N° 27, février 2008

Le Ta’zieh, théâtre religieux iranien


Babak Ershadi


Ta’zîeh (en persan : تعزیه) désigne en Iran un genre théâtral religieux traditionnel, commémorant essentiellement le martyre de l’Imam Hossein (troisième imam des Chiites) et les passions des Ahlulbeyt (اهل بیت) - membres de la famille du Prophète de l’Islam. Dans ce genre théâtral, la récitation des paroles qui sont presque toujours en vers prime sur la mise en scène et l’action.

Le mot Ta’zîeh veut dire littéralement "soulagement", qui se manifeste notamment en rendant visite aux gens endeuillés qui ont perdu un être cher. Dans certaines régions iraniennes, comme dans le Khorasan, le mot désigne une "cérémonie de commémoration" faisant partie des traditions funéraires. Parmi les Chiites non iraniens (en Irak et dans le sous-continent indien), le mot Ta’zîeh n’est pas utilisé pour désigner les représentations théâtrales aux thèmes religieux, mais pour parler des cérémonies lors desquelles des obsèques symboliques sont organisées le 10 du mois de Moharram (l’Achoura, en persan : عاشورا) et le 20 du mois de Safar (Arbaïn : اربعین) où les participants portent un cercueil qu’ils inhument pour commémorer le martyre de l’Imam Hossein. L’Allemande Annemarie Schimmel écrit qu’au XIIIe siècle de l’Hégire (XIXe siècle), des représentations théâtrales proches du Ta’zîeh existaient pourtant dans la cour des gouverneurs locaux musulmans dans certaines régions du sous-continent indien, mais Mme Schimmel n’en a pas donné plus de détails.

Dans la région des Caraïbes surtout à Trinité-et-Tobago, cette même cérémonie est célébrée au mois de Moharram et elle consiste à noyer un cercueil symbolique dans l’eau. Des cérémonies similaires existent dans d’autres régions du monde et notamment en Indonésie, dans lesquelles le "cercueil" joue un rôle principal.

Historique

Pour certains chercheurs, les racines du Ta’zîeh remonte à l’antiquité iranienne : passion de Mithra (مصائب میترا), deuil de Sîavâsh (سوگ سیاوش) et Mémoires de Zarîrân (یادگار زریران). D’autres attribuent l’apparition du Ta’zîeh à l’influence des éléments mythiques mésopotamiens, anatoliens et égyptiens, tandis que pour certains autres chercheurs, le Ta’zîeh puise ses sources dans la passion du Christ, les mythes indoeuropéens ou sémites. Quelles que soient les racines lointaines du Ta’zîeh, les spécialistes sont unanimes pour dire qu’il apparaît tel que nous le connaissons aujourd’hui, à partir des premiers siècles de la période islamique pour commémorer le martyre de l’Imam Hossein à Karbala. Aux Xe et XIe siècles, sous la première dynastie chiite iranienne des Bwayhides (ou Bouyides : آل بویه), le Ta’zîeh prend une forme plus complète et solennelle. Cependant, cette représentation théâtrale sous sa forme actuelle n’aurait pas existé avant la période de la dynastie safavide, de 1501 à 1722 (906-1135 de l’Hégire). Le voyageur italien Pietro Della Valle (1586-1652) a notamment décrit les cérémonies de deuil des dix premiers jours du mois de Moharram de l’an 1027 de l’Hégire (1618) auxquelles il avait assisté à Ispahan, capitale des Safavides. Il a évoqué des représentations théâtrales courtes et simples consacrées à des thèmes religieux. Les descriptions faites par le Français Jean-Baptiste Tavernier qui a assisté aux cérémonies de Moharram à Ispahan, sous Shah Safî Ier (1629-1642), le sixième empereur safavide, nous permettent de mieux comprendre l’évolution progressive de ce genre théâtral destiné à reproduire symboliquement les événements de l’Achoura et du martyre de l’Imam Hossein ainsi que de ses compagnons à Karbala. Tavernier relate que les gens endeuillés portaient des cercueils dans lesquels étaient assis des enfants, en commémoration des jeunes enfants du camp de l’Imam Hossein, qui ont trouvé le martyre à Karbala. Devant les cercueils, on promenait des chevaux sans cavalier symbolisant les montures des martyrs. Un siècle plus tard, William Franklin, orientaliste et officier anglais ayant visité la Perse pendant deux ans sous la dynastie Zand (1750-1794), décrit dans son récit de voyage les cérémonies de Moharram à Shiraz, capitale des Zands. Franklin relate que les jeunes se divisaient en deux groupes, et se battaient symboliquement pour reproduire les scènes de combat de Karbala, entre les hommes de l’Imam Hossein et l’armée des Omeyyades.

Takyeh Dowlat, tableau de Kamâl-ol-Molk, 1880

Pendant cette période, les oulémas ne participaient guère au Ta’zîeh qu’ils considéraient comme une falsification des faits historiques de l’Achoura. Cependant, sous la dynastie qâdjâre, le Ta’zîeh fortement soutenu par les monarques devient un genre théâtral très populaire, ce qui favorise le développement de la mise en scène, plus riche et plus dramatique qu’autrefois. Le Ta’zîeh devient, pendant cette période, un genre théâtral religieux à part entière.

Sous le règne du roi Nâssereddîn Shâh (1831-1896), qui était lui-même un grand admirateur du Ta’zîeh, ce genre théâtral atteint sa perfection. Au mois de Moharram de l’an 1308 de l’Hégire, Nâssereddîn Shah n’était pas à Téhéran, on a donc dû reporter le Ta’zîeh des dix premiers jours de Moharram aux dix derniers jours de Safar pour que le roi puisse y assister. Selon le comte Joseph Arthur de Gobineau (1816-1882), à l’époque de Nâssereddîn Shâh, près de deux cents lieux (Tekyeh, Hosseinieh, …) étaient consacrés au Ta’zîeh à Téhéran, pendant le mois de Moharram.

Takyeh-Dowlat

C’est à cette même époque que fut construit à Téhéran le premier théâtre populaire pour l’organisation officielle du Ta’zîeh. Il devint ainsi une institution d’Etat et les "acteurs" (en persan : تعزیه خوان) devaient désormais se soumettre à un responsable désigné par la cour. Les acteurs réunis par ce responsable appelé Moïn al-Bokâ (معین البکاء) jouaient les rôles du Ta’zîeh devant le roi et les gens de la cour. Takyeh-Dowlat fut le premier théâtre populaire de Téhéran fondé par la cour. Les habits et les accessoires nécessaires aux représentations théâtrales étaient produits à Takyeh-Dowlat. Dans cette période, il y avait des Takyehs (lieux aménagés pour les cérémonies du mois de Moharram) dans la plupart des villes et des villages iraniens. Le Ta’zîeh était présenté dans ces mêmes endroits. Cependant, rien n’empêchait l’organisation du Ta’zîeh dans les mosquées, dans les espaces ouverts, et même dans les maisons ou dans la cour des anciens caravansérails. A Ispahan, il existait des Takyehs à ciel ouvert où une foule de trente mille personnes pouvait assister au Ta’zîeh. Sous la dynastie qâdjâre, des groupes ambulants qui jouaient différentes scènes du Ta’zîeh dans les anciennes maisons de thé ou même dans les rues furent créés. Faute de moyens, ces groupes introduisirent certaines modifications dans leurs représentations.

Dans certains cas, le thème abordé dans le Ta’zîeh était relatif aux femmes : par exemple, à l’époque des Qâdjârs, la pièce de Bîbî Shahrbânou était souvent présentée exclusivement pour les femmes. A Téhéran, ce Ta’zîeh féminin était organisé chaque année, pendant les dix premiers jours du mois de Moharram chez Qamar al-Saltâneh, fille du roi Fath’Alî Shâh. Toutes les personnes qui y assistaient étaient des femmes. Outre les spectatrices, c’étaient uniquement des femmes qui interprétaient tous les rôles masculins et féminins. Des documents historiques ont enregistré le nom de certaines de ces actrices : Mollâ Nabât, Mollâ Fâtemeh, Mollâ Maryam ou Hâdjieh Khânom, fille de Fath’Alî Shâh qui s’occupait également de la mise en scène. Cependant, étant donné les restrictions qui existaient à l’époque dans la société iranienne, le Ta’zîeh féminin n’a pas réussi à attirer le grand public et il se limita à des représentations privées chez les riches ou à la cour. Il a persisté cependant jusqu’au début du règne du dernier roi Qâdjâr, Ahmad Shâh (1327-1344 de l’Hégire). Le Ta’zîeh féminin n’a été organisé que très rarement à partir de cette période.

Le roi Nâssereddîn Shâh avait un double objectif à atteindre en organisant solennellement le Ta’zîeh, pendant le mois de Moharram : il aimait passionnément le spectacle, mais il cherchait également à duper l’opinion publique en faisant croire qu’il respectait les questions religieuses. Pour plaire au roi, les troupes qui présentaient le Ta’zîeh à la cour y rajoutaient de nombreux éléments pour le rendre plus spectaculaire et pour faire du Ta’zîeh un spectacle aristocratique. Les célèbres oulémas chiites de l’époque, respectés à la fois par le peuple et la cour, y ont réagi et ont condamné certains thèmes et la mise en scène du Ta’zîeh : Sheikh Hâdî Najmabâdî (mort en 1320 de l’Hégire) et Sheikh Dja’afar Shoushtarî (mort en 1303 de l’Hégire) critiquaient ouvertement le Ta’zîeh tel qu’il était présenté à Takyeh-Dowlat.

L’assassinat de Nâssereddîn Shâh en 1313 de l’Hégire (1896) et ses conséquences politiques et sociales affaiblirent les liens que le roi avait créés entre la cour et le Ta’zîeh, cependant, des troupes indépendantes continuèrent leur travail dans différentes régions du pays, préservant ainsi les traditions du Ta’zîeh qui faisait toujours partie des cérémonies du mois de Moharram.

Le Ta’zîeh à l’époque contemporaine

La dynastie qâdjâre, affaiblie à partir de la révolution constitutionnelle, fut finalement renversée par Rezâ Khân qui fonda la dynastie Pahlavi en 1925 et régna jusqu’en 1941. Sous son règne, les cérémonies du mois de Moharram firent l’objet de nombreuses restrictions parfois sévères, d’autant plus que la nouvelle cour royale interdit l’organisation solennelle du Ta’zîeh. Au fur et à mesure, le Ta’zîeh perdit du terrain dans les grandes villes et devint peu à peu un spectacle religieux de campagne. Sous le roi Mohammad Rezâ Shâh (1941-1979), une nouvelle génération urbaine s’intéressa de nouveau au Ta’zîeh, notamment à ses aspects théâtraux. De 1959 à 1970, Parvîz Sayyâd, jeune acteur et metteur en scène, organisa plusieurs fois le Ta’zîeh, mais cette fois-ci sur la scène du théâtre de Téhéran. Quelques années plus tard, en 1976, une conférence internationale fut organisée à Shiraz sur le Ta’zîeh, à laquelle participèrent de nombreux spécialistes iraniens et étrangers de l’histoire du théâtre. L’acte du colloque de Shiraz a été publié en 1979 à New York par Peter J. Chelkowski (Ta’zieh : Indigenous Avant-garde theatre of Iran).

Après la victoire de la révolution islamique en février 1979, les nouvelles institutions culturelles et artistiques du pays portèrent une attention particulière au Ta’zîeh, ce qui favorisa également la réalisation d’études approfondies destinées à mieux connaître les origines de ce genre théâtral, mais également à empêcher la disparition de cette tradition ancienne.

Ces études ont conduit les chercheurs à trouver les sources et les documents écrits des textes traditionnels du Ta’zîeh : il s’agit d’abord de livres et documents historiques sur l’Achoura et le martyre de l’Imam Hossein et ses compagnons à Karbala le dix du mois de Moharram de l’an 61 de l’Hégire. En second lieu, les auteurs des textes du Ta’zîeh se sont largement inspirés des recueils de poésie consacrés à l’épopée de l’Achoura et à la passion des martyrs de Karbala.

Les auteurs des textes du Ta’zîeh écrivaient d’abord la pièce en vers. Ce texte théâtral suivait la tradition ancienne du théâtre classique grec : chaque pièce du Ta’zîeh était composée donc de un ou plusieurs "actes" (en persan :مجلس ). Le texte abordait le thème qui convenait à chaque jour de la première décade du mois de Moharram. Le texte en vers était recopié séparément en plusieurs exemplaires pour chaque spectacle. Ces exemplaires recopiés à la main (فرد ou نسخه) étaient distribués aux acteurs. Ils indiquaient les paroles de chaque personnage, et précisaient parfois en gros certaines indications scéniques, notamment l’entrée et la sortie des acteurs, les tons et les sentiments à exprimer pendant les dialogues, etc.

Le texte écrit en vers était souvent hétérogène et composé dans de différentes formes poétiques. Le texte était donc un mélange de genres et prenait tour à tour un ton épique, tragique ou même lyrique. Les premiers textes du Ta’zîeh avaient un langage plutôt populaire, mai l’évolution du genre a entraîné un changement du langage favorisant des textes plus "littéraires". Le grand ministre de Nâssereddîn Shâh, Amîr Kabîr a encouragé, par exemple, le poète Nasrollâh Esfahânî, alias Shahâb, à composer une soixantaine de textes en vers pour le Ta’zîeh dont certains ont une valeur littéraire incontestable.

Le Polonais Alexandre Chodsko travaillait à l’ambassade de Russie à Téhéran au début du XIXe siècle. En 1837, il acheta un recueil de textes du Ta’zîeh à un dénommé Hossein ’Alî Khân Kamâl. Le recueil comprenait 33 textes recopiés apparemment d’un autre recueil appartenant à l’époque du roi Fath’Alî Shâh. Alexandre Chodsko choisit cinq textes qu’il traduit en français. Ce recueil de textes de Ta’zîeh a été publié à Paris en 1878. Chodsko croit que Hossein ’Alî Khân Kamâl serait l’auteur de certains de ces textes pourtant anonymes, ou qu’il en aurait modifié certaines parties. Le recueil de Kamâl intitulé "La guerre du martyre" a été publié en 1976 à Téhéran. Pour certains chercheurs, "La guerre du martyre" est le texte le plus ancien du Ta’zîeh. Pour confirmer cette théorie, il faudrait cependant effectuer de plus amples recherches dans les différentes villes iraniennes. Bien qu’il soit difficile de confirmer la date de certains textes, les chercheurs ont pourtant trouvé un autre recueil de textes du Ta’zîeh datant de l’an 1133 de l’Hégire qui serait plus ancien que le recueil de Hossein ’Alî Khân Kamâl. Après la traduction en français d’Alexandre Chodsko, l’iranologue anglais Luis Pollay a recueilli plusieurs textes de Ta’zîeh qu’il a publié avec la traduction en anglais de certains d’entre eux à Londres en 1879. Dans son introduction, il a écrit que s’il faut juger la valeur d’un texte dramatique d’après son effet sur le public, les textes du Ta’zîeh seraient parmi les meilleurs exemples de l’art dramatique. Le consul d’Allemagne à Bagdad, Wilhelm Litten a réuni une quinzaine de textes de Ta’zîeh qu’il fit publier à Berlin en 1929. Cerulli, ambassadeur d’Italie à Téhéran de 1950 à 1954, réussit avec l’aide d’ ’Alî Hannibal à réunir 1055 manuscrits de textes de Ta’zîeh qu’il a ensuite dédiés à la bibliothèque du Vatican. Deux orientalistes italiens, Ettore Rossi et Alessio Bombaci, ont établi le catalogue de la collection de Cerulli en 1961. Le chercheur iranien Djâber Anassorî a traduit ce catalogue en Persan et l’a publié à Téhéran en 1989 en tant que L’inventaire descriptif des pièces de théâtre religieux en Iran. Dans la collection de manuscrits de Cerulli, 35 textes sont en turc, 4 textes en arabe et le reste en persan. Un grand nombre de textes de cette collection doivent être considérés comme les fragments d’un texte original. Les experts estiment que près de deux cents textes de cette collection constituent des pièces complètes du Ta’zîeh.

Le Ta’zîeh et la musique

Ta’zîeh khânî à l’occasion du mois de Moharram dans le caravansérail arménien situé dans le bazar des tissus de Téhéran, l’époque qadjare

Les acteurs devaient chanter le texte du Ta’zîeh, ce qui nécessitait une bonne connaissance de la musique traditionnelle iranienne. Moïn al-Bokâ et ses assistants devaient alors se charger d’apprendre le chant aux jeunes garçons ayant une belle voix. Ces enfants jouaient tout d’abord à l’occasion des rôles secondaires dans les représentations publiques du Ta’zîeh. Ces jeunes garçons devaient également suivre pendant quelques années des cours du chant afin d’apprendre les différentes gammes et les mélodies de la musique traditionnelle. C’est pourquoi, certains chercheurs et historiens de la musique iranienne estiment que le Ta’zîeh a indirectement joué un rôle considérable dans la sauvegarde des mélodies anciennes de la musique traditionnelle. Les acteurs devaient alors connaître les différentes gammes de la musique. Dans les dialogues chantés, lorsque l’acteur qui interprétait le rôle de l’Imam Hossein chantait dans la gamme "Shour", celui qui jouait le rôle de son frère Abû-l-Fadhl al-’Abbâs devait lui répondre sur la même gamme. Le choix des gammes était soumis au changement de la scène et du thème. L’acteur était donc libre à passer d’une gamme à l’autre, sans être obligé de respecter la transition comme il était de coutume dans la musique traditionnelle. Contrairement aux acteurs qui "chantaient" les rôles des personnages du camp de l’Imam Hossein, les acteurs qui jouaient les rôles du camp adversaire ne chantaient pas, mais ils récitaient leur texte de façon rythmée sur un ton aigu comme des "cris de guerre" (اُشتُلُم) pour défier, provoquer, injurier et blasphémer (رَجَزخوانی).

Les liens entre le Ta’zîeh et la musique traditionnelle ne se limitaient pas au chœur et aux œuvres vocales, car dans le Ta’zîeh, on réservait également une place à la musique instrumentale. Un petit orchestre composé d’instruments à vent comme la trompette, la flûte ou la clarinette, et d’instruments à percussion comme le tambour, le tambourin et les cymbales jouait souvent des morceaux de musique avant le spectacle. Mais lorsque les acteurs chantaient leurs rôles, le chant n’était presque jamais accompagné de musique, sauf s’il s’agissait de l’entrée sur scène de quelques personnages : pour l’acteur qui jouait le rôle de l’Imam Hussein, l’orchestre jouait un court morceau dans la gamme de Navâ, pour ceux qui jouaient les rôle d’Alî Akbar ou de Qâssem, il jouait un air dans les gammes de Tchâhârgâh, Ségâh ou Esfahân. A l’intervalle des dialogues, dans les scènes de voyage ou de combat, l’orchestre jouait de nouveaux quelques petits morceaux. Les instruments à vent étaient utilisés au moment de l’entrée sur scène de certains personnages, et dans les scènes tristes de la mort d’autres, les instruments à vent, surtout la trompette et la clarinette, jouaient en solo. Dans tous les cas, les musiciens n’intervenaient dans le spectacle qu’avec l’autorisation de Moïn al-Bokâ (le metteur en scène) qui leur faisait signe de la main pour commencer ou pour arrêter de jouer de leurs instruments.

Comme nous l’avons déjà dit, les chercheurs et les historiens de la musique traditionnelle iranienne estiment que le Ta’zîeh aurait joué un rôle considérable dans la sauvegarde des mélodies vocales et instrumentales, notamment en ce qui concerne la musique locale des différentes régions iraniennes. Il apparaît ainsi que dans les régions riveraines de la mer Caspienne, de nombreuses mélodies auraient été préservées uniquement grâce aux acteurs du Ta’zîeh.

Accessoires et mise en scène

Les acteurs étaient choisis pour les différents rôles qu’ils devaient interpréter en fonction de leur physionomie et de la qualité de leur voix. En effet, les acteurs du Ta’zîeh n’étaient jamais maquillés et ils n’avaient que des vêtements ou des accessoires pour se déguiser.

Ces vêtements et accessoires variaient selon les différentes régions du pays, d’autant plus que les troupes d’acteurs du Ta’zîeh n’avaient pas toujours les moyens financiers nécessaires pour se procurer tous les accessoires nécessaires. Il était donc de coutume que dans certaines régions, les acteurs ne se déguisent pas mais qu’ils mettent seulement un masque pour cacher leur visage. Cependant, dans la majorité des grandes villes, les acteurs du Ta’zîeh avaient des vêtements et des accessoires complets. Concernant la mise en scène, le Ta’zîeh consistait essentiellement en la récitation chantée du texte en vers, accompagnée de divers gestes et actions. Mais parfois le spectacle était presque totalement dépourvu de geste et d’action, surtout dans le monde paysan : les acteurs s’asseyaient par terre et chantaient à tour de rôle.

Takyeh Dowlat à Téhéran, le plus grand Takyeh de l’époque qâdjâre.

Les metteurs en scène devaient respecter surtout la symbolique des couleurs dans le choix de vêtements pour chacun des personnages. Les gens du camp de l’Imam Hossein s’habillaient souvent en vert, en blanc ou en noir, tandis que les acteurs qui interprétaient les rôles des personnages du camp adverse s’habillaient souvent en rouge ou de couleurs vives. Abdollah Mostofî relate qu’à l’époque de Nâssereddîn Shâh, l’acteur qui interprétait le rôle de l’Imam Hossein dans les représentations du Ta’zîeh à Takyeh-Dowlat portait une robe blanche, un cache-col et un turban verts. Cet acteur portait des bottes dans les scènes de combat et des chaussures ordinaires lors des autres scènes du spectacle. Les autres personnages qui interprétaient les rôles des saints, des imams ou des prophètes s’habillaient plus ou moins de la même façon. Les rôles de femmes étaient interprétés par des hommes. Ils portaient de longues robes noires les couvrant de la tête aux pieds, et cachaient leur visage par une étoffe noire qui couvrait entièrement leur tête. Les enfants étaient souvent vêtus de robes traditionnelles arabes.

Les acteurs qui jouaient le rôle des "méchants" portaient des costumes délibérément extravagants et de couleur vive. Lors des scènes de combat, les gens des deux camps portaient des armures et des casques. Sous les armures, les gens du camp de l’Imam Hossein portaient des vêtements blancs, tandis que les "ennemis" portaient toujours leurs habits rouges. L’acteur qui jouait le rôle de Shemr, assassin violent et cruel de l’Imam Hossein, était vêtu de rouge de la tête aux pieds. Ses manches étaient retroussées, comme s’il était prêt à tout moment à commettre un acte violent. L’acteur qui interprétait le rôle du diable portait des vêtements rouges, et malgré ses gestes violents, il revêtait parfois des vêtements de femme pour être ridiculisé et faire rire les spectateurs. Par contre, les anges portaient des habits sobres et ils étaient couronnés. Les décors de la scène étaient très simples ou parfois inexistants. On mettait parfois une cuvette remplie d’eau symbolisant l’Euphrate, ou on se servait de quelques branches d’arbre pour montrer symboliquement une oasis. L’un des accessoires intéressant que l’on utilisait au Ta’zîeh était une épée que portait l’acteur qui jouait le rôle d’ ’Alî Akbar. Cette épée créait l’illusion de briser réellement le crâne des adversaires. Les personnages du camp de l’Imam Hossein portaient une pièce de toile blanche qui ressemblait à un linceul, ce qui indiquait que ce personnage mourrait bientôt en martyre. Lors de ces scènes, on utilisait parfois un liquide rouge pour créer l’effet du sang. Les animaux n’étaient pas absents du Ta’zîeh : on amenait parfois des chameaux, des chevaux ou même des lions sur la scène.

Avant que ne commence le spectacle, un chœur d’enfants chantait des vers du poète Mohtasham Kâshânî. Ensuite, les acteurs entraient en scène pour inviter les spectateurs à les accompagner pendant quelques minutes pour une cérémonie de chant de deuil (en persan : نوحه خوانی) et de frapper à la poitrine (سینه زنی). Le spectacle commençait ensuite, tandis que le metteur en scène ou ’Ta’zîeh-gardân’ (تعزیه گردان) tournait autour de la scène, n’hésitant pas parfois à y entrer carrément pour diriger les acteurs et leur passer les petits bouts de papier sur lesquels on avait déjà écrit les textes que les acteurs devaient réciter. Le Ta’zîeh-gardân disposait du texte principal (سرنسخه). La mise en scène était donc spontanée et à chaque moment, le Ta’zîeh-gardân pouvait intervenir afin de diriger les acteurs, sans pour autant gêner vraisemblablement ni les acteurs ni les spectateurs. Les Ta’zîeh-gardân bien expérimentés n’avaient même pas besoin du texte principal ni des indications du directeur du spectacle (Moïn al-Bokâ) pour diriger leurs acteurs. Ces derniers se divisaient en deux groupes en fonction de leur appartenance au camp de l’Imam Hossein ou au camp des Omeyyades : les premiers étaient appelés "opprimés" (مظلوم خوان) et les seconds "opposant" (مخالف خوان). Il arrivait souvent qu’un seul acteur incarne le rôle de deux ou de plusieurs personnages. Dans ce cas, le metteur en scène s’arrangeait de sorte que les rôles confiés à cet acteur appartiennent uniquement à l’un des deux camps. Pour distinguer les acteurs principaux de ceux qui jouaient des rôles secondaires généralement muets, on appelait les premiers "liseurs de texte" (نسخه خوان) et les seconds "figurants" (نعش qui veut dire littéralement "corps mort").

Dramaturgie du Ta’zîeh

Ta’zîeh au Palais du Golestân à la fin du XIXe siècle.

Du point de vue dramaturgique, le Ta’zîeh comprenait en général quatre scénographies différentes : le tragique, le pathétique, le comique et le burlesque.

1- Le tragique

Le tragique (واقعه qui veut dire littéralement "événement") était l’élément principal du Ta’zîeh. Les personnages religieux, surtout l’Imam Hossein et ses compagnons, étaient les protagonistes principaux des thèmes tragiques du Ta’zîeh dont le martyre de l’Imam Hossein, d’Abû-l-Fadhl al-’Abbâs, de Moslem et de ses deux jeunes fils, d’’Alî Akbar ou du triste mariage de Qâssem.

2- Le pathétique

Le pathétique (پیش واقعه) était fait d’événements secondaires plus ou moins indépendants du thème principal du Ta’zîeh dont les personnages n’étaient pas nécessairement des personnages religieux. La scène de "’Abbâs l’Hindou" (عباس هندو) en est un exemple : une dame veut organiser un Ta’zîeh du martyre d’Abû-l-Fadhl al-’Abbâs, frère de l’Imam Hossein, mais elle ne trouve personne pour incarner le rôle principal. Un jeune hindou, ému par les sentiments de la dame, s’en charge. Il se converti à l’Islam et incarne dans le Ta’zîeh le rôle du frère de l’Imam Hossein.

3- Le comique

La dominante du Ta’zîeh était le tragique. Il y avait cependant des scènes de rire et de joie (en persan : گوشه qui veut dire littéralement "allusion") dont le sujet était indépendant du thème principal et les personnages pouvaient être à la fois sacrés ou profanes. Il s’agit, selon les historiens du théâtre iranien, d’éléments qui ont favorisé l’évolution du théâtre sacré vers le théâtre profane. Le Ta’zîeh de "Leilî et Majnoun" en est un exemple révélateur : le seul élément religieux y apparaît lorsque Majnoun demande conseil à l’Imam Sâdeq. Le Ta’zîeh de "Joseph" racontait comment les fils du prophète Jacob, jaloux de leur frère Joseph, l’ont jeté dans un puits pour le faire disparaître. A la fin de cette scène "allusive", les acteurs reprenaient la scène du martyre de l’Imam Hossein à Karbala.

4- Le burlesque

Dans leurs évolutions, les thèmes comiques du Ta’zîeh aboutissent à l’apparition du burlesque (مضحکه). Il s’agit là d’un comique extravagant et déroutant où l’importance est accordée à des situations ridicules et absurdes ainsi qu’aux gestes visuels. Avec les scènes burlesques, les personnages bouffons, loufoques et farfelus apparaissent au Ta’zîeh. Le but initial du burlesque était cependant de ridiculiser les personnages méchants du Ta’zîeh par un style parodique, mais au fur et à mesure, le burlesque se développe en scènes indépendantes dont "Le mariage du fils de la tribu des Qoraychites", "Le mariage du roi Salomon avec la reine de Saba", etc.

Le Ta’zîeh : un art populaire.

Le théâtre religieux iranien s’est développé essentiellement dans les régions du nord du pays qui abritaient les chiites depuis les premiers siècles de l’islamisation de l’Iran. Les provinces du Mazandaran, de Semnan et de Téhéran furent le berceau de ce genre théâtral qui se développa ensuite dans les régions centrales du pays.

Les acteurs du Ta’zîeh étaient des amateurs, cependant, la passion de jouer au Ta’zîeh était souvent héréditaire, et il y avait même des troupes dont les membres étaient tous de la même famille. Bien que les troupes se formaient d’amateurs à l’occasion des cérémonies du mois de Moharram, il arrivait souvent que les spectateurs récoltent eux-mêmes de l’argent pour les acteurs. Il existait également un commerce lié aux accessoires utilisés dans ce genre du théâtre populaire.


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2 Messages

  • Le Ta’zieh, théâtre religieux iranien 10 mars 2011 12:16, par Rebeka

     !! super Descriptrion , auriez vous des illustrations de costumes utilisés lors des représentations ? merci

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  • Le Ta’zieh, théâtre religieux iranien 17 août 2015 07:12, par Jean-Pierre Villeléger

    Bonjour,

    Merci de cet excellent article. Pourriez-vous me dire si le Tazieh est encore très pratiqué aujourd’hui, notamment dans les grandes villes comme Téhéran, Ispahan, Mashad, Chiraz...ou s’il concerne surtout les petites villes et villages traditionnels ? Merci d’avance des précisions que vous voudrez bien m’apporter.

    Cordiales salutations,

    Jean-Pierre Villeléger

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