N° 8, juillet 2006

Le choc mondial des crampons


Esfandiar Esfandi


Nous-y voilà. La grande guerre. Le grand conflit (dés)armé des nations. Après quatre interminables années de cessez-le-feu, les canonniers des quatre coins du monde se retrouvent enfin face-à-face. Pendant ce temps, les conflits régionaux ont fait rage, au cours desquels les foules en délires n’ont eu de cesse d’haranguer les robustes belligérants aux jambes d’acier. La dernière mêlée régionale s’est soldée par la défaite non méritée de l’Arsenal anglais face aux arquebusiers espagnols de Barcelone. Un choc de titans à l’issue duquel l’équipe anglaise, inférieure en nombre suite à l’exclusion de son gardien en début de match, s’est inclinée (notons-le) avec panache. La finale de la Ligue a constitué le point d’orgue d’un long chassé-croisé entre une multitude de camps rivaux ; clubs hétéroclites avec membres hétéroclites, éléments exogènes souvent originaires de terres lointaines.

A peine clôturés, les championnats cèdent leur place au véritable bras de fer qui ne tarde pas à opposer les ressortissants temporaires des clubs temporairement décimés, décomposés, et dont les membres s’en vont rejoindre leur sol natal, pour composer de nouvelles configurations guerrières sous la bannière de leur pays respectifs. Les jeux débutent et sont loin d’être fait. A bien tendre l’oreille, on peut déjà distinguer l’écho vibrant de l’antique sentence adressée aux pugilistes, discoboles, et autres champions dignes de parader sur les terre-pleins d’Olympie : "Que le meilleur gagne". Et le meilleur est toujours à venir, aussitôt lancé le premier d’une longue suite de coups d’envoie. Les nations ont soigneusement triés leurs représentants, choisis en vue de défendre les intérêts supérieurs de leur public. Tous les continents ont répondu présent à l’appel ; c’est la règle. Au rendez-vous du grand melting-pot, l’Europe avec son incontournable armada de latins, de germains et d’anglo-saxons fait figure de privilégié. L’Amérique du sud avance son bélier brésilien ; l’Afrique, sa soldatesque ivoirienne. Et laissons venir l’Asie qui a rarement le vent en poupe.

Au-delà de la métaphore guerrière que certains trouveront à raison déplacée, il s’agit de s’interroger sur la portée de l’événement. Le débat reste ouvert depuis quelques décennies, entre les défenseurs et les détracteurs du football, cet incontournable sport de masse. D’une part l’on fustige la gratuité de cette pratique, dont on estime qu’elle ne fait que grossir tous les jours un peu plus, les rangs des décérébrés. D’autre part, on célèbre ses vertus ludiques, son rôle de catalyseur, de réceptacle collectif d’adrénaline. Alors évidemment, il faut reconnaître que les jours de match, en particulier s’il s’agit d’un grand match, d’une rencontre décisive, ce jour-là, on assiste à la démultiplication exponentielle, mais heureusement momentanée des lobotomisés dans tous les recoins de la planète ; une incalculable foule de passionnés pour qui le monde durera, pour toujours et à jamais, quatre-vingt dix minutes. Deux interminables mi-temps durant lesquelles deux architectures amovibles se feront et se déferont, s’entremêleront et s’entrechoqueront pour la plus grande satisfaction de milliers, voire de millions de spectateurs.

Une configuration footballistique n’a rien d’une rosace ; la figure dessinée par les incessants déplacements des unités mobiles qui la constituent, leur déploiement sur le rectangle vert (qu’un certain entraîneur médiocre ferait mieux de brouter au lieu d’y " entraîner " ses joueurs) répond à une logique apparemment chaotique, dont l’élaboration en amont exige de la part des entraîneurs-stratèges une précision de joueur d’échecs (hors de portée des entraîneurs-brouteurs). Bien avant les polémologues et autres Clausewitz, nos ancêtres Cro-Magnons assommaient ou embrochaient déjà leurs gibiers selon des plans stratégiques, il est vrai grégaires, mais aussi efficaces que les schémas tactiques de Grouchy ou d’Arsène Wenger. Tandis que les prognathes poilus des siècles passés encerclaient le phacochère préhistorique pour l’achever à coup de massue, que les armées napoléoniennes déferlaient méthodiquement sur les terres d’Italie, à notre époque, le footballeur téméraire se rue sur le ballon dont il espère faire un usage technologique optimal (est technologique ce qui n’est pas une fin en soi). L’objectif des premiers fut de manger, quand les seconds visaient la conquête, et les derniers, l’humiliation de milliers, voire de millions de supporteurs (du verbe supporter) du camp adverse. Les premiers suivaient une stratégie centripète orientée vers l’animal, les seconds un plan centrifuge d’occupation de territoires, les derniers, une stratégie rectiligne vers l’avant, entrecoupée de balayages obliques et transversaux. Jamais de rosaces ; de figures harmonieuses dont les pourtours émaneraient avantageusement du centre. La cohérence du chasseur des temps révolus est brouillonne, celle des armées en campagne déborde du cadre étroit des prescriptions stratégiques, celle de l’entraîneur et de son équipe est pareillement " brouillonne et déborde du cadre étroit des prescriptions stratégiques ". La cohérence du chasseur se mesure à l’aune de son écuelle, celle du militaire à la qualité de ses décorations, celle d’une équipe de football, à l’hystérie qu’elle provoque dans les chaumières, mais surtout dans les stades.

Assurément, le génial inventeur qui obtiendrait de canaliser les kilojoules dégagés dans les gradins, mériterait sans conteste, en ses temps de pénurie d’énergie, le titre de bienfaiteur de l’humanité. Le spectateur sous tension mise désespérément sur les calculs de la tête pensante de son équipe, les yeux rivés sur la verte pelouse (qu’un certain entraîneur, je le répète, ferait mieux d’aller brouter). Il concentre en lui-même un large éventail d’émotions primaires qu’il expulse avec rage. La catharsis antique a trouvé dans ce lieu clos qui accueille avantageusement l’immensité du ciel, un terrain d’application propice. Alors…longue vie au football.


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