiquement de la peinture traditionnelle iranienne notamment en ce qui concerne l’absence délibérée et calculée de clair-obscur et de perspective, ainsi que l’usage des contours et des couleurs très éclatantes.

La simplicité des techniques de la représentation des sujets picturaux dans les peintures sous verre créait un cadre favorable pour que l’artiste donne libre cour à son imagination et à sa créativité. Cependant, les évolutions de la société iranienne et sa marche vers la modernité, les rapports économiques défavorables aux artistes traditionnels, et l’absence du soutien des pouvoirs publics contribuèrent à sonner le glas de la peinture sous verre. Les conditions de vie et de travail des fabricants de peintures sous verre devenaient de plus en plus déplorables. Ces dernières n’étaient pratiquement plus utilisées que dans les lieux de culte, les mausolées des saints, et les lieux de pèlerinage.

Les pèlerins, aux revenus souvent modestes, n’avaient certainement pas les moyens d’acquérir ces œuvres d’art, et les fabricants des peintures sous verre ne rentabilisaient même pas le prix d’achat des matières premières de leurs créations artistiques, ce qui les obligeaient à devenir maçons, peintre ou ouvriers du bâtiment pour gagner leur vie. La situation devint ainsi favorable aux concessionnaires d’œuvres d’arts.

En exploitant les fabricants de peinture sous verre qui vivaient dans des conditions difficiles, ils leur commandaient des tableaux aux sujets fantaisistes propres à vendre sur un marché de touristes. Ces concessionnaires payaient aux artistes traditionnels une somme aussi insignifiante que celle que les artistes gagnaient en vendant leurs œuvres aux pèlerins.

Shîrîn et Farhâd, par Hossein Hamedânî, époque contemporaine

Il est à noter que les artistes populaires dont les fabricants de peintures sous verre n’ont réussi à trouver des mécènes ni à la cour des rois Qâdjârs ni parmi les Pahlavîs, d’autant plus que les évolutions sociales et culturelles avaient conduit les arts populaires - surtout la peinture traditionnelle et la peinture sous verre - à représenter quasi-exclusivement les thèmes religieux qui intéressaient peu les gens de la cour. A l’époque de Fath’Alî Shâh, un nombre de peintre de la cour dont le célèbre Mehr ’Alî se sont inspirés des techniques des fabricants des peintures sous verre pour créer des portraits de plusieurs princes et personnalités importantes de la famille royale. Cependant, ces œuvres de peinture sous verre, supérieures du point de vue technique, n’ont jamais acquis le succès des peintres populaires, en l’absence de la sincérité et l’amour qui caractérisaient des œuvres des artistes souvent anonymes. Plusieurs facteurs économiques, sociaux et culturels sont à l’origine du déclin de l’art de la peinture sous verre.

Les historiens de l’art ont, pourtant, étudié les évolutions des dernières décennies de l’histoire de cet art populaire qu’est la peinture sous verre. Nombreux étaient les fabricants de peinture sous verre, à l’époque de la dynastie des Qâdjârs. Parmi ces artistes, il faut mentionner Seyyed Hossein Tabrîzî, Mîrzâ Mahdî Shîrâzî, Mîrzâ Rezâ Darvîsh, Mîrzâ Eskandar, Seyyed Mohammad Esfahânî et son frère Seyyed Ghaffâr, Sattâr Zandjânî, Moheb-’Alî Zandjânî, Seyyed Kamâl, Mîrzâ Abdolhossein Kâshî, Esmâ’ïl Guîlânî, Ostâd Rezâ, ’Alî Rashtî, Mohammad Bâgher Golpâïgânî, etc.

La plupart de ces artistes étaient originaires des grandes villes de province comme, Zandjân, Ghazvîn, Tabrîz, Hamadân, Shîrâz, Ispahân, Mashhad, etc. et venaient vivre de leur art dans la capitale des Qâdjârs à Téhéran. Ces artistes traditionnels s’installaient souvent dans les quartiers populaires de la ville, surtout dans l’ancien quartier du Bazar. Certains de ces artistes populaires ont connu un certain succès pendant quelques années, mais ils n’ont pas résisté au déclin inévitable de l’art traditionnel face au courant moderniste, et se sont progressivement repliés les uns après les autres dans l’isolement et l’oubli


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2 Messages

  • Les trésors oubliés de l’art iranien 28 août 2010 21:22, par djamelfouzi

    bonjour je suis peitre et je réalise de la peiture sous verre je reprodui des tableaux en sous verre et je fais aussi des plafond entier en verre décorés a l’oriental ou autre (avec de la lumiere ) .c beau

    repondre message