N° 10, septembre 2006

Bahâr
poète de la liberté


Homa Farivar


Mohammad Taghi Bahâr est né dans la province du Khorassan, au nord-est de l’Iran, balayée par un vent de liberté après l’établissement du mouvement constitutionnel. Ce contexte politique le conduit à Téhéran où il devient l’un des défenseurs de ce mouvement.

Né en 1265 (1886) à Mashad, il passe son enfance et sa jeunesse à l’ombre de son père, Mohammad Kazem Sabouri, "Prince des Poètes " (titre honorifique octroyé à la personne responsable des affaires culturelles) auprès de la Fondation du Mausolée de l’Imam Reza. Après sa mort, sur ordre du roi Mozaffar-ed-Din Chah, Mohammad Taghi, son fils, lui succède à ce poste.

Elevé dès l’enfance dans la poésie et la littérature, il poursuit ses études en persan et arabe et profite de l’érudition de maîtres tels qu’Adib Neichapouri. Grâce à son père, il se familiarise très tôt avec le milieu politique, où il milite activement.Il devient responsable de la publication de poèmes révolutionnaires dans les journaux de la région.

Dès le début de la répression du mouvement constitutionnel, il publie des journaux dans le Khorassan, dont " Le Printemps " à Mashad. Ce journal est interdit après un an à cause de ses prises de positions contre la Russie. Bahâr publie alors " Le Nouveau Printemps " qui est également interdit. Il est alors envoyé à Téhéran et mis sous surveillance alors qu’il n’a pas encore trente ans.

Toutefois, l’année suivante, il est élu député au Parlement et reprend la lutte pour la défense de la liberté et de la justice. Ce nouveau contexte politique est pour lui l’occasion de développer ses talents littéraires.

A Téhéran, il crée un centre d’études et de recherches littéraires et publie ses articles dans une revue intitulée "Le Journal de l’Université ", mais la prison et l’exil le condamnent au silence ,ce qui est le cas pour beaucoup d’intellectuels de l’époque, sans l’empêcher pour autant de continuer ses activités . Après le coup d’Etat de 1299 (1919), on lui propose des postes d’enseignement. Il commence l’apprentissage de l’ancienne langue pahlavi.

Après la création de l’université de Téhéran, il obtient la chaire de littérature et reprend ses activités politiques et journalistiques . La maladie l’empêchera malheureusement de continuer son combat et il meurt en 1330 (1951).

A part ses activités journalistiques, Bahâr a de nombreuses œuvres à son actif, dont "L’Histoire des Partis Politiques" en 2 volumes, "L’Histoire des Genres Litteraires" en 3 volumes. Après sa mort, ses écrits en prose ont été rassemblés et publiés par Mohammad Golbon. Son œuvre poétique, en 2 volumes a été publiée en 1335 (1956) pour la première fois et a été rééditée depuis.

Il compose des poèmes alors qu’il est "Prince des Poètes" de la Fondation Imam Reza. C’était des poèmes religieux qu’il récitait à l’occasion de cérémonies et qui, tout en restant dans la tradition des grands poètes du genre, possèdent un contenu moral et social très personnel.Certains récits à finalité morale, repris sous forme de poèmes, rappellent les écrits du "Masnavi" de Molana, de Nezami et de Sanâ’i. L’humour et la nouveauté du fond dissimulent parfois le caractère dépassé de la forme,qui fait écho aux oeuvres de Manoutchehri et de Nasser Khosrow.

Bahâr n’est pas le poète de l’amour et du sonnet, il réussit mieux dans l’épopée, dans le style vigoureux des poètes du Khorassan, genre qui correspondait mieux au contexte politique de l’époque. La musique des vers, la simplicité du texte et la vigueur de la pensée font des poèmes de Bahâr des chefs-d’œuvre qui rappellent parfois ceux de Manoutchehri et de Khayam. L’épopée se développe dans le style nationaliste de Ferdowsi. Certains de ses poèmes, surtout ceux écrits à Mashad, expriment une foi vibrante qui, toujours, s’opposait à la superstition et à l’obscurantisme.

Mais, les deux joyaux de l’art de Bahâr, sont aussi ses deux grands amours : la liberté et la patrie, profondément enracinées dans la civilisation et l’histoire de l’Iran, remontant à l’époque de son exil politique lorsqu’il avait commencé l’étude du pahlavi.

L’œuvre de Bahâr qui est une des dernières œuvres classiques de la littérature contemporaine iranienne reste, malgré quelques lourdeurs de style, un vrai plaisir pour les amateurs de littérature persane.

Le 1er ordibehesht dernier (21 avril), le 55ème anniversaire de la mort de Malek-ol-Cho’araye Bahar (1275-1330 –calendrier solaire iranien) (1885-1951), a été célébré comme chaque année, au cours d’une cérémonie simple et émouvante au cimetière de Zahir-od-Dowleh, sur les hauteurs de Téhéran, où sont inhumées de nombreuses personnalités de la littérature et de la poésie persanes (Iraj Mirza, Rahi Mo’ayeri, Forough Farrokhzad pour n’en citer que quelques unes),à laquelle assistaient trois de ses filles, Malekdokht, Parvaneh et Tchehrzad.

C’est à la saison des bourgeons et des fleurs que Malek-ol-Cho’araye Bahar est parti rejoindre le paradis de ses aïeux, ce paradis dont il désirait tant établir une parcelle dans son pays, ce pays pour la souveraineté et la liberté duquel il lutta toute sa vie. Avec sa plume enchantée, il nous a laissé une œuvre littéraire, poétique, journalistique et politique considérable en payant son génie et son courage par la prison et l’exil.

Une de ses filles, Parvaneh Bahar, a publié en 1382 (2003) aux éditions Chahab un recueil de mémoires intitulé « L’Oiseau de l’Aube (titre d’un des poèmes du père mis en musique), Mémoires de Parvaneh Bahar », dont nous publions ici quelques extraits.

La maison du père

“Il existe de nombreux écrits sur mon père, sa poésie, ses articles de journaux, ses œuvres historiques et littéraires, ses années d’enseignement à l’université de Téhéran, ses combats politiques etc ; mais peu sur sa vie privée. C’est pourquoi je veux parler de notre famille, de ma mère, de mes frères et sœurs, bref de l’intimité de Malek-ol-Cho’ara.

La maison se trouvait aux portes de Téhéran, Darvazeh Dowlat, dans un quartier à l’écart, loin du centre ville, où, à part quelques résidences privées, on n’y trouvait que des terrains vagues secs et sans végétation. Elle comprenait un jardin intérieur (andarouni)entouré par la maison, et un grand jardin extérieur (birouni) plein d’arbres et de fleurs. Père l’avait achetée en 1932 aux Hedayat et l’avait agrandie pour en faire une maison familiale confortable et spacieuse. Elle donnait sur la rue des tisserands qui fut baptisée plus tard rue Malek-ol-Cho’araye Bahar. La porte d’entrée était en bois vert avec une plaque en cuivre doré portant le nom de mon père.

Il l’avait acquise durant une période de troubles, et comme il était lui-même engagé politiquement, ses amis craignaient pour sa sécurité d’autant que des menaces de mort avaient été proférées à son encontre et mises à éxécution, par erreur, sur une autre personne.Il fut donc contraint de quitter sa demeure et se cacher pendant un certain temps en lieu sûr..

La fenêtre de sa chambre donnait sur le jardin rempli de parterres de roses qu’il avait plantées lui-même. Trois bassins communiquant par des rigoles étaient couverts de nénuphars multicolores. Des murs d’enceinte en torchis pendaient des flots de chèvrefeuille, de glycine et de jasmin qui, au printemps, exhalaient un parfum enivrant. A la tombée de la nuit, c’était le tour des giroflées de répandre leurs odeurs. Le long des murs, des bordures de buis et des pins s’élevaient en rangs serrés. Un jour, mon père me dit : « Machadi Asghar (le jardinier) a planté les arbres trop près les uns des autres…je me demande s’ils vont bien pousser », puis, il a ajouté pensivement : « il a fait la même chose que moi avec mes enfants ! »

Nous étions six, nés les uns après les autres, sauf la dernière, Tchehrzad, qui vint une dizaine d’années plus tard : Houchang, Mah-Malek, Malekdokht, Mehrdad, Tchehrzad et moi.

Notre vie était organisée et réglée par ma mère et tout y était en fonction du bien-être et de la tranquillité de mon père.

Les après-midis, à partir de 17 heures, des visiteurs venaient voir mon père : poètes, écrivains, historiens, journalistes. Parfois des étrangers se joignaient à ces personnes. Les poètes y lisaient leurs poèmes, les écrivains, leur prose, et toutes sortes de sujets y étaient traités. S’il restait des sièges libres dans le salon ou le jardin selon la saison, Mehrdad et moi, nous nous y glissions furtivement et écoutions religieusement sans comprendre grand-chose. Ma mère, cachée derrière les rideaux de la pièce voisine, suivait les débats avec passion.

Je me rappelle une question posée à mon père sur le rapport de quelques mots de même racine : tassallot, saltanat, solteh, saliteh. Sa réponse déclencha une cascade de rires !

Le soir, ma mère lui fit des reproches amers et il dut faire amende honorable et rectifier ses dires…

C’est dans cet environnement enchanteur que les enfants grandirent, protégés, heureux. Néanmoins des événements douloureux comme les arrestations, les séjours en prison, l’exil du père, ne manquèrent pas de les traumatiser. La vie continuait avec ses joies, ses tristesses, le départ de certains d’entre eux, les mariages. C’est alors que tomba le diagnostic fatal : Malek-ol-Choara avait contracté une tuberculose pulmonaire. A l’époque, les antibiotiques étaient inconnus et on décida de l’envoyer en Suisse, au sanatorium de Leysin, spécialisé dans le traitement de cette maladie. Une partie de la maison et de la propriété fut vendue pour financer le voyage et Malek-ol-Choara partit. Là, le diagnostic de tuberculose des deux poumons fut confirmé, plus une tuberculose osseuse. Le pronostic des médecins suisses était mauvais.

Malek-ol-Cho’ara, après un court séjour durant lequel son état s’améliora légèrement, déclara qu’il voulait mourir dans son pays et rentra. Il décéda le 21 avril 1951, à l’âge de 65 ans.

“Je veux mourir dans mon pays”. C’est sorti, parmi des phrases banales. Comme un soupir du plus profond de ton être. Pour moi, ce fut un catalyseur, une fulguration car, moi, je voulais y vivre, dans ce pays. Et, on s’y est retrouvés, là, tous les deux. Toi, qui fus toujours, en filigrane, dans ma vie, on se retrouvait là, physiquement, quotidiennement, réunis. Ce pays, qui t’avait nourri, pour lequel tu t’es battu, et qui t’a laissé meurtri, sans espoir, et que tu avais fini par fuir, dégoûté parce que tu ne voyais pas d’issue. Ce choix, chez toi, avait été délibéré. Chez moi, il avait été forcé. Et puis, on ne pouvait pas rester longtemps séparés l’un de l’autre. Mais, comme pour tout émigrant, la déchirure est là. Ta phrase, échappée comme par hasard et probablement oubliée, n’était pas tombée dans l’oreille d’un sourd. Et, lorsque les événements aidant, nous sommes revenus, apparemment de par ma volonté, tu t’es senti violenté, trahi. Tu ne voulais pas changer de vie, après tout. Tu m’en as voulu. Je me suis alors posé des questions. Etait-ce une bonne décision ?

Et puis, petit à petit, tout s’est mis en place : la famille, les amis, les compagnons de fortune et d’infortune, les étudiants pour qui tu avais été un professeur et guide idéologique, les discussions passionnées [politiques et littéraires]…les promenades pour revenir aux lieux de l’enfance, les rencontres au parc avec des connaissances et aussi des inconnus qui, spontanément, engageaient la conversation. Tout cela avec beaucoup de respect, de gentillesse. Choses dont tu n’avais plus fait l’expérience depuis longtemps. Un vent de fraîcheur et de bonheur. Il y avait encore, dans ce pays, une communication entre les êtres qui vous restituait votre identité, vous donnait une vie nouvelle, le sentiment d’exister véritablement. Et puis, le ciel presque toujours bleu, cette lumière qui vous donne chaque matin énergie et chaleur, les montagnes tout autour, tantôt blanches et étincelantes en hiver, d’un vert mousseux au printemps et brunes et arides en été.

Et, tu es parti. Ta vitalité et ton appétit de vie étaient immenses et d’un coup, le courant a été coupé. Un mannequin de cire qui ne ressemblait pas au père que j’avais connu, gisait devant moi. Qui est-ce, me suis-je demandé.”


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