Ad memoriam

Camarade, ami, frère, continuation de ma main fraternellement tendue, objet de tant d’autres vocables et de phrases ficelées qu’il ne sert à rien de dénouer, de dérouler, tellement tu es parti, tellement tu n’es plus là. Perdu dans le vague de l’éternel quotidien qui n’en finit pas de s’éterniser, j’ai guetté le moment propice où, libéré des contingences du calcul et des évitements, j’allais être libre de t’écrire à découvert. Qu’elle te convienne ou non, cette entorse à la logique naturelle de l’épanchement tombe au moment voulu par le destin, et par moi : je t’écris car tu ne me liras point. Ces mots que j’aligne fébrilement n’iront pas vers toi. Ils se déploieront machinalement sur la page pour me revenir, allégés. Les souvenirs affluent, loin derrière et pourtant si proches, dès lors qu’il s’agit de reprendre le fil interrompu d’une douloureuse histoire.

Jean Richepin ouvrit un jour pour nous la sublime parenthèse de notre jubilatoire camaraderie. "Oiseaux de passage", nous prîmes quelques années plus tard la tangente des chemins qui se séparent sur une seule et même tangente. Entre-temps, nous bourlinguâmes (sic) ; parrainés par les Lettres, usés par notre séjour universitaire, un temps revigorés par la lecture des péripéties initiatiques d’Aleph-Thau, attentifs aux tendres diatribes du père Brassens, à l’écoute des mélopées de notre bon Roi Cramoisi. Tant de choses édifiantes, pitance de notre pathétique vagabondage. J’avais cependant le vent en poupe, et j’ai misé sur mon errance pour mieux jouer ma route. J’ai choisi le costume, le repas chaud, l’assurance du toit, et le drap chamarré qu’on passe à la machine. Toi, tu as pris les chemins de traverse, l’itinéraire de toutes les mésalliances, de la solitude qu’on rythme en tapant à coups secs du plat de la main sur le cuir tanné du djumbé, assis quelque part à califourchon, entre Saint-Michel et Jussieu. Entre-temps, nous avions lu et relu Daumal, rêvé d’un improbable Mont Analogue, rêvé de boire, debout sur son sommet, à l’intarissable source des nuages supérieurs. A ce rêve, j’ai pour ma part tourné le dos. Dans les plateaux de ma balance, le prosaïque l’emporta. Sur ma route, je t’ai laissé (abandonné ?!) avec pour seule nourriture, la part magique des anges déchus. Au constat juvénile et tragique que jadis tu formulas ("poétisons notre néant, vieux") alternative parmi tant d’autres, j’avais rétorqué en faisant la moue, l’air faussement dédaigneux. Peu convaincu j’étais pourtant, de la mienne d’alternative, de ma posture "raisonnable" face aux innombrables déraisons de l’existence. C’est alors que ta sombre et nerveuse clarté nous a un temps quitté, moi et mes frères, qui furent aussi les tiens. Quatre nous étions, souviens-toi de nous, de notre sublime ami d’Egypte, de notre fier compagnon de France. A relire les lignes brisées de notre destin commun, je réalise à quel point nous fûmes ensembles et séparés, quatre feuilles d’un seul et même trèfle dont on aurait dispersé les éléments aux quatre vents d’un seul et même esprit.

Un jour d’hiver, comme dans les romans tristes, j’ai cru revoir ta silhouette, reconnaissable entre toutes. Et j’avais raison. Assis, les genoux à terre, plaqués sur la page en noir et blanc mal imprimée d’un journal anodin. En treillis militaire, tu étais affublé des puérils attributs du soldat qui donne la mort et qui ne veut pas mourir ; un casque sur le crâne, un ceinturon chargé d’ustensiles de survie, gourde, poignard, munitions (peut-être une boussole). Les genoux à terre disais-je, la tête en bas, en pleine génuflexion (me suis-je dis) tu tenais délicatement une tige métallique dont l’extrémité plongeait dans le sol. Un temps poète, un temps compagnon de bohème, je te découvrais un autre destin. J’ai demandé à qui tu sais le comment et le pourquoi de cette déroutante image. J’appris par "qui tu sais", le récit de ton départ pour le front de guerre, terre-plein de toutes les violences. De ce départ, j’ai immédiatement mesuré, la rage au cœur, les tenants et aboutissants. Volontaire, tu avais depuis peu défroqué ton rêve, revêtu l’habit des hommes de combat. Ce fut du moins ma première pensée. "Qui tu sais" m’assura cependant de ton refus de presser la gâchette, de brandir le long couteau, le Parabellum, le U.Z, la Kalachnikov et autres M.16 ; tu avais choisi d’extirper le mal introduit par la belliciste raison d’état sous l’écorce des routes, à la périphérie et au centre des terres cultivables, dans le voisinage des maisons, sur la trajectoire du va-et-vient de l’humain ("providentiellement" condamnés à aller et venir). Tu venais de rejoindre les rangs des sacro-saints démineurs, des angéliques "trompe-la-mort" qui, soucieux de prévenir la mort violente d’autrui, se posent au ras du sol comme des colombes, penchent leur tête avec l’air de prier, piquent le terrain, dénichent les engins de mort potentiels qui toujours menacent de néantiser les pas posés de l’homme. Assurément, tu fis la fierté des hommes de paix qui te côtoyèrent, des guerriers qui te réservèrent les plus sincères de leurs accolades, avant et après les mouvements de troupes dans le périmètre pervers des zones minées. J’aime à t’imaginer tendu, le front dégoulinant, ramassé, déterminé, les narines frémissantes. Combien de fois a-t-il vacillé, ton souffle, menacé par l’imminence d’une déflagration. "Ce que l’homme a fait, l’homme peut le défaire" a un jour proféré un abruti volontaire et sublime. Aura-t-elle ne serait-ce qu’une fois traversé ton esprit, cette salutaire maxime de l’homme d’action ? Assurément non. Ni même l’espoir de survivre à chacune de tes interventions. Ce que l’homme faisait, tu le défaisais sans vaciller, le front sec et froid, le souffle éteint. Ton orgueil de poète fut le seul garde-fou de ton éphémère survie.

On m’apporta la nouvelle de ta mort par une froide journée d’hiver, comme dans les romans tristes. J’ai su sans surprise que tu avais posé le plat de ta main sur le revêtement glacé et poussiéreux d’une mine antipersonnel forcément très laide. Je devine qu’un sourire fulgurant a du déchirer ta face quand le sol s’est subitement rapproché de ton visage. Sais-tu qu’un terrible frisson nous a parcouru, moi et mes frères quand qui tu sais nous annonça la nouvelle de ton trépas ? Sais-tu que nous avons serré les rangs ? Que nous avons continué à nous aimer de plus belle ? A rire ensemble ? A nous émerveiller pour un rien ? De la seule inflexion de nos voix respectives ? Du seul souvenir de ta présence passagère parmi nous ? Ton tors fut de trop souvent mourir, presque quotidiennement, avec en tête, l’espoir de perpétuellement renaître. Tous les jours, la nuit venue, tu t’endormais comme d’autres s’évanouissent ou meurent, pour au matin ressusciter, nous revenir en bringuebalant ton corps torturé, mains dans les poches et cheveux au vent. Mon camarade, mon ami, mon cher frère, toujours, mes pensées te conçoivent en train de lestement gambader, quelque part dans les nuées. Toujours, mes pensées continueront à monter vers toi.

Que ton esprit virevoltant, assassiné, se repaisse à jamais du bonheur surnaturel imparti à la race de ceux qui souffrent avec panache.


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