N° 40, mars 2009

Au Journal de Téhéran

La politique commerciale de l’Iran


(500 av. J.-C. - 1500 ap. J.-C.) (Dernière partie)

A. Fâroughi

Voir en ligne : 1ère partie


22 Azar 1316
13 Décembre 1937

"Dans la note diplomatique que Buscarello remettait au roi de France, Argoun s’offrait à lui procurer 20 ou 30 000 chevaux" en don ou convenable prix "et à faire rassembler dans toute la Turquie le menu bétail les bœufs, les vaches et les chameaux, les grains, la farine et toute espèce de vivres suivant le besoin de celui-ci à sa volonté et mandement." De plus, si le roi de France marchait en personne, Argoun, lui, engagerait les princes Georgiens ses alliés à y prendre part." Malgré les offres généreuses d’Argoun, ni le roi de France, ni le roi d’Angleterre ne songèrent à poursuivre les croisades. En effet, des expéditions si lointaines nécessitaient d’abord des ressources en hommes et en argent dont l’Europe d’alors était impuissante à fournir ; et ensuite la perte des Prolemaïs, la dernière possession de chrétiens en Terre Sainte, leur avait fait perdre tout espoir de voir Jérusalem entre les mains d’une puissance chrétienne. Les milieux diplomatiques de l’Europe se désintéressèrent de plus en plus et seuls les Papes en Europe, les Mongols et les chrétiens qui vivaient dans leur empire en Asie, ne perdaient aucune occasion pour rappeler à leurs corréligionaires leur devoir de reprendre la Terre Sainte des mains des musulmans.

Ce zèle extraordinaire des Mongols à aider les chrétiens pour reprendre leurs positions perdues en Orient ne devra évidemment pas être considéré au sens purement religieux. C’est que les Mongols, après avoir ruiné tant de provinces prospères de l’Iran, avaient fini par comprendre leurs erreurs, et les descendants de Gengis essayèrent de remédier au mal que leur aïeul avait causé. Ils favorisèrent donc l’industrie et le commerce de la Perse et, attirant les commerçants étrangers, voulurent conquérir de nouveau le marché européen perdu par leur propre faute.

Les ambassadeurs du roi de Perse avaient donc la mission de démontrer discrètement aux marchands européens qu’ils avaient tout intérêt à fréquenter les marchés de Tauris au lieu de faire bénéficier de leur commerce les Egyptiens qui dépenseraint cet argent à s’armer contre les chrétiens eux-mêmes. Une autre raison rendait encore les Mongols plus sympathiques. C’est qu’ils n’avaient aucune force maritime et que même une fois la Syrie conquise ils constitueraient pour l’Europe un danger relativement moins grand que ces navigateurs Arabes ou Turcs, maîtres de la Méditerranée, menace permanente pour les possessions vénitiennes de la mer Egée et pour les côtes d’Espagne et d’Italie qu’ils ravageaient à leur gré. Dès lors, les Vénitiens et les Génois tournèrent leurs regards vers la Perse. Ce qui prouve encore une fois que les raisons économiques ont été de tout temps plus fortes que les sympathies ou antipathies raciales ou même les sympathies tout cours.

La poussée de Ghazan vers l’Asie Mineure et les expéditions vénitiennes de la Syrie allaient l’une à l’encontre de l’autre : les mêmes causes produisent les mêmes effets.

Les victoires de Ghazan sur Malik-Nasser d’Egypte remirent de nouveau sur le tapis la question de l’alliance avec les Mongols. Une mission diplomatique confiée par le roi d’Aragon, Jaques II, à Pierre Solivero, bourgeois de Barcelone, partit de Lérida au mois de mai 1300. Jacques II se félicita de la conquête de Ghazan, lui offrit son alliance au prix du cinquième de la Terre Saint et prévoyait pour les sujets aragonais la liberté de voyager et de pèlerinage sans payer le tribut [1] ; d’ailleurs, Ghazan battu par les Egyptiens, mourut en 1304. Son frère, Oldjaïtou (Mohammad Khodâbandeh) qui lui succéda, envoya à Philippe le Bel, en1307, les ambassadeurs Mamlakh et Touman dans le but, disait sa lettre, "d’accroire les relations amicales existantes entre les deux Etats". Il offrait aux chrétiens pour le recouvrement de la Terre Sainte 200 000 chevaux, 200 000 charges de blé rassemblées en Arménie et de plus un secours de 100 000 cavaliers que Khodâbandeh s’offrait à conduire en personne.

D’ailleurs, le commerce de la Méditerranée avec le Levant avait pris une telle importance que les Etats riverains n’avaient aucun intérêt à heurter de face le sultan. La dernière ambassade de Jacques II auprès de Khodâbandeh "comme la plupart de celles que ce souverain entama avec les Mongols, avait pour but les relations commerciales que les Aragonais cherchaient à ouvrir avec l’Orient." L’ambassadeur Pierre Desportes était chargé de demander que tous les sujets aragonais puissent "acheter et vendre dans les Etats mongols les armes, chevaux, provisions et toutes autres choses qui seraient nécessaires à l’armée aragonaise lorsqu’elle aurait passé la mer".

En effet, la ville de Tauris échappée de la désertion mongole, devenue la ville commerciale la plus importante de l’Asie, abritait depuis le commencement du XIIIe siècle, de nombreuses colonies étrangères. Les Génois et surtout les Vénitiens y avaient leurs consuls et jouissaient dans toute la Perse de privilèges étendus. Les premiers avaient même soumis à Argoun le projet de détourner le commerce de la Mer Rouge au profit du golfe Persique : ce projet dut être abandonné faute de puissance maritime suffisante pour fermer la mer des Indes aux navires égyptiens.

Par contre, les marchandises de Tauris, la soie de Tabaristan, les étoffes de Yazd, les épices des Indes arrivaient à l’Europe presque uniquement par la voie de la Mer Noire, soit en passant par la petite Arménie, soit en traversant le royaume de Trébizonde.

Toutes les nations étaient libres de venir trafiquer en Perse et chaque commerçant pouvait passer d’un pays à l’autre sans être inquiété. Toutefois, chaque marchand était tenu de payer à l’entrée ou à la sortie des frontières ou même à des endroits fixés une certaine somme appelée Tantaulaggie (tatouille), d’un demi aspre (aqtché) par charge de bête de somme. [2] Ce droit servait au temps des premiers Mongols au recrutement de la police chargée de la protection des caravanes. Mais plus tard, par suite de la faiblesse militaire des Tatars et les difficultés qu’ils avaient à maintenir la sécurité des routes, Ghazan remplaça ceci par le système à "responsabilité collective". Qu’un vol fût commis au préjudice d’une caravane, on rendait responsable les postes des routes et les habitants de la localité où ces marchands avaient été dépouillés. Ce système qui avait si bien réussi ailleurs devait se montrer particulièrement efficace en Perse, Pour enrayer toutes sortes d’abus, Ghazan faisait dresser devant chaque porte une colonne sur laquelle étaient inscrits les effectifs des Karavols, (gardiens chargés de surveillance), ainsi que le droit de douane à percevoir. Au temps de Ghazan, cette taxe était de ½ aspre pour quatre charges de mulets ou deux charges de chameaux. [3] Ces taxes furent doublées sous le règne d’Oldjaïtou, et on payait ½ aspre pour deux charges de mules ou une seule charge de chameau.

En dehors de ces taxes, les marchands étaient redevables à l’Etat d’un certain droit de douance (Tamagha). Pour les objets trafiqués aucune différence n’était observée entre vendeur ou acheteur. Tous les objets vendus ou achetés au "poids de Tauris" payaient cinq besants, (à 6 aspres le besant), moins ½ aspre par quintal, Pour le drap, la toile, les fourrures, les camelots, l’étain et en général pour tous les articles qui se vendent par petites quantités et à la mesure, quatre besants ; moins 1/3 par quintal. L’argent et les perles étaient entièrement exempts des droits à l’entrée et à la sortie. [4] Ces taxes et impôts, relativement peu élevés, firent préférer le marché de Tauris à la plupart des places de l’Orient. Oldjaïtou (Mohammed Khodâbandeh) qui succéda à son frère, obligé par suite des insurrections des Guilânis à changer sa capitale, alla se fixer dans la ville de Soltânieh.

Pour attirer les commerçants étrangers dans la ville qu’il venait de fonder, Khodâbandeh consentit de nouveaux privilèges aux Vénitiens et aux Génois qui s’empressèrent d’y établir d’importants comptoirs. Toutefois, les négociations avec Venise traînèrent en longueur, et c’est seulement sous le règne de son fils, Abou-Saïd Khân que fut paraphé le "pacte de Tauris" (22 décembre 1320) "obtenu par le noble homme messire Michel Dolfin, ambassadeur de messire le doge (Jean Soranzo) et de la République de Venise". [5]

En vertu de ce traité, les Vénitiens jouissaient de faveurs exceptionnelles. Non seulement ils sont désormais protégés par la police des routes, mais "le gouvernement et les préposés de la douane du 1ieu sont tenus de les défendre de les protéger, de les aider et semblablement veiller à ce qu’ils soient payés de ce qu’ils auront vendu." (Art.4).

L’article 6 stipulait qu’en tous lieux de l’empire "où lesdites caravanes (vénitiennes) iront, qu’ils puissent faire paître leurs bêtes pendant trois jours sans rien payer, et sur ceci que personne ne puisse leur faire aucune difficulté." L’article 12 réglait les relations entre les Européens de l’Empire : "De tous délits ou procès entre francs qu’aucun officier ni autre personne s’entremette, sauf leur consul ; lequel consul leur tiendra droit et justice suivant leur coutume".

L’article 13 : "qu’aucun Vénitien ne soit puni ni même responsable pour un autre dans votre empire".

L’article 17 laissait aux missionnaires grand ouvert le chemin de la Perse et leur accordait les droits de s’installer où ils voudraient : "que si nos religieux latins veulent déposer un local (une chapelle) pour leurs exercices religieux dans aucune ville ou lieu (quelconque) de notre empire, qu’ils le puissent faire, et que nulle personne ne leur objecte rien".

Un siècle d’efforts continuels de la part des Papes venait par ce firman d’être couronné de succès. La proclamation de ce traité produisit bientôt un courant commercial intense qui dura jusqu’à la mort d’Abou Saïd survenue en 1335. Ce souverain est le dernier prince de la famille Mongole qui eut quelque pouvoir. La Perse se divisa après lui en un grand nombre de principautés qui selon l’époque étendirent leur pouvoir sur quelques provinces de l’ancien empire de Gengis Khân. Cette situation n’était pas faite pour favoriser le commerce. Aussi il se produisit en Perse un arrêt du trafic avec l’Occident ; la route de terre n’offrant plus aucune garantie, le commerce des Indes se retourna de nouveau vers le golfe Persique et Bagdad. Cette dernière ville était devenue la capitale des Ilkhaniens qui étendaient leur pouvoir sur tout l’ouest et nord-ouest de l’Iran. [6] Et malgré toutes les invitations que le sultan Ovéïs (1356) envoya aux Vénitiens, et toutes les garanties et faveurs qu’il leur réservait ; ceux-ci ne voulurent plus se risquer au-delà de l’Asie Mineure.

D’ailleurs la puissance ottomane allant de jour en jour croissant, les Vénitiens et les Gènois durent ménager les Turcs, c’est la raison pour laquelle malgré le siège de Constantinople, par Bajazet en 1391 la flotte vénitienne ne participa à la bataille de Nicopolis qu’à contrecœur.

Cependant, la menace de la prise de Constantinople ne pouvait laisser indifférente aucune nation marchande de l’Europe. La République de Venise et le roi de France, lequel dirigeait depuis 1396 la politique extérieure de Gênes, s’empressèrent de venir au secours de Byzance. Une armée française, commandée par Boucicaut, réussit en 1399 à barrer aux Turcs le chemin de Constantinople, malgré la défense courageuse des Français.

Bajazet aurait réussi à enlever cette ville si l’invasion de Tamerlan venant à temps ne l’avait menacé du côté de l’est. Tamerlan s’était lancé dans cette entreprise sous la demande de Jean, frère de Manuel, empereur de Byzance, et les Génois de Péra qui s’étaient engagés à "l’aider par beaucoup d’hommes et des galères et en plus lui avaient promis une forte somme d’argent". [7] La bataille d’Aucyre (juillet 1402) fut définitive, l’armée turque fut vaincue et Bajazet emmené en captivité.

La victoire de Tamerlan remit une fois de plus le projet des croisades à l’ordre du jour. D’ailleurs ce souverain s’empressa lui même d’envoyer à Henri III, roi d’Espagne, les ambassadeurs Payo de Soto Mayor et Henan Sanchez de Parçuellos, qui avaient assisté à cette bataille. [8] L’ambassadeur envoya au roi de Castille, un seigneur Djaglaï, nommé Mohammad Hadji, qui arriva à Cadix dans le courant de l’année 1403. L’ambassade d’Espagne qui accompagnait l’envoyé de la Perse à son retour, composée de frère Alfon Paëz de Sainte Marie, Ruy Gonçales de Clavijo et Gomez de Salazar, partit de Cadix le 21 Mars 1403. [9] D’autre part, la lettre qu’au nom du Roi de France, frère François de Sathru remit à Tamerlan ne resta pas sans réponse. [10] Jean II, frère prêcheur promu en 1398 évêque de Soltânieh fut chargé d’apporter à Charles VI la réponse de Timour. Le souverain persan terminait ainsi sa lettre : "En outre, il faut que vous envoyiez par ici vos commerçants, ils seront sûrs d’y être reçus et si nos gens venaient vers vous, qu’on leur réserve également un accueil honorable ; qu’on ne leur impose pas des taxes exagérées car c’est par le commerçant que le monde est prospère". [11]

Cette lettre écrite seulement quelques jours après ou peut-être même à la veille de sa victoire, montre assez clairement quelle importance Teymour attachait au commerce de l’Europe, quel était le mobile principal qui l’avait poussé dans l’alliance chrétienne. Ce qui ne l’empêcha naturellement pas de prendre Smyrne et d’étendre ses possessions jusqu’à la Méditerranée. Cependant, quelques mois après, Tamerlan se retirait en Asie, abandonnant à leur sort les pays qu’il venait de conquérir.

Dès lors, les Turcs ne tardèrent pas à s’organiser et n’étant plus menacés du coté de l’Orient, reprirent la route que Bajazet leur avait tracée. L’Europe divisée ne pouvait être d’aucun secours pour Byzance, et Constantinople, réduite à ses propres forces, capitulait en février 1451. Une nouvelle ère s’ouvrait pour l’Europe : les Turcs devinrent par la possession de cette ville les maîtres du commerce du Levant, et les Vénitiens eux même s’empressèrent de signer avec eux l’accord du 18 avril 1454 qui leur garantissait le droit de commercer dans tout le territoire ottoman. Les stipulations de ce traité qui appliquées à une autre région auraient pu satisfaire les Vénitiens ne furent acceptées ici que provisoirement. En effet, les privilèges dont ceux-ci jouissaient sous les empereurs byzantins étaient si vastes que les concessions accordées par les Turcs leur paraissaient sans importance. Tout en ménageant la susceptibilité du Sultan, ils ne perdaient aucune occasion de porter aide à ses ennemis. Comme l’expérience avait montré que seules les invasions venues du côté de l’Orient pouvaient être efficaces, la Seigneurie déploya désormais toute son activité diplomatique à la cour de Tauris. A cette époque régnait en Azerbaïdjan un prince de la famille du Mouton-Noir (Qara Goyunlou), Djahah Shâh (1437-67) qui après la mort de Shâhrokh (1447) avait réussi à s’emparer de toutes les provinces de l’ouest de l’Iran et avait même pu étendre à un certain moment, son pouvoir sur le Khorâssân et Herât.

Ce prince pratiquant la religion chiite, religion opposée à celle des Turcs, pouvait être d’une aide précieuse pour les Vénitiens.

L’Europe pouvait également trouver un hon allié en la personne d’Usun Hassan, chef des tribus du Mouton Blanc (Aq Quyunlou), qui par suite de plusieurs guerres heureuses s’était rendu maître de l’Arménie, du Kurdistan et d’une partie du littoral sud de la Mer Noire. De plus, la conquête de l’important point stratégique d’Erzindjan qui était en même temps un marché commercial très fréquenté de l’Asie Mineure, le mettait en contact direct avec les Turcs d’une part et avec l’Empire Byzantin de l’autre. D’ailleurs, Uzun Hassan s’étant marié avec Kyra Katerine, la nièce de l’Empereur David, était plus enclin que tout autre à cette alliance. Le Sénat de Venise approuva donc en décembre 1463 le projet d’alliance avec Uzun Hassan et désignait Quirini comme ambassadeur auprès de ce prince. A leur tour, les ambassadeurs du prince firent à deux reprises (1464 et 1465) leurs apparitions à Venise. Mais les guerres successives que fit ce prince, contre le Turcoman Djahân Shâh (1446) et le prince timuride Abou Saïd (1468), amenèrent un temps d’arrêt dans les négociations avec Venise. Dans la Seigneurie elle-même considérant les dépenses énormes qu’entraînait une guerre dans le Levant redoutait sérieusement une rupture avec les Turcs. [12] Les agissements de Mahommed II l’obligèrent cependant à reprendre les armes (1470) bien que la guerre lui coutât plus de 1 200 000 ducats par an. [13] Le succès des armes ottomanes et le retour de Quirini (en1471) engagèrent les Vénitiens à faire un nouvel essai du côté de la Perse. La Seigneurie envoya donc une autre ambassade à Uzun Hassan. On choisit à cet effet Caterino Zeno dont la mère était la sœur de Kyra Katerina, épouse du mois d’avril 1471. Tandis que "Azlmamet" l’envoyé de la Perse allait se procurer à Venise armes et munitions [14] Giosafette Barbaro accompagné de 200 fusiliers et des officiers instructeurs obtint (en février 1473) la mission de porter à l’armée persane une quantité notable de munition, des fusils, 6 grands mortiers et 600 arquebuses. [15]

Venise s’engageait en même temps à ne jamais conclure la paix avec les Ottomans "avant d’avoir fait de l’Asie Mineure une province persane". Mais les munitions conférées à Barbaro n’étant pas arrivées à temps, Uzun Hassan s’engagea seul dans la lutte : il fut battu et mis en déroute à la bataille de Tardjan, le 12 août 1473 ; immédiatement après cette bataille, Uzun Hassan expédiait en Europe les envoyés de Venise, de la Pologne et de la Hongrie qui se trouvaient à sa cour, les chargeant d’aller demander le secours de leurs gouvernements respectifs. Venise lui répondit favorablement. Son ambassadeur Contarini vint en Perse et réussit à obtenir d’Uzun Hassan le renouvellement de son alliance, et assista à une revue de troupes organisée par Barbaro récemment arrivé à Tauris. Cependant le soulèvement de son fils d’abord, et la révolte de son frère ensuite ne permirent pas à Uzun Hassan d’entreprendre une nouvelle expédition contre les Turcs. Et sa mort survenue quelques années après (janvier 1478) ne fut pas pour arranger 1es choses. Avec la mort de ce souverain, l’Europe perdait un bon allié et Venise, ne pouvant plus rien espérer du côté de la Perse, se décidait enfin à signer avec les Ottomans la paix de décembre 1478.

II est nécessaire de mentionner ici les raisons pour lesquelles Uzun Hassan n’a pas pu obtenir de l’Egypte, directement intéressée à la lutte contre le Sultan, qu’elle lui envoyât du secours.

En fait, dès leur arrivée au pouvoir, les Aq Qouyunlu établirent avec les Mamelouks d’Egypte des relations amicales.

La puissance de ce dernier pays s’étendait à cette époque sur la Syrie entière et la partie de la Mésopotamie située au sud de la bouche formée par l’Euphrate.

L’intelligence qui régnait entre les deux états voisins de la Perse, d’une part l’Egypte et ses possessions de l’autre, permettait aux caravanes parties de Tauris et de Soltânieh d’atteindre Alep et la Méditerranée. Les foires qui se tenaient à Soltânieh aux mois de juin, de juillet et d’août de chaque année, attiraient un grand nombre de marchands étrangers, notamment vénitiens et génois venus par Caffa ou par Trébizonde. La soie grège des provinces caspiennes, les tissus de soie et de coton fabriqués à Yazd et à Shiraz de Bahrein, des épices de l’Inde, de l’indigo de Kermân, sans compter la rhubarbe de Chine et les bijoux d’or et d’argent de Soltânieh étaient les principaux articles que l’Europe venait chercher en cette ville. Certains de ces articles, des épices notamment, craignant un long voyage en mer, ne se trouvaient pas directement sur les marchés d’Alexandrie ou de la Syrie.

Préférant de beaucoup le voyage par terre, on les dirigeait à partir de Hormuz vers la ville de Soltânieh où ils arrivaient après un trajet de 60 jours.

D’autre part, les Occidentaux avaient intérêt, pour supprimer tout intermédiaire, à acheter en cette ville les tissus persans dont l’Europe du Moyen-âge faisait une très grande consommation. Citons pour mémoire les noms de Camocato (Kimkha en persan) de Tauris et de Neishâpour ; Sigalatn (Taylacan) de Tauris et de Bagdad ; Zettani de Tauris et de Samarkand : Yazdi de Yazd ; Taffetas (Tâfteh) de Tauris et de Soltânieh ; et enfin Mairamas, brocat d’or très recherché par l’Eg1ise en France. [16] Les tissus fabriqués en Europe arrivaient en grande quantité en Orient. Les draps des Flandres, de France et d’Italie, les toiles de lin des usines de Reims étaient particulièrement recherchés en Perse. Les Vénitiens y vendaient annuellement plus de 16 000 draps de Florence. Comme tout ce courant commercial passait par Alep, on comprendra donc que les mêmes motifs qui avaient poussé les Mamlouks à la conquête de la Syrie aient engagé Uzun Hassan à se tailler à tout prix un passage vers la Méditerranée. Avant la bataille de Tardjan, la conviction des deux alliés Uzun Hassan et les Francs était qu’ils seraient victorieux des Turcs et des Egyptiens. Par suite de l’interception des lettres d’Uzun Hassan, transmises par Zeno, consul vénitien à Damas, et invitant les "Francs" à attaquer les troupes égyptiennes, le sultan irrité décida d’envoyer une expédition contre les Persans. [17] Les forces égyptiennes commandées par Yechbeg réussirent à repousser les attaques d’Uzun Hassan et l’obligèrent à s’éloigner de Bira (1472). La bataille de Tardjan (1473) qui avait lieu à peine un an après celle de Bra, fut une défaite pour l’allié d’hier des Egyptiens.

La mort d’Uzun Hassan ouvrit pour la Perse une période de troubles pendant laquelle la recherche de toute politique commerciale devait être superflue. Les Européens abandonnèrent peu à peu les marchés de Tauris et de la Perse occidentale au profit de ceux d’Alep, de Damas et d’Alexandrie. Ces marchés, d’abord entre les mains des Egyptiens et ensuite soumis aux Turcs, n’offraient plus aux étrangers les garanties qu’on pouvait souhaiter. Les droits de douane très élevés et les taxes exagérées qu’on devait payer au Sultan diminuaient chaque jour les bénéfices des marchands.

Le quintal de gingembre qui se vendait 4 cruzados à Calicut, en coûtait 11 sur le marché d’Alexandrie et en valait plus de 16 sur la place de Venise. Il en était de même des autres produits d’origine orientale. La nécessité de changer le système du commerce se faisait sentir de jour en jour plus forte.

C’est aux Portugais que revient l’honneur d’avoir les premiers, parmi les Européens, résolu le problème. En effet après plusieurs années d’efforts et de sacrifices courageusement consentis, ils purent, en doublant la pointe la plus méridionale de l’Afrique, atteindre l’Inde par la voie des mers (20 mai 1498). Cette découverte qui mettait du coup en péril la suprématie des peuples commerçants de la Méditerranée, était en même temps un grave danger pour le transit du proche Orient et la Perse. C’est sur de telles perspectives que s’ouvrait le XVIe siècle.

Notes

[1Labourt, Le Christ de l’empire perse, p.350.

[2Heyd, T.II, p.117 et suiv. d’après le voyageur florentin.

[3Heyd, T.II, p.118.

[4Pegolotti dans Heyd. T.II, p.132 et suiv.

[5Mas Latrie, Traité de paix et dec ommerce. Supp. et tables, Paris 1872. Textes publié en italien avec trad. française, p.16 et suiv.

[6Huart, Hist. de Bagdad.

[7Clavjo, Relations Seviile, 1822.

[8De Sacy, Mém. De L’Acad. des Ins. et Bel. Let., T.VI, Paris, 1822.

[9De Sacy, Mém., Cit.

[10Idem. Mém. Acad. des Ins. et Bel. Let., T. VI, pp.473-474 (texte persan seulement).

[11Idem.

[12Manpiero, Annales.

[13Idem. p.66.

[14Minorsky, La Perse au XVe siècle, pub. De la Soc. D’Etudes Iraniennes, No.8, p.12.

[15Idem, p.13.

[16Heyd. T.II, p.609 et s.

[17Berchet, La Republica di Venezia e Persia, p.12.


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