N° 10, septembre 2006

Treize siècles d’art islamique au Louvre


Maryam Jalâli Farâhâni


Du 30 mars au 26 juin 2006, le Musée du Louvre a présenté les chef-d’oeuvres de l’art islamique des collections nationales du Qatar, qui embrassent le monde musulman de Cordoue à Samarkand. Les pièces sélectionnées sont parmi les plus représentatives de cette collection. Elles témoignent d’une civilisation variée et très riche, couvrant trois continents et treize siècles, du VIIe au XIXe. Ces objets, qui appellent à juste titre à la contemplation, manifestent le langage plastique par excellence de l’art islamique.

En 715, le monde musulman s’étendait de l’Espagne à l’Asie Centrale, englobant une myriade d’ethnies, de langues et d’Histoires. L’art islamique se déclinait en riches variantes. Mais cette nouvelle vision du monde transcendait les limites géographiques ; la culture de l’Islam rythmait la vie des musulmans, mais aussi des non-musulmans tels que les coptes d’Egypte, les juifs d’Espagne, et les chrétiens de Syrie. La force d’esprit ayant donné naissance à cette expression esthétique a été le ciment qui unit ces différences. Le Louvre, en présentant une exposition des arts de l’Islam au cœur de sa collection, témoigne de la volonté de mieux faire connaître aux millions de visiteurs l’héritage artistique de la civilisation de l’Islam et ses liens anciens avec les autres cultures représentées dans ce musée. En effet, on pourrait prétendre que cette présentation suit une programmation culturelle ambitieuse.

L’itinéraire de l’exposition

Les œuvres présentées au Louvre, forgées à partir d’une multitude de matériaux de construction (céramiques, métaux, verres, ivoires, textiles, pierres précieuses) dévoilent l’imagination unique des artistes du monde islamique. Il est regrettable de dire que la plupart de ces œuvres n’avaient encore jamais été montrées au public.

Cette manifestation, hors des limites chronologiques ou géographiques, met bien en scène la réflexion sur l’esthétique de ces objets, et l’élaboration de leurs décors sur la matière et la forme. Un choix de métaux remarquable montre l’importance du métal dans les arts de l’Islam. Un des plus étonnants astrolabes (datant du Xe siècle) du monde islamique, un coffret incrusté ou un kashkul iranien datant du milieu du 15ème siecle qui porte une invocation shiite, en sont de bons exemples. Dans l’art du métal, l’association d’un matériau à un autre le rend plus précieux. C’est le cas, par exemple, du laiton lorsqu’il est orné d’argent ou d’or. D’autres techniques, telles que la gravure ou la perforation, donnent de la transparence, enrichissent la matière. La plupart de ces objets ont un vaste registre narratif qui ne se révèle qu’après une observation minutieuse. L’espace se présente à nous en de multiples mondes qui s’inscrivent eux-mêmes dans d’autres mondes, et c’est ainsi qu’explorer les arts de l’Islam devient un voyage qui nous mène de découvertes en découvertes.

De même, des objets de verre d’une très grande qualité, comme une lampe de mosquée mamelouk [1], ou le vase Cavour, montrent l’intérêt de l’art islamique dans ce domaine. Le verre s’idéalise grâce à l’utilisation de techniques telles que la gravure et l’émail. En effet, la poterie et le verre sont des matériaux aux composants simples, mais la créativité de leurs décorations les transforme en témoins d’un art de vivre raffiné. Les potiers de Bassora introduisent, au IXe siècle, l’élégance du décor épigraphique bleu cobalt, qui allait inspirer des siècles plus tard les potiers chinois. Une coupe irakienne datant du IXième siecle illustre bien cette élégance. Cette coupe peut être considérée comme d’un minimalisme extraordinaire. Une unique ligne de calligraphie qui s’étire sur la moitié de sa surface, donne forme à toute la décoration. Cette sorte d’écriture donne à la coupe une unicité profonde et particulière, qui mène le visiteur dans un espace voué au vide. Il faut signaler que de par sa forme, cette coupe rappelle fortement la porcelaine chinoise. Au début du IXe siècle, les potiers musulmans étaient fascinés par la porcelaine chinoise et cherchaient à l’imiter. Cependant, les ingrédients nécessaires à la fabrication de celle-ci n’existaient pas au Proche-Orient. Les potiers de Bassora ont eu alors l’ingénieuse idée de recouvrir leurs modestes céramiques d’une glaçure opaque afin de lui donner un aspect plus raffiné. Mais la véritable innovation a été, en fait, l’introduction de décors bleu cobalt sur fond blanc. Les potiers musulmans du IXe siècle ont ainsi été à l’origine de la céramique " bleue et blanche" qui a inspiré les potiers chinois quelques siècles plus tard.

Les bijoux et les matières précieuses se déclinent dans le même langage composé d’arabesques, de calligraphies, et de motifs figuratifs et géométriques. Parmi les bijoux une amulette, qui est une synthèse de l’amour, de la vie et de la mort, attire l’attention des visiteurs. C’est un jade blanc, poli, qui porte une inscription calligraphiée en nasta’liq. Gravée dans le jade blanc, cette inscription crée un subtil effet de blanc sur blanc à peine perceptible présent sur les trois faces de l’amulette, sur le devant, au dos et dessous. Elle se compose de versets coraniques ; elle porte le nom et les titres de Shah Jahan ainsi que l’année 1041 (1631-1632 après J-C). Cette amulette, qui est un pendentif, aide à calmer les " battements du coeur " de celui qui le porte. Elle a été fabriquée quelques mois après la mort de Momtaz Mahal, l’épouse de l’empereur ; ce dernier immortalisa son amour pour elle en lui faisant construire un magnifique mausolée, le Taj Mahal.

La calligraphie occupe également une place importante dans cette exposition. Selon une philosophe musulmane, l’écriture est un bijou auquel la main donne forme en puisant dans l’or pur de l’intellect. Les calligraphes consacraient leur vie à copier le Coran, mais aussi à écrire des manuscrits traitant de sujets aussi divers que la science ou la poésie. Par l’édit ci-contre rédigé en turc ottoman, Soliman le Magnifique cédait à sa petite-fille un palais à Istanbul. Le texte commence par une formule invocatoire et s’achève avec la signature des témoins. La tughra, la signature du souverain, occupe une place centrale, elle est d’une dimension impressionnante et abondamment ornementée. Censée à l’origine représenter la main du sultan au travers d’un pouce et de trois doigts, cette calligraphie passe d’une forme rudimentaire à une configuration abstraite et sophistiquée. Ici, les lettres bleu outremer sont soulignées d’or ; les verticales, les courbes, les boucles et les entrelacs, exécutés d’une main assurée, donnent à la tughra un rythme musical, tandis que les différents compartiments de cette composition calligraphique sont tapissés de pousses délicates, de branches feuillues spiralées, et de petites fleurs qui, bien que revêtant diverses formes, sont en harmonie.

Les tapisseries, articles de luxe, créaient un jardin intérieur magnifique de jour comme de nuit, en toutes saisons. Parmi elles, celle aux oiseaux, probablement indienne (XIIIe ou XVe siècle), mettant en scène une vieille tradition de l’Iran sassanide, attire l’attention. Il faut signaler le velours de soie de Kashan, du XVIIe siècle, où sont représentés des silhouettes féminines très aimables.

Le décor poétique de ce velours de soie semble évoquer, sous forme de métaphore, un dialogue amoureux. Dans un cadre joyeux planté d’arbres et peuplé d’oiseaux, deux figures sont engagées dans un plaisant face-à-face. L’homme, agenouillé devant la femme, tient une carafe dans une main et, dans l’autre, une coupe, qu’il lui tend. Celle-ci a un bouquet de fleurs à la main. Un arbre coloré a été placé entre les deux figures. Le dessin des figures rappelle les miniatures de l’époque, dont s’inspire aussi la touche fantastique donnée à la scène au travers des rochers en forme de tête d’animal représentés au pied des arbres. Les costumes et les chaussures ainsi que les parures de tête et les bijoux dénotent un grand raffinement. Ils ont été représentés avec un tel souci du détail qu’ils ont très vraisemblablement une valeur documentaire. Cette pièce a probablement été tissée à Kashan.

Dans cette exposition, l’ornementation dans son extrême complexité recherche l’équilibre et l’harmonie, plus qu’une simple décoration superficielle. L’abondance de l’ornementation reflète un engagement intense et révèle la capacité de l’artiste à triompher des obstacles matériels. La répétition et la symétrie donnent à l’objet une dimension infinie dans l’abstrait comme dans le figuratif. On pourrait prétendre que tous les objets présentés, qui sont fait à la main, sont uniques ; ils sont porteurs d’un souffle de vie. Il est évident que c’est l’idée d’éternité qui régit le travail de l’artiste, qui s’efface, en évitant souvent de signer son œuvre.

Finalement, il faut absolument signaler qu’afin de présenter le champ culturel du monde islamique dans toute son amplitude géographique, de l’Espagne à l’Inde, et chronologique, du VIIe au XIXe siècle, le Louvre, qui, avec 10,000 œuvres, possède l’une des collections les plus riches et les plus belles du monde dans le domaine des arts de l’Islam, a l’intention de réaménager ce département. Cela permettra de donner à l’exceptionnelle collection du musée du Louvre les espaces d’exposition qu’elle mérite. Selon le président-directeur du musée du Louvre, ce département s’installera en 2009 dans de nouveaux espaces de la cour Visconti située au cœur de l’aile sud du Palais ,prévue pour accueillir les futurs espaces.

Notes

[1Le terme d’art mamelouk désigne la production artistique qui a lieu en Égypte et en Syrie entre 1250 et 1517, date de l’arrivée au Caire des Ottomans. Il se caractérise par une architecture monumentale et extrêmement foisonnante, et un travail particulier du métal et du verre.


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