Curieux destin que celui de ce grand poète, né en 394 de l’Hégire, à Ghobâdian, dans la province de Balkh. Pendant les quatre-vingt sept ans de son existence, il fut le témoin d’une époque historique tumultueuse et eut une étonnante trajectoire de vie.

Son enfance coïncida avec l’âge d’or du gouvernement Ghaznavide, renommé pour la prodigalité légendaire du Sultan Mahmoud dont jouirent les poètes de sa cour. A sa naissance, le Sultan Mahmoud régnait déjà depuis cinq ans et Nasser avait sept ans lorsqu’une terrible sécheresse s’abattit sur la province de Khorassan, suivit d’une épidémie de choléra qui ravagea la contrée et fit de nombreuses victimes.

Il entama très tôt ses études et connaissait le Coran par cœur. Il était encore très jeune lorsqu’il accéda au poste de professeur expérimenté et fut introduit auprès du Sultan avant ses trente ans. Il goûta à l’insouciance de la vie de la cour, entouré de richesse et d’honneur. Après la défaite du Sultan Mass’oud, comme bien d’autres poètes de la cour Ghaznavide, Nasser Khosrow entra au service de Toghrol et s’occupa de tâches administratives.

Ainsi qu’il le relate lui-même, jusqu’à l’âge de quarante ans, il n’avait d’autres préoccupations que la jouissance de la vie, l’accumulation de richesses et la reconnaissance de ses mérites. Tout au long de ces années, il fit la rencontre de savants de Khorassan et se familiarisa avec les philosophies, les croyances et les religions de différentes nations. Il étudia la médecine, l’astrologie et la philosophie et profita de chaque occasion pour remettre en question ses connaissances.

Cependant, un sentiment indicible troublait sa quiétude. Son esprit tourmenté et sa soif de vérité ne pouvaient se satisfaire des discours rigides des dignitaires religieux de son époque et il ne trouvait aucune paix dans les doctrines auxquelles son environnement adhérait. Il traversa une crise existentielle qui marqua un tournant décisif dans sa vie. Il relate dans ses écrits qu’à la suite d’un rêve, il se réveilla d’un sommeil de quarante ans et brutalement, se détacha de tous désirs et besoins.

En l’an 437 de l’Hégire, il abandonna amis et patrie et, en compagnie de son frère cadet, Abou Saïd, équipé d’un simple balluchon de livres, entama un long voyage qui allait durer sept ans. Il se rendit ainsi à Hedjâz, à Châm, puis en Egypte et au Maghreb. Il entreprit à quatre reprises le voyage du Hadj, à la Mecque et s’installa pendant trois ans en Egypte. Tout au long de ses voyages, il entretint débats et dialogues avec les érudits qu’il rencontra.

Nâsser Khosrow

Au Khorassan, Nasser Khosrow avait déjà entendu parler des Ismaéliens ou Bâténiens, mais n’avait pu approfondir sa connaissance quant à leur philosophie, car ils étaient la proie de persécutions de la part des autres religieux, leur vie même étant en danger. Ce groupe de chiites croyaient aux sept Imams et considérait Ismaïl, le fils aîné de l’Imam Djafar Sâdegh, non seulement comme un saint, mais également comme le septième et dernier Imam. Ils avaient des disciples dans le nord de l’Afrique et avaient établi leur siège dans la ville du Caire où ils s’étaient constitués en gouvernement, connu sous le nom de Fâtemian. C’est là que Nasser se rendit auprès du Calife Fâtemi, reconnut les principes fondateurs de cette religion, passa les divers degrés de connaissance, pour finalement recevoir le titre de "Hodjat ", l’un des plus hauts rangs de la religion ismaélite. Sur les ordres du Calife et désormais connu sous le nom de "Hodjat Khorassan ", il devint l’émissaire de cette croyance dans la région de Khorassan.

En l’an 444 de l’Hégire, âgé alors de cinquante ans, Nasser Khosrow retourna à Balkh, sa terre d’origine. Contrairement à ses attentes, ses concitoyens ne manifestèrent aucune sympathie à ses théories, certains se mirent même à le railler et à le persécuter. La situation se dégrada rapidement, on le traita de Fâtemi, de chiite, de Bâteni, de mauvais religieux ou encore d’aventurier. Suite aux provocations de certains fanatiques de la ville, des voyous mirent à sac sa maison et menacèrent sa vie. Avec sa femme et ses enfants, Nasser Khosrow prit alors la route de l’exil. Ses premiers pas l’amenèrent à Neichabour, puis dans le Mazandaran où il trouva quelques brefs instants de répit. Toujours harcelé par les hommes de main de fanatiques, il se réfugia alors dans la vallée de Yamgân, une région montagneuse proche de Badakhchan, en Afghanistan actuel, à faible distance de Balkh. Il se contenta de s’entourer d’un groupe restreint de disciples issus des villages avoisinants ; aujourd’hui encore, les citoyens de Yamgân et ses environs sont restés fidèles à la religion ismaélite. Pendant ces moments d’exil, traqué et humilié, il récita des poèmes empreints de rage et d’amertume qui résonnèrent comme un écho dans la montagne et vibrèrent dans le cœur de tout un peuple.

Ses œuvres écrites dans un persan remarquable et rigoureux offrent un aperçu de ses réflexions philosophiques. En plus de ses poèmes et de ses récits de voyage, il est également l’auteur d’ouvrages tels " Khavan Akhavan ", "Zâd ol Mossaferin " et "Djâmé Ol Hekmatine", qui sont considérés comme des grandes œuvres de la langue persane. Au 5ème siècle de l’Hégire, ses textes empreints de sagesse, prolongèrent les traces de Bochkour, Chahid et Ferdowsi et prirent une dimension éternelle, portés par la puissance d’expression de ce libre penseur.

Nasser Khosrow Ghobâdiani fut le premier poète de langue persane qui mit entièrement sa pensée au service d’une vision morale, sociale et engagée. Dans ses recueils de poèmes, qui comprennent plusieurs centaines de pages, on ne découvre aucun des éloges si courants parmi les poètes serviles, flattant les souverains dont dépendait leur survie. Quelques commentaires concernant de grands dignitaires religieux et le Calife Fâtemi sont disséminés dans ses récits. Ces propos ne reflètent aucune réminiscence des désirs propres à notre condition humaine, même les descriptions de la nature sont rares. Toute sa pensée est centrée sur la sagesse, la religion, les croyances, la science, la recherche de la vérité et de l’unicité de l’être.

Son style de poésie est en parfait accord avec ses pensées ; il n’utilise les mots que pour atteindre son objectif. Il ne se soucie pas de maquiller ses propos ; son expression est tranchante, mais claire et révélatrice, elle capture le lecteur par la puissance de son évocation. Ainsi, dans un seul ghassidé, il rassemble la quintessence des sciences de son époque : philosophie, médecine, biologie, astrologie, théologie et logique et parvient à exprimer les mystères de la création et de la connaissance.

Compte non tenu de certaines lourdeurs et d’une tonalité parfois offensive, la puissance de son expression, le sens profond de ces propos, l’honnêteté et la compassion qui émanent de ses poèmes percutent notre sensibilité et l’influence de ses discours perdure au-delà de ce que nous pourrions imaginer. ASHKAN - BLEEKER

چو خواهی کرد با کس دشمنی ساز * میفگن دوستی با او از آغاز

Ne pose pas la première pierre de l’amitié

Quand pour untel tu éprouves de l’hostilité

فگندن دوستی با کس سلیم است * وفا بردن بسر کاری عظیم است

Il est digne de se lier en fidèle ami

Mais difficile de se garder de la perfidie

مرنجان کس مخواهش عذر از آن پس * که بد کاری بود رنجاندن کس

Pourquoi blesser les gens et demander pardon

Il n’est point honorable de leur faire affront

مکن قصد جفا گر باوفایی * ز سگ طبعی بود گرگ آشنایی

Ne songe pas à l’improbité si tu es loyal

Vil chien qui pactise avec le loup rival

چو رنجانیدن کس هست آسان * به دست آوردنش نبود بدان سان

Autant il est aisé de briser les cœurs

Autant il sera dur d’apaiser les douleurs

درِ گنجِ معیشت سازگاری است * کلید باب جنت بردباری است

La prévenance ouvre vers le trésor de vie

La tolérance est la clé ouvrant le Paradis

ز توفیق و کلید بی ریایی * همه درهای دولت برگشایی

Avec la clé de l’honnêteté, par la grâce de Dieu

Tu ouvriras toutes les portes qui te rendront glorieux

چو نتوانی علاج درد کس کرد * میفزای از جفایش درد بر درد

Si tu n’es capable de palier les malheurs

Evite au moins d’en aggraver la lourdeur

سنان جور بر دلریش کم زن * چو مرهم می‌نسازی نیش کم زن

N’enfonce pas ta lance cruelle dans les plaies

A défaut d’onguent, cesse au moins de les raviver

 !ز مردم زاده‌ای، با مردمی باش ! * چه باشد دیو بودن، آدمی باش

Tu es humain de naissance et pas seulement de nom

Sois donc homme, pas un monstre, un surnom

Traduction libre par
Mohammad - Javad MOHAMMADI


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2 Messages

  • Nâsser Khosrow 31 juillet 2011 14:04, par BOUTROLLE

    Bonjour,
    Je suis très content d’avoir lu votre article sur Nasser Khosrow, qui donne un éclairage complet sur la vie de cet homme. En effet je suis en train de lire la traduction en français du "Safer nameh" réalisée par Charles Schefer en 1881 et disponible en format PDF sur le site Gallica de la Bibliothèque Nationale de France, accompagné du texte imprimé persan, établit je pense par la même personne.

    Quelques questions :
    1 - Le traducteur écrit, "Nasser, fils de Khosrow". cette dénomination est-elle exacte ?
    2 - Sur quoi vous appuyez-vous pour dire que NK a été au Maghreb, alors qu’il n’en parle pas dans son récit ?
    3 - Beaucoup de nom de lieu ont changé : après Qazvin, NK parle d’un village voisin Kharzevil et plus loin Chemiran. Quels sont leur nom maintenant ?

    Merci de votre attention

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  • Nâsser Khosrow 19 avril 2016 21:05

    merci de cet excellent article sur un ecrivain, poète et penseur d’une rare qualité intellectuelle et philosophique
    j’espère que votre revue va désormais trouver dans le monde francophone la juste place qui lui revient
    jean-pierre guinhut
    ancien ambassadeur

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