N° 8, juillet 2006

Le rêve de la vieille Kolthoum


Seyed Djafar Hakim


Il n’y a pas longtemps de cela, pendant les longues soirées d’hiver, les grands-mères réunissaient leurs petits-enfants autour du korsi [1] et leur racontaient des histoires. Les petits-enfants, toujours ravis de leur écoute, retenaient leur souffle quand le héros, après de nombreuses épreuves, abattait le dragon à sept têtes. Ces contes contribuaient à initier les enfants à la vie et à les familiariser avec les exploits de leurs ancêtres. Ils contenaient également de bonnes moralités et parfois même, offraient de mettre à jour les problèmes sociaux. Les grands-mères y ajoutaient leurs propres envies, leurs aspirations et leurs joies. Ainsi contribuaient-elles à enrichir ce qui pourrait s’appeler, à juste titre, la littérature orale. J’ai choisi de vous raconter un de ces contes, qui m’a semblé digne d’intérêt, de ceux qui représentent une source inépuisable pour la connaissance du passé.

Ce matin-là, la vieille Kolsoum s’éveilla de bonne heure. Elle regarda les premiers rayons du soleil qui inondaient la chambre et se dit : ’’Allah est grand, tout se fait selon sa volonté. Le songe que j’ai eu cette nuit se réalisera avec l’aide d’Allah. Aujourd’hui même, j’irai demander à Ali Khan la main de sa fille pour mon fils’’. Kolsoum rêvait depuis quelque temps, de marier son fils, mais ne parvenait pas à trouver une fille idéale. Elle ne voulait pas d’une belle-fille de basse extraction. Elle n’avait pas, non plus, le courage de se présenter chez le Khan car, pensait-elle, le Khan n’accepterait pour gendre qu’un homme de haute lignée. Akbar, son fils et Hadji, son mari, n’étaient que de simples marchands. Dès l’aube, ils se rendaient au bazar et rentraient tard dans la soirée. Cependant Kolsoum était fermement décidée à se présenter, à tout prix, chez le Khan, pour lui demander sa fille en mariage. Elle ne se serait pas risquée dans une telle affaire, s’il n’y avait eu ce rêve. Elle s’en souvenait très bien. Pouvait-on laisser échapper son bonheur ? Elle avait rêvé qu’à l’écurie, après avoir flairé un sac d’orge, un cheval s’était mis à piaffer et avait renversé, d’un coup de sabot, une cruche pleine d’eau. Juste après le rêve, elle s’était réveillée, et, un peu troublée, elle avait avancé l’interprétation qui suit : ’’Le cheval, c’est la réalisation prochaine des désirs. La cruche, signifie la pureté et l’eau, la sérénité de l’âme’’. Mais quant au piaffement du cheval, elle n’était pas arrivée à se l’expliquer. Alors elle s’était mise à réfléchir et soudain : ’’ Voilà, j’y suis. Piaffer, frapper la terre des pieds, cela signifie danser, et danser à une noce’’.

Ali Khan, appuyé contre un coussin, fumait son narguilé. Sa femme était assise à ses cotés. Une servante leur annonça que la vieille Kolsoum demandait à les voir. L’épouse du Khan dit d’une voix basse :

- Qu’elle entre !

Kolsoum entra et s’assit timidement dans un coin.

- Qu’est-il arrivé, Kolsoum Badji [2] ? demanda le Khan.

- Rien de particulier. Je suis venue vous faire une petite visite.

Quelques minutes s’écoulèrent en silence. Enfin, Kolsoum dit :

- Mon Akbar a fait venir des ouvriers, ils ont décoré nos chambres exactement comme les vôtres et ont repeint les murs. Hadji pensait qu’on aurait pu s’en passer, mais Akbar ne voulait pas y renoncer. Il a dépensé un argent fou.

Les paroles de la vieille femme ne produisirent aucune impression sur le Khan et son épouse. Kolsoum se décida enfin à expliquer le but de sa visite :

- Khan, lumière de mes yeux, nous possédons une grande fortune, une belle maison et mon Akbar est intelligent. Consentiriez-vous à ce qu’il devienne votre gendre, à ce que votre fille entre dans notre famille ?

Le visage du Khan se crispa. Sa femme fronça les sourcils et regarda son mari. Celui-ci toisa furieusement la vieille Kolsoum.

Il aurait voulu assommer la vieille avec son narguilé. ’’Un vulgaire boutiquier cherche à épouser la fille d’un Khan, a-t-on jamais vu pareille chose’’ ? pensa-t-il.

Cependant le Khan réprima sa colère et ne dit mot. Sa femme non plus, mais elle aurait voulu se saisir des cheveux de la vieille Kolsoum et lui dire : ’’Va-t’en comme tu es venue, vous n’êtes pas nos égaux ...’’.

S’étant calmé, Ali Khan dit d’un air moqueur :

-Hadji, je n’ai rien contre ta proposition, mais nous avons notre Aksakkal [3]. La coutume exige que nous lui demandions son avis ’’.

La candide vieille femme ne comprit pas ce que le Khan voulait dire par ces paroles sarcastiques et le prit au sérieux ; l’espoir pénétra dans son coeur et elle sourit.

En sortant de la chambre, la vieille pensait : ’’ Mon rêve est en train de se réaliser. On peut penser qu’ils ont donné leur consentement, et qu’avec l’aide d’Allah, Aksakkal consentira, lui aussi...’’.

Absorbée par ses pensées, elle descendit dans la cour. Mais soudain, un gros chien s’élança sur elle, la culbuta et se mit à déchirer ses vêtements. La pauvre femme eut beau crier, appeler au secours, personne ne vint l’aider et le chien lui mordit cruellement les mains et le visage.

Ali Khan sortit enfin de la chambre et ordonna qu’on attachât le chien.

Un serviteur accourut et l’attacha. Le Khan regarda la vieille Kolsoum, toute ensanglantée, et dit avec un sourire moqueur :

-Badji, apparemment notre Aksakkal n’est pas d’accord.

Kolsoum fut amenée chez elle et alitée. Elle mourut trois jours plus tard.

Voilà donc ce qui arrive lorsqu’on voit en rêve un cheval qui piaffe.

Notes

[1Korsi : terme turc désignant les anciens poêles où l’on brûlait du bois.

[2Badji : terme turc ; appellation familière pour désigner les femmes. Khahar, en persan.

[3Aksakkal : terme turc qui désigne la personne la plus âgée et la plus expérimentée. En persan, se dit Rich Sefid.


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