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"Repartir à zéro, comme si la peinture n’avait jamais existé" :
Point de vue d’artiste
Du 24 octobre 2008 au 2 février 2009, une exposition intitulée « 1945-1949. Repartir à zéro comme si la peinture n’avait jamais existée » a été organisée par le Musée des Beaux Arts de Lyon. Elle était consacrée à la question de l’art vu par les artistes après la Seconde Guerre mondiale. Après les atrocités de cette guerre, beaucoup d’artistes se sont posé de nouvelles questions concernant leur art et cette remise en question a conduit à la production d’œuvres originales et modernes, objets de l’exposition. Dans un texte envoyé par le professeur Jean-Pierre Brigaudiot à la Revue de Téhéran, il évoque les aspects majeurs de cet événement culturel :
Le propos des commissaires de cette assez vaste exposition tourne autour de la peinture en Europe et aux Etats-Unis de 1945 à 1949, durant ces quelques années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. Bien évidemment cela ne concerne que certains aspects de la peinture, une sélection d’œuvres essentiellement non figuratives et dans des catégories un peu floues appelées, selon les auteurs, informel, impressionnisme abstrait, expressionisme abstrait, abstraction lyrique, gestualité, art brut. D’emblée il faut se poser la question de ce qui n’est pas montré de la peinture de cette période ; la réponse paraît assez évidente : les abstractions géométriques, pour la plupart issues du cubisme, se sont développées depuis plusieurs décennies et tendent à s’épuiser, elles ont dit l’essentiel de ce qu’elles avaient à dire. Les figurations quant à elles, et dans leur diversité, ne sont alors pas considérées comme appartenant vraiment aux avant-gardes, or l’époque fonctionne dans le contexte du système des avant-gardes. Et puis le titre de l’exposition, Repartir à zéro, engage un présupposé : les peintres présentés, après cette guerre mondiale et son horreur, auraient voulu faire une autre peinture, plus ou moins ignorante du passé et annonciatrice d’un monde et d’un art nouveau. Ainsi l’on comprend que les abstractions géométriques qui étaient de fait l’avant-garde de cette période ne pouvaient prendre en charge un désir de table rase auquel elles avaient déjà contribué, et pour ce qui est des figurations, elles étaient sans doute et peu ou prou condamnées au reportage sur la guerre, les quelques dessins et collages de Wladislaw Strzeminski, avec des photos des victimes des camps de concentration, présentés dans cette exposition, le confirment.
Il s’agit donc d’une exposition de peinture d’expression, de ressenti, d’impression, de réaction et de révolte de l’individu peintre face à l’innommable que furent la guerre avec l’extermination technique et programmée de millions d’êtres humains, opérée au nom de l’idéologie nazie. Et ce n’est pas fini ! La vie continue avec ses massacres : le jour même de l’armistice du 8 mai 1945, ce furent les émeutes de Sétif en Algérie, et puis le 6 août Hiroshima. Il faut remarquer que cette peinture expressionniste (au sens de l’expression de soi) de l’après-guerre témoigne d’une posture individuelle et non collective, ce qui signifie clairement l’abandon par ces peintres de toute adhésion aux projets modernistes et communs propres à l’entre deux guerres mondiales, comme les projets développés par Mondrian et le Bauhaus, projets qui avaient dans leurs programmes une volonté de contribuer à l’édification d’un monde meilleur - celui des lendemains qui chantent. Ainsi la position post romantique et individualiste des artistes choisis pour cette exposition de Lyon révèle leur non croyance en des idéologies dont la faille est attestée.
Chacun exprime ce qu’il ressent en l’informe, car cette peinture est également et peut être avant tout informe : Jackson Pollock, Jean Fautrier, Olivier Debré, le groupe COBRA et Dubuffet (les corps difformes-informes), Mark Rothko, Barnett Newman, Clyfford StiIl, Lucio Fontana... L’informe c’est le magma, la boue, l’immonde, l’irreprésentable, Cette peinture est celle d’un monde dont la rationalité et les formes construites semblent abolies en l’informe, dans le sale, la vomissure, la trituration de la pâte picturale, la coulure, les sécrétions autant mentales que corporelles. Les abstractions géométriques vantaient la raison et l’homme constructeur, ces abstractions informelles disent le désespoir ou le non espoir en l’humain, disent le chaos. Je crois que c’est plutôt en ce sens que peut se comprendre la peinture exposée ici, que dans celui d’un désir de table rase de la part de ces artistes, même si… Car en effet on ne peut nier l’inscription de ces œuvres dans le contexte des avant-gardes dont le mode de fonctionnement implique systématiquement la négation de ce qui a précédé : donc la table rase fait partie intégrante du programme d’une telle peinture. On retiendra encore de cette peinture qu’elle est la peinture d’un ici-maintenant, celui du peintre aux prises avec la matière dont il s’évertue à réinventer les fonctions en dehors de la représentation, matière qu’il triture et malaxe, comme Antoni Tapies ou Jean Fautrier, affirmant clairement que ce qui est à voir c’est avant tout le médium, la peinture elle-même en sa matière, sa texture et ses teintes, criant haut et fort que le médium, presque à lui seul, est le signifiant de la douleur existentielle, de la douleur d’être en ce monde, la douleur et le désespoir. Cette peinture est une peinture d’exploration et d’aventure, chaque tableau est une expérience de recommencement à partir, en principe, de rien. Mais à chaque chose son contraire : le peintre de l’Informe, celui qui ainsi triture la pâte n’annonce t-il pas ou n’espère t-il pas un monde nouveau, celui du commencement et du recommencement, comme dans la Genèse lorsque Dieu sépara la lumière des ténèbres et créa l’homme ? Les artistes créent-ils des mondes pour comprendre ou aider à comprendre le monde ?
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