N° 8, juillet 2006

Le théâtre contemporain en France : nouvelles tendances


Propos de Gilberte Tsaï
Recueillis par

Massoud Ghârdâshpour


Intervention de Gilberte Tsaï à la maison des artistes de Téhéran à l’occasion des journées de la francophonie.

L’intitulé de ma conférence est "Le théâtre contemporain en France : nouvelles tendances". C’est peut-être un titre un peu ronflant ; venant de moi j’entends, car je ne suis pas historienne du théâtre et j’aurais bien du mal à rendre compte de la diversité du théâtre contemporain en France. De plus, ma vision sera fatalement personnelle étant donné que je n’ai pas l’objectivité des historiens. Je suis une artiste, je fais mes propres recherches qui me conduisent à m’intéresser plutôt à certaines choses. On peut évoquer le théâtre ou le type de théâtre que je dirige. Je parlerais également de certains aspects qui distinguent le théâtre public et le théâtre privé en France. Et puis, je vous parlerais un peu des expériences que j’ai personnellement menées dans le théâtre, un théâtre un peu particulier.

Je dirige un centre d’Art dramatique national. Il y en a quarante en France dont trois seulement sont dirigés par des femmes. (…) et la particularité des centres dramatiques nationaux, c’est qu’ils sont dirigés par des artistes, par des metteurs en scène, contrairement à certains autres établissements qu’on appelle des scènes nationales, et qui sont dirigés par des directeurs administratifs, des programmateurs. Dans les centres dramatiques nationaux l’activité principale reste la création. Ce sont des établissements qui sont nés de la volonté de décentraliser le théâtre. Le théâtre était surtout parisien, et il a semblé bon que le théâtre s’installe et trouve son public dans toutes les provinces françaises. Il en a résulté la création des centres dramatiques, au départ mis en place par des troupes de théâtre déjà en activité dans ces villes. Le processus est simple. Un bâtiment voit le jour et la structure d’ensemble prend progressivement forme. Ce sont des établissements subventionnés par l’état, pour moitié et pour le reste, par le département, par la ville. Le directeur ou la directrice est un metteur en scène choisi par le ministre de la culture. Aujourd’hui, la prise de décision se fait de manière plus collégiale, c’est-à-dire que le ministre de la culture propose aux institutions locales un certain nombre de metteurs en scène, quatre ou cinq, mais le choix final est laissé aux différentes institutions qui subventionnent. Evidemment le directeur est désigné en fonction du projet qu’il propose. Ensuite, le directeur ou la directrice signe un "contrat de décentralisation" avec l’état. Ce contrat établit le cahier des charges des metteurs en scène. Le contrat est établi pour une durée de trois ans et il est renouvelable trois fois. Sur cette durée de trois ans, le metteur en scène s’engage à faire lui-même un certain nombre de créations, au moins une par an. Le programme doit comprendre six créations en cours pour les trois années susdites dont trois réalisées par le metteur en scène choisi et les trois autres, par d’autres metteurs en scène ou par d’autres compagnies.

Pour un de mes projets, par exemple, j’ai créé un spectacle autour du thème du jardin. C’est venu d’un parcours personnel. Il se trouve que j’ai acheté une maison à la campagne et que je me suis trouvée en possession d’un jardin. A ce moment-là, je me suis demandé ce que je pouvais faire de ce jardin. Je me suis mise à consulter tous les ouvrages que j’ai pu dénicher sur l’histoire des jardins, ceci depuis l’antiquité jusqu’à nos jours. J’ai soudain réalisé qu’en traversant l’histoire de la philosophie, l’histoire de la littérature, un monde s’était subitement ouvert à moi.

J’ai commencé à lire des textes sur les jardins ; les jardins à la française, les jardins persans. J’ai lu énormément de textes. Pas forcément au sujet du théâtre. Mais comme je viens de le dire, des textes philosophiques, littéraires… tout ce que je pouvais trouver, et qui concernait également le jardin. Alors, je me suis posé la question du décor, et forcément, j’ai pensé au jardin. Je me suis dis qu’au lieu de m’adresser à un scénographe, il me fallait travailler avec un paysagiste qui saurait ce que c’est qu’un jardin ; mais le problème c’est qu’un paysagiste, en revanche, ne sait pas ce que c’est qu’une scène de théâtre. Il me fallait associer un paysagiste et un scénographe. Trouver un paysagiste et le persuader de faire un décor de théâtre. J’ai eu du mal, parce que le théâtre c’est le contraire même du jardin. Pour un jardin, il faut du soleil, il faut de la lumière, tandis que le théâtre est une affaire d’obscurité. La première fois, je me suis renseignée auprès des paysagistes et des architectes, ils m’ont aiguillé vers un paysagiste aujourd’hui très connu en France, et qui avait une conception très particulière de l’univers des jardins. Il a écrit de nombreux ouvrages sur ce sujet. Selon lui, le petit jardin qu’on a chez soi est totalement déplacé, aujourd’hui, c’est l’ensemble de la planète qui devrait être cultivé, car les graines voyagent. Il a créé un immense jardin à Paris, et s’occupe également d’un jardin dans le sud. Quand je l’ai appelé, il m’a tout d’abord dit " non ". Quelques minutes plus tard, il m’a téléphoné, "Voyons-nous" a-t-il proposé. Donc on s’est rencontré, on a beaucoup parlé, j’ai découvert toutes ses théories relatives aux jardins, et il m’a donné quelques uns de ses textes. On a commencé à imaginer le jardin qu’on allait créer dans le théâtre. Ensuite, il a fait un vrai jardin, c’est-à-dire, d’un côté un jardin à la française, et de l’autre, un jardin avec une cascade et des plantes aquatiques, le tout encerclé par une forêt de bambous. Avec ces grandes masses de végétation, le scénographe a pu inventer et mettre en pratique certaines idées ; un sol qui pouvait s’intégrer dans un jardin, des éléments à l’attention des comédiens. Ces derniers n’avaient pas de rôles préétablis. Ils étaient censés lire des textes philosophiques et littéraires. J’ai donc réuni un groupe de comédiens dont je connaissais les disponibilités, pour les faire travailler à partir de cette masse de textes. Notre improvisation a très vite pris la forme d’un voyage dans le temps, à partir et à travers les différents courants français.

Villeggiatura, mise ne scène Gilberte TSAÏ

On m’a tout à l’heure demandé si le théâtre contemporain était aussi compréhensible que le théâtre de répertoire. Je vais donc développer certaines choses à propos du théâtre contemporain. Très souvent, surtout quand je pense à la manière de réaliser ce type de théâtre, je me demande si c’est vraiment une histoire que je raconte. Je me demande même, pour aller plus loin, si aujourd’hui on parvient à comprendre le monde. Est-ce qu’aujourd’hui le monde n’est pas gorgé d’éléments contradictoires, tellement paradoxaux qu’en définitive, on a du mal à le comprendre. On peut réaliser une sorte de parcours en comparant les choses, simplement par touches. Cela constitue-t-il pour autant une compréhension ? Difficile à dire. Nos visions du monde sont souvent tellement divergentes ? Et je crois que le théâtre contemporain se doit de rendre compte de cette diversité. Alors, pour en revenir à notre travail sur le jardin, il m’a également semblé intéressant de créer le spectacle dans une ville de la périphérie parisienne, dont la population avait choisi de vivre un peu en dehors de la ville, dans de petites maisons avec jardin. Ces gens ne fréquentaient pas forcément le théâtre. J’ai alors eu l’idée de faire tout un travail en amont du spectacle pour faire venir ces gens. Nous avons mis en place une opération d’"envergure". D’abord, le théâtre a envoyé à chaque maison un petit sac de graines, ensuite, un rendez-vous a été fixé au théâtre, un certain jour, et les personnes susdites devaient se présenter au théâtre avec les graines des plantes qu’ils avaient eux-mêmes plantées.

Et alors, le théâtre a été envahi par les plantes. En établissant ce premier contact avec un public qui n’allait pas au théâtre, nous avons ouvert le débat, et chacun a pu développer sa théorie à propos des jardins. Notre spectacle se terminait par une rencontre entre un peintre que vous connaissez, Monet, qui fut passionné de jardin, et qui est resté toute sa vie dans le voisinage des plantes qu’il avait lui-même plantées dans son jardin. Nous avons confronté le regard d’un sculpteur contemporain, Piotr Kowalski, par ailleurs grand scientifique (diplômé du MIT aux Etats-Unis). Il avait inventé une œuvre qu’il avait appelé "Le cube de la population", un immense cube de verre dans lequel tombait des billes de verre. Il y avait dans le cube autant de billes que d’hommes dans le monde. Les billes expulsées étaient censées représenter des décès, et les billes qui entraient dans le dispositif, des naissances. Je peux vous assurer qu’en vous tenant cinq petites minutes devant cette sculpture, un sentiment d’angoisse vous prenait à la gorge. Simplement parce que très peu de billes sortaient, tandis qu’un grand nombre de billes entraient. On avait l’impression que le cube allait rapidement se remplir. Ce n’était pas une fiction, et le dispositif était basé sur des calculs précis.

Nous avons bouclé le spectacle en associant le même Monet et Kowalski. Pour les plantes du spectacle, un accord a été passé avec la ville. Les arbres, les bambous, l’ensemble des végétaux nous ont en quelque sorte été prêtés et ensuite repris par la municipalité, pour être plantés ou replantés. Je suis très contente quand je passe dans cette ville parce qu’il y a un rond point où tous les bambous du spectacle ont été plantés, et qui porte le nom du spectacle " La main verte". C’est très réjouissant, car les habitants de la ville gardent le souvenir du spectacle qui continue à exister, à pousser.

Je vais être un peu plus courte sur deux autres expériences. J’ai vécu moi-même dans une ville de la périphérie parisienne qui comporte une très importante communauté chinoise, émigrée. Je suis pour ma part à moitié chinoise et une part de mon temps est consacrée à travailler avec la communauté chinoise émigrée en France. J’ai pendant trois mois dirigé en atelier ces chinois émigrés. Ils pouvaient ainsi pratiquer le théâtre, raconter des histoires, discuter. J’ai récolté de quoi travailler dans ces récits d’exil. Nous avons ensuite continué notre collaboration et nos amis ont pu participer à un de nos spectacles. Des comédiens professionnels chinois et de jeunes lycéens immigrés, qui fréquentaient un lycée proche du théâtre, ont également participé à l’entreprise.

J’aime aussi habiter des lieux qui ne sont pas des théâtres. J’ai créé une série de spectacles en Italie, dans le cadre d’un festival à Parme. Je mène ce travail (au départ une commande) depuis dix ans. Je venais de réaliser un spectacle avec des peintres et des plasticiens. J’étais allée voir un certain nombre d’artistes dans leurs ateliers pendant une période où j’étais au chômage et je précise que quand un metteur en scène ne travaille pas, il est très seul, parce que son travail, c’est de réunir des gens, des comédiens, et de travailler avec eux. Sans cela, il se retrouve seul chez lui. Si cette période se prolonge, ça devient très difficile. Imaginez un musicien sans instruments ! En somme, ce fut pour moi une période de solitude. En revanche, j’ai pu rencontrer beaucoup de gens. Je suis allée les voir travailler dans leurs ateliers, et je me suis rendu compte qu’eux aussi, ils étaient très seuls, qu’ils travaillaient seuls. Il m’est alors venu en tête d’interroger ces peintres. Je leur ai demandé si par hasard il leur était venu à l’esprit de peindre un "tableau impossible", un tableau qu’ils ne seraient pas parvenus à réaliser. Et j’ai compris très vite que j’avais mis le doigt sur un point extrêmement important, c’est-à-dire que je m’étais rendue compte que c’était parce qu’ils n’arrivaient pas à peindre ce tableau qu’ils continuaient à peindre, à chercher. J’ai eu envie de faire du théâtre avec cette idée. Les metteurs en scène travaillent souvent avec les peintres, en leur demandant de se charger des décors. J’ai constaté que le peintre essayait généralement de s’inspirer de son œuvre, souvent sans y parvenir. Pour ceux parmi les peintres qui obtenaient des résultats, leurs décors étaient totalement coupés de leur peinture. Finalement, il est assez difficile de travailler avec des peintres. Or là, il m’a semblé possible de mettre quelque chose en place. J’ai proposé aux peintres de réaliser ce "tableau impossible" pour le théâtre. Le spectacle c’est alors construit de plusieurs manières, suivant le peintre. Chaque peintre m’a livré une réalisation différente ; qui un texte, qui un tableau. Le problème qui s’est alors posé à moi, se fut de relier le tout, d’unifier le tout. J’ai donc décidé que chaque module, chaque tableau devait avoir la même durée, c’est-à-dire un quart d’heure. J’ai commandé des textes à des écrivains pour écrire ce tableau, des dialogues ou des monologues, et j’ai ensuite imaginé un plan de circulation en vu d’occuper le théâtre dans sa totalité. Nous avions deux salles de théâtre à notre disposition ; des salles de répétition en haut, une salle d’exposition, et chaque tableau était installé dans un lieu précis. Nous convoquions les spectateurs, six groupes pour sept tableaux. Chaque groupe était pris en charge par un guide, des jeunes filles qui travaillaient en atelier de théâtre avec moi ; et elles avaient chacune un texte, sorte d’introduction au tableau. Chaque groupe de spectateurs regardait un tableau et ainsi de suite. Il s’est mis en place tout un parcours, de tableau en tableau. Des comédiens jouaient six fois la même scène, avec les différents groupes, et finalement, les six groupes se retrouvaient ensemble dans la salle de théâtre face au septième tableau. Les techniciens avaient des talkies-walkies, tout cela était très compliqué.

Mais revenons à notre collaboration avec le festival de Parme. Donc, ils avaient pu voir ce spectacle. Par ailleurs, il y a à côté de Parme une magnifique villa avec un grand parc qui appartenait à un collectionneur qui avait soutenu très longtemps de grands peintres. On y trouvait des collections de tableaux extraordinaires, dont un tableau de Goya, magnifique. Cette villa est maintenant devenue un musée, une fondation. Les gens du festival de Parme m’ont demandé de créer un spectacle pour cette villa, pour ces tableaux. Nous sommes partis avec un auteur pour voir cette villa, voir les tableaux. C’était l’époque où Berlusconi venait d’arriver au pouvoir et on a eu l’idée d’imaginer la fermeture totale de tous les musées. On avait plus le droit de voir les tableaux, sinon à télévision. Il y avait des groupes de résistants qui faisaient visiter le musée clandestinement pendant la nuit à la torche électrique. On donnait rendez-vous aux spectateurs à la nuit tombée et on les guidait.

Ensuite, le festival nous a commandé un autre spectacle, et nous avons choisi la bibliothèque de Parme, immense. Des murs entiers de livres anciens. Là-bas, nous avons créé une pièce qui s’appelle "une nuit à la bibliothèque". Les livres sortent de leurs rayonnages et parlent philosophie entre eux. Cette pièce, nous l’avons créée en Italie, en Russie avec des acteurs russes, en France, et nous aurons bientôt peut-être une version allemande avec des acteurs allemands, et peut-être même une version iranienne, je l’espère.


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