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L’Iran, terre antique, a vu de nombreuses croyances et idéologies se succéder au fil des siècles. Parmi elles, le zorvânisme est sans doute l’une des croyances les plus ancrées et les moins connues de l’Iran antique, dont les traces sont aujourd’hui encore visibles dans la société et dans la pensée iraniennes.
Basée sur le culte d’un Dieu originel, Zorvân, dieu du Temps fini et infini et père créateur d’Ahourâ Mazdâ et d’Ahriman, le zorvânisme propose une vision du monde totalement fataliste et matérialiste, où l’idée d’une vie après la mort et d’un Jugement dernier est absente. Cette religion est aujourd’hui très peu connue même si de nombreux documents attestent de sa présence jusqu’aux cinq premiers siècles de l’Hégire, mais son influence sur le zoroastrisme, le manichéisme, le mazdéisme et les divers courants de pensée de la société iranienne a été grande.
Il est très difficile de remonter aux origines du zorvânisme. Du manichéisme, du mithraïsme, deux religions qui ont su s’adapter à la société et au passage du temps, de nombreux textes nous sont parvenus, et les multiples cultures qui furent influencées par ces religions ont laissé de quoi approfondir les recherches en la matière. Mais le zorvânisme est peu connu, en particulier en raison de l’occultation volontaire de cette croyance par le zoroastrisme, son héritier direct. Cette occultation, cette falsification historique a été radicale, à tel point que pour les chercheurs, découvrir les éléments de cette croyance est encore aujourd’hui un défi. Cependant, la voie des recherches en la matière a été ouverte depuis le XIXe siècle par les travaux archéologiques et littéraires des orientalistes et des chercheurs iraniens. L’ouvrage de référence le plus important de cette recherche est un livre de l’orientaliste anglais Robert Charles Zaehner, Zorvân, A Zoroastrian Dilemma. Ce livre a été la base des recherches ultérieures, mais aujourd’hui ses carences ont été mises à jour. Comme le titre l’indique, R. Zaehner est parti à la découverte du zorvânisme à partir du zoroastrisme, et s’est uniquement basé sur des textes qui, nous le verrons, ont été modifiés pour occulter le zorvânisme. De nouvelles recherches ont dévoilé des pans jusqu’alors inconnus de cette foi et permettent de mettre à jour les contradictions des textes zoroastriens. Cependant, ces textes sont effectivement les plus riches en informations sur le zorvânisme, malgré les efforts des prêtres zoroastriens. Car paradoxalement, même si aujourd’hui, le zorvânisme est très peu connu, il était jusqu’aux trois premiers siècles de l’Hégire la question la plus débattue par les commentateurs zoroastriens.
Comme ouvrages contenant des informations sur le zorvânisme, on peut citer l’Avesta, le Bondaheshn, le Tansar Nâmeh, recueil destiné à établir les bases de la croyance zoroastrienne officielle et qui date du règne d’Ardeshir, Les Sélections de Zâdesparam, le Shekand Gamânik Vishâr ainsi que le Minovi Khrad, qui datent des trois premiers siècles de l’Hégire. Certains ouvrages rédigés par des prêtres syriaques et arméniens tels que Théodore Abou Qurra et Eznik de Klob sont également une source d’informations précieuse. Quant aux textes islamiques, l’ouvrage de Shahrestâni Melal va Nehal, le traité connu sous le nom d’Olama-e Eslâm, ainsi que les ouvrages de compilation historiques, tels que le Livre des Rois de Ferdowsi, ou même les passages philosophiques et religieux des textes littéraires de l’ère musulmane qui traitent du zorvânisme sont à remarquer.
Pour les zoroastriens, le zorvânisme est une déviance du zoroastrisme, un courant secondaire d’hérétiques. C’est en se basant sur ce postulat que les prêtres zoroastriens rédigèrent de nombreux textes dans lesquels ils expliquèrent leur foi dans son opposition au zorvânisme. Pour cela, et pour lutter contre cette croyance très ancrée parmi la population iranienne, ces prêtres de la religion officielle de l’Empire sassanide essayèrent de travestir les données qui leur étaient parvenues du zorvânisme. Mais ce travail ne fut heureusement pas aussi radical qu’ils l’auraient souhaité et les contradictions découvertes dans les textes zoroastriens permettent de situer les fondements du zorvânisme.
Même si le zoroastrisme a su se présenter comme une religion vivante et aujourd’hui encore dynamique, avec une règle de vie applicable à toutes les époques, des contradictions marquent sa version de la genèse du monde, contradictions que les théologiens zoroastriens ont tenté d’expliquer, parfois d’occulter ou de contourner. L’un des écueils les plus évités du zoroastrisme concerne l’origine du dieu du Mal et des Ténèbres, Ahriman et celle d’Ahourâ Mazdâ, créateur de la Lumière, de l’Univers et de l’Homme. Ahourâ Mazdâ, le dieu zoroastrien, est le Bien absolu. Nulle laideur et méchanceté n’entache sa création. Et nulle part, il n’est dit qu’il est le créateur d’Ahriman, le dieu du Mal, à supposer même qu’avec son statut de dieu du bien, il soit capable d’une telle chose. Cela nous pose la question de la création d’Ahriman. Quelqu’un l’a-t-il créé ou s’est-il créé lui-même ? Si Ahourâ Mazdâ, qui est le Créateur de l’Univers, est tout-puissant, comment ne s’est-il pas rendu compte de la création ou de l’existence d’un adversaire aussi puissant, et pourquoi n’a-t-il rien fait par avance pour l’arrêter ou le détruire ? C’est une question qui a été peu abordée par les théologiens zoroastriens, qui l’ont présenté comme un problème de second ordre. Dans l’un des textes zoroastriens importants, paradoxalement nommé Olama-e Eslâm (les savants de l’islam), le grand prêtre zoroastrien (moubad-e moubadân) dit :
"Quand Ahourâ Mazdâ regarda au loin, il vit Ahriman à une distance de quatre-vingt seize mille farsang […]." [1]
Ce chiffre, écrit il y a sept siècles, indique en réalité l’éloignement d’Ahriman du monde humain et de la pensée des hommes. Cela dit, cela ne résout guère le problème.
Dans un autre texte zoroastrien, Shekand Gomânik Vishâr (Traité analytique pour l’effacement des doutes), Mardân Farrokh, grand prêtre du XIe siècle, nie l’omnipotence et l’omniscience d’Ahourâ Mazdâ. Il dit ainsi :
"Je dois d’abord expliquer que nulle créature n’est infinie sauf le Temps et l’Espace. L’infinité est une chose qui n’est ni compréhensible, ni saisissable et comme nulle intelligence ne peut la cerner, même celle de Dieu (Ahourâ Mazdâ) n’a pas le pouvoir de la comprendre. Par conséquent, Ahourâ Mazdâ est incapable de comprendre sa propre essence existentielle, non plus que celle de l’Obscurité et du Mal (Ahriman). Il est impossible donc de considérer ce Dieu comme un Dieu omniscient, base de toute chose et tout Bien." [2]
Ces explications ne donnent pas d’informations sur l’essence et la création d’Ahriman. Opposé à ce paradoxe irrévocable de la croyance zoroastrienne, le zorvânisme propose l’existence de Zorvân, le premier Dieu, infini et au-delà de tout, y compris du Bien et du Mal. Ce Dieu n’était pas vide d’Az (convoitise) puisqu’il voulait être considéré comme un créateur et qu’il créa Ahourâ Mazdâ à cet effet. Il n’était pas non plus dénué de doute, puisqu’il douta et que de ce doute naquit Ahriman. Il n’était pas non plus omniscient puisqu’il ignorait qu’Ahriman allait lui déchirer le ventre pour en sortir avant Ahourâ Mazdâ et demander le royaume du monde. Mais en revanche, ce dieu ne fit pas de la lutte contre le Mal un devoir pour l’homme. C’est en lui-même qu’il fit le sacrifice nécessaire à cette bataille, en se limitant et en détachant de son infinité éternelle, un temps fini de douze mille ans, c’est à dire qu’il renonça à son éternité pour douze mille ans.
Le prêtre chrétien Eznik de Kolb, auteur de l’une des sources importantes en matière de zorvânisme, écrit au Ve siècle :
"Quand il n’y avait rien, ni ciel ni terre ni nulle autre chose, il y avait un être que l’on nommait Zorvân, qui a également été nommé Destin et Grandeur. Malgré toute sa grandeur, Zorvân n’avait jamais rien créé pour être nommé Créateur. Il décida d’avoir un fils qui créerait le monde. Il fit donc des sacrifices et pria pour que Hormoz (Ahourâ Mazdâ) fût créé dans son corps et qu’il naquit mille ans plus tard. Après sept siècles, Zorvân douta que son action soit efficace et du fait de ce doute, Ahriman fut créé dans son corps. Après qu’il sut qu’un second enfant était dans son ventre, il décida d’accorder le royaume du monde à celui de ses enfants qui se dresserait devant ses yeux le premier. Il prit cette décision car il savait qu’Ahourâ était plus proche de la sortie de son corps, mais Ahriman, en apprenant cette décision de son père, lui déchira le ventre et se dressa devant lui avant Ahourâ. Zorvân demanda : "Qui es-tu ?" et Ahriman répondit : "Je suis ton fils." Zorvân dit : "Mon fils est lumineux et d’une bonne senteur, tu es obscur et malodorant." Lors de cette conversation, Ahourâ naquit et se dressa devant son père. Zorvân le reconnut et lui donna la branche qu’il avait tenu à la main lors de ses siècles de prière et lui dit : "Jusqu’à maintenant, c’est moi qui priai pour toi, désormais c’est à toi de prier pour moi." En entendant cela, Ahriman dit : "N’avais-tu pas juré d’accorder le royaume du monde à ton premier enfant ?" Zorvân, qui tenait à sa parole dit : "Je t’accorde le royaume du monde pour neuf mille ans, mais Hormozd est plus élevé que toi et le royaume éternel est à lui." Puis Zorvân créa Az avec sa propre force mais de l’essence d’Ahriman et l’offrit comme manteau ou comme outil à Ahriman." [3]
Un récit semblable est narré par Shahrestâni dans son Melal-va Nehal au sujet de la création zorvânite. La troisième source à narrer ce récit est le livre Olama-e Eslâm, qui date de l’an 600 du calendrier Yazdgard et est rédigé sous la forme d’un dialogue entre des savants musulmans et le grand prêtre zoroastrien de l’époque. Un siècle plus tard, un autre texte zoroastrien attire l’attention, car l’auteur, grand prêtre, précise que tout vient du Temps, que ce dernier est le créateur d’Ahourâ, lequel lui doit tout. Encore une fois, dans ce texte, la question de la création d’Ahriman est escamotée. Dans la plus ancienne partie de l’Avesta, les Gathas, que l’on attribue à Zoroastre lui-même, il est dit dans le troisième paragraphe du trentième yasn :
"Ainsi naquirent les deux essences simultanément, dans la pensée et la parole de ces deux, il y a le bien et le mal et le sage choisit entre eux." [4]
Ce passage est l’allusion la plus claire à la genèse de la Création dans les Gathas. Les théologiens zoroastriens, qui ne pouvaient accepter la thèse selon laquelle Hormoz et Ahriman sont de la même essence, ont tenté d’interpréter ce passage en disant que le bien et le mal naissent des rêves des hommes, mais cette interprétation est contredite par le quarante-cinquième yasn qui précise :
"Je parle maintenant des deux essences du début de la Création. De ces deux essences pures l’une dit à l’autre rien de nous deux, ni la pensée, ni la sagesse, ni la foi, ni la parole, ni l’acte, ni la conscience et ni l’idée ne sont compatibles." [5]
Le contenu de ce yasn raconte évidemment un temps antérieur aux hommes, et par conséquent à leurs rêves. Les deux essences jumelles étaient Hormoz et Ahriman et leur incompatibilité parfaite était exactement ce qui, selon la décision de Zorvân, allait conduire à leur confrontation. Cette précision rejette donc les thèses officielles du zoroastrisme et de nombreux théologiens ont tenté d’éviter cette contradiction en présentant ces deux essences comme essentiellement séparées l’une de l’autre, et comme nous l’avons vu, certains vont jusqu’à préciser la distance de 99 999 farsang qui sépare Ahriman et Ahourâ lors de leur première confrontation. Ce rejet de la thèse zorvânite de la création va également jusqu’à pousser les commentateurs zoroastriens à séparer les éléments naturels des deux dieux. Ainsi, certains reconnaissaient que Hormoz avait été créé d’un mélange de feu et d’eau mais ne disent rien au sujet d’Ahriman. D’autres textes précisent que le Temps créa Hormoz de l’humidité de l’eau et de la chaleur de feu, et Ahriman de la froideur de l’eau et de la sécheresse du feu. Accepter cette version signifierait accepter l’idée qu’avant de créer Ahriman et Hormoz, Zorvân avait déjà créé l’eau et le feu, précondition qui n’est étayée par aucun autre texte.
La version de la création zorvânite narrée par Eznik de Kolb est renforcée par l’un des trois documents existant qui attestent explicitement de l’existence de la foi zorvânite. Il s’agit d’une plaque de bronze, découverte dans le Lorestân et datant du VIe siècle av. J.-C. Au centre de cette plaque un corps bicéphale, dont l’une des têtes, visiblement féminine, est placée au niveau du ventre et l’autre, masculine, située normalement sur le corps, qui est aussi masculin, est visible. Deux jeunes gens tenant à la main une branche ont été gravés sur les épaules du corps principal. En bas et à gauche de la plaque trois enfants, au-dessus d’eux trois hommes adultes et à leur droite trois homme âgés dotés d’une longue barbe sont visibles. Le corps central est très probablement Zorvân, formé d’un homme et d’une femme. L’image des trois générations, présente dans la plupart des objets relatifs au zorvânisme, souligne le pouvoir du Temps en tant que créateur et destructeur, et atteste de l’origine zorvânite de cette plaque. Les branches que tiennent à la main les deux jeunes gens, Ahriman et Ahourâ, sont également remarquables. Dans le zoroastrisme, la branche est un élément symbolisant le pouvoir d’Ahourâ Mazdâ et nous avons vu Zorvân donner cette branche à Ahourâ. Ici, les deux enfants de Zorvân ont à la main cette branche et ce détail remet en question la sacralité et l’unicité du pouvoir d’Ahourâ. On peut conclure de ce détail que Zorvân, ayant décidé de la bataille future, avait remis une branche à chacun de ses enfants en signe de pouvoir.
La parole de Zorvân qui prédit un temps limité pour la Création et sa manière de diviser le monde entre ses enfants est un prologue à la guerre entre le Bien et le Mal, fondement du zoroastrisme. Cette guerre devait avoir lieu dans un temps limité, c’est pourquoi Zorvân provoque une transformation essentielle dans le monde en réduisant son être éternel duquel il détacha un temps limité de douze mille ans, à la fin duquel le Bien et le Mal doivent s’affronter. Cette modification du temps infini en temps fini est la plus importante de la croyance zorvânite et Zorvân, en raison de la pause qu’il créa au sein de l’éternité fut nommé "Derang Khoutây", qui signifie Dieu de la pause. Selon la volonté de Zorvân, après la bataille entre le Bien et le Mal, le temps fini devait redevenir infini et l’Univers retourner au néant. Pour que tous les événements de ce monde aient lieu selon la volonté de Zorvân, c’est-à-dire selon la destinée, ce dernier divisa l’Univers en douze parties et préposa une figure à chacune de ces parties. Ce fut le zodiac dont les constellations étaient chargées de veiller sur le bon ordre de l’Univers. Après ces préliminaires, il était impossible que quoi que ce soit arrivât, qui ne fut le fruit de la volonté de Zorvân, puisque tout événement a lieu dans le temps et l’espace, et que ces notions sont encloses dans l’être même de Zorvân, et que d’autre part, les constellations zodiacales veillent au bon déroulement des faits. Ainsi, l’Univers fut organisé selon l’ordre et sous l’autorité et la volonté totale de Zorvân, autrement dit, de la destinée. Désormais, Zorvân était montré sous la forme du dieu de l’ordre, de la loi et du destin. Après la création de l’Univers par Zorvân, Hormoz prit place dans le monde supérieur, le monde de lumière, et Ahriman dans le monde inférieur, sous terre et dans les ténèbres, puis Zorvân mit en place un gardien pour surveiller l’espace entre ses deux enfants. Ce gardien était le Vây Khoutay, dieu du vent et de l’espace, également dieu de la justice et du courage. Désormais, le monde était prêt à vivre sa temporalité. Lors du premier trimillénaire, Ahourâ et Ahriman créèrent tous deux leurs créatures. Ni les bonnes créatures d’Ahourâ ni les mauvaises créatures d’Ahriman n’étaient douées de mouvement. Les deux demandèrent donc à Zorvân de les doter de vie, ce qu’il accepta de faire. Cette partie de la genèse est très importante car elle montre le rôle de Zorvân dans la transformation de l’énergie potentielle en acte et sa capacité à interférer dans l’ordre des choses, d’autant plus qu’il aurait très bien pu rejeter la requête d’Ahriman, ce qu’il évita de faire en raison de sa promesse.
Après cette création première, la guerre commença entre Ahriman et Ahourâ. Cette guerre est relatée en détail dans plusieurs textes zoroastriens, y compris le Bondaheshn où les contradictions visibles entre les divers chapitres relatifs à la bataille entre Hormozd et Ahriman peuvent être justifiées à travers une optique zorvânite.
A la fin du troisième trimillénaire, l’issue de la bataille paraît favorable à Ahriman. Mais c’est justement sa puissance qui le prépare à la défaite. Nous avons vu que Zorvân lui avait créé un lieutenant, Az, dieu de la convoitise. Az, créé de la même essence qu’Ahriman et puissant comme Zorvân, est le symbole de tous les désirs existant au monde et c’est pourquoi il est fondamentalement proche de Zorvân, lequel est par ailleurs le premier à convoiter, puisqu’il ne lui suffit pas d’être éternel et infini et qu’il veut aussi être créateur. Selon les Sélections de Zâdesparam, dont l’auteur, le grand prêtre Zâdesparam, a relaté les croyances zorvânites avec plus ou moins de correction, Ahriman, après avoir reçu Az de Zorvân, le plaça sans réflexion à la tête de sa troupe de démons. Sans réflexion car Az était très puissant. En réalité, ce n’est pas uniquement l’homme, le monde ou Ahourâ qui sont défiés par Az, mais Zorvân lui-même car Az pousse les êtres à dépasser les limites qui leur sont assignées par la destinée. Mais revenons à la bataille. La victoire était proche pour Ahriman, car il avait réussi à détruire une grande partie de la création d’Ahourâ. Mais cette destruction provoqua une vague de famine parmi les démons qui s’entretuèrent, jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’Ahriman, le dieu de la mort, le dieu de la colère et Az vivants. Az, qui était doté d’un appétit insatiable, avala d’abord le dieu de la colère, ensuite le dieu de la mort, puis s’avança vers Ahriman pour l’avaler également. Ahriman, incapable de lui tenir tête, fut obligé de quitter le champ de bataille et de gagner les ténèbres, perdant ainsi la guerre. Az, quant à lui, n’ayant plus rien à avaler, dépérit et finit par disparaître.
Quant à l’homme, les croyances zoroastriennes et zorvânites se rejoignent peu ou prou pour le reconnaître en tant que descendant du premier homme, Kioumarth, et de ses enfants, Mashi et Mashiana, lesquels vivaient dans la paix et l’innocence jusqu’au jour où la convoitise les poussa à renier Ahourâ et à désirer autre chose que ce qu’ils possédaient. De ce jour, ils furent dans le besoin, malheureux et errants. Ce qui est important à prendre en compte, c’est que cela est leur destinée et tout ce qui leur arrive a lieu dans le cadre de Zorvân. La vie d’un zorvânite est totalement sous l’emprise d’une destinée appliquée et surveillée à chaque instant par Zorvân. La mort est douloureuse dans cette foi car Zorvân est aussi le dieu de la mort. Dans l’Avesta, la seule allusion directe à Zorvân est celle faite à sa fonction de dieu de la mort. Dans le Vendidâd, on peut lire :
"A l’heure de la mort, le div de la mort Estavidât enchaîne l’homme et Vâyu le garde jusqu’à l’arrivée du destin (Zorvân) qui l’achève." [6]
Il n’est pas étonnant que les zoroastriens aient cédé une fonction désagréable à un autre dieu qu’Ahourâ, qui ne pouvait être que le Bien. Mais on peut également lire que le mort devait suivre un chemin nommé "Zorvân", qui menait proprement au néant. Cette finalité de la vie du zorvânite le dispense d’une participation active à la lutte cosmique du Bien et du Mal. Ainsi, contrairement au zoroastrien perpétuellement en lutte contre le Mal, le zorvânite n’est que le spectateur de cette gigantesque bataille. Il y a également une autre différence entre ces deux croyances : le zorvânisme assigne à chaque homme une destinée unique et irrévocable, contre laquelle il est impossible de lutter, et considère tout désir d’aller au-delà de ce qui a été fixé pour chacun comme le résultat de la convoitise, et par conséquent inacceptable et réprouvable. Au contraire de cette pensée, le zoroastrisme promeut une certaine forme d’hédonisme où l’usage des bienfaits du monde est non seulement accepté mais également fortement conseillé. Ainsi le dieu Ashi ou At, symbole des bienfaits et des richesses de la vie dans le zoroastrisme, est l’un des lieutenants d’Ahriman dans la pensée zorvânite. La liste de ces différences entre les deux religions est longue et sert uniquement à démontrer que le zorvânisme n’a pas été un courant secondaire et hérétique inspiré du zoroastrisme, mais une religion indépendante et antérieure à ce dernier. De plus, au vu des fondements eschatologiques de la religion zoroastrienne, la chance pour les zorvânites de proclamer leur foi et d’inviter les zoroastriens à se convertir était très faible. Il est donc aussi logiquement improbable que le zoroastrisme ait précédé le zorvânisme.
Connaître l’historique des religions antiques est impossible car chacune d’elle prétendait être là de toute éternité et nul ne peut savoir où commence cette "éternité". La plus ancienne trace du zorvânisme date du début du premier millénaire av. J.-C., c’est-à-dire à un moment où de nombreux groupes de bouddhistes s’établirent dans le nord est de l’Iran sur le territoire sogdien et qu’ils traduisirent leurs livres saints en sogdien. Dans ces textes, le nom du grand dieu bouddhique Brahma est traduit par "Azurvâ", le nom sogdien de Zorvân, ce qui montre que ces habitants connaissaient Zorvân. Plus tard, les Sogdiens se déplacèrent plus au sud, dans ce qui est aujourd’hui le Sistân. Il est probable que cette région ait été le centre principal du zorvânisme en Iran.
Parmi les sources iraniennes, trois font explicitement état de l’existence du zorvânisme en Iran. La première est la plaque de cuivre découverte dans le Lorestân dont nous avons fait mention précédemment. La deuxième source est l’Avesta, et plus précisément les Gathas, cette partie la plus ancienne et la plus fiable de l’Avesta, que les chercheurs sont unanimes à dater du VIème siècle av. J.-C., ce qui montre qu’à cette date, le zorvânisme était une religion reconnue et couramment pratiquée.
La troisième source fiable du zorvânisme consiste dans les Khodây Nâmeh, c’est-à-dire l’histoire orale de l’Iran antique que le peuple s’est transmis de génération en génération sur des siècles et qui ont finalement été scrupuleusement compilés par le grand poète épique Ferdowsi. Son livre, le Shah Nâmeh, relate le récit du tribunal de grands mages devant lequel Zâl dut se présenter pour une profession de foi. Ce dernier, père du héros Rostam, fut abandonné à sa naissance dans la montagne par son père Sâm. Il fut récupéré et élevé par Simorgh, l’oiseau mythique, puis repris par son père alors qu’il était adolescent. Retourné à la civilisation, le jeune héros ne cessa de commettre des impairs. Il fut finalement traduit devant un conseil de grands mages sur ordre du roi Manouchehr, pour répondre à des questions concernant son éducation et ses croyances. Cette séance de questions, relatée dans le Shah Nâmeh, est tout à fait zorvânite. Les grands prêtres posent au jeune homme des questions religieuses à laquelle il doit répondre correctement. Les questions et les réponses sont toutes relatives à la foi zorvânite même si elle n’est pas explicitement citée. Dans ses réponses, le jeune Zâl parle de la lune, du soleil, des étoiles, du zodiac et de ses constellations qui sont les observateurs du grand dieu du Temps. Il fait état de sa foi en la destinée toute puissante et irréversible et du fait que l’homme "entre dans la vie par une porte et en ressort par une autre." Il parle également de la mort selon la version zorvânite et fait mention de Vây ou le vent, élément important de la cosmologie fataliste. Ses réponses sont finalement approuvées par le tribunal et la joie du roi à cette nouvelle tend à prouver que ce dernier était lui aussi zorvânite. Dans le Shahnâmeh, aucune information n’existe concernant la foi des rois avant Manouchehr, mais l’on sait que Gashtâsb fut le premier à accepter le zoroastrisme, il est donc probable que les rois précédents aient été zorvânites.
Il existe très peu d’informations concernant la religion des Mèdes. Les objets datant de cette époque permettent de deviner qu’ils étaient fatalistes et qu’ils croyaient en une destinée supérieure et invincible. Ils avaient également des prêtres nommés "mages" qui, tout en étant théologiens, étaient également astrologues et devins. Détail important, l’Avesta ne cite pas les mages, ce qui prouve que ces derniers n’étaient pas considérés comme des prêtres selon la foi zoroastrienne. Ces mages furent des siècles plus tard sévèrement persécutés sous le règne de Darius Ier et de Xerxès. Les survivants se réfugièrent en Asie mineure et c’est dans les récits des auteurs antiques non Iraniens qui les rencontrèrent après le règne mède que l’on retrouve leurs traces. Eudème de Rhodes, philosophe grec du IVe siècle av. J.-C. écrit :
"Les mages parlent d’une créature que certains nomment espace et d’autres temps et toute autre créature tactile est enclose en elle. Du cœur de cette créature naquirent le dieu du Bien et le dieu mauvais, et certains les nomment "la lumière" et "l’obscurité"." [7]
Selon Bartel van der Waerden, la première vague de pensée zorvânite atteignit la péninsule hellénique au milieu du VIe siècle av J.-C. Il est donc probable que les philosophes grecs tels que Platon et Pythagore aient eu connaissance de cette religion et qu’elle ait influencé, même indirectement, leurs travaux. Si tel est le cas, la ressemblance entre les figures platoniciennes et les figures nobles et bonnes mais dénuées de mouvement du monde potentiel ne serait pas accidentelle.
Quoiqu’il en soit, l’effondrement de la dynastie ne signifia pas la destruction de leur foi et les mages mèdes continuèrent d’exercer pendant plusieurs siècles dans une relative ou totale liberté. Ceci dit, nombre d’entre eux se convertirent au zoroastrisme et c’est pour cela que "mogh" (prêtre zorvânite, considéré comme sorcier et magicien par les Zoroastriens) et "mobad" (prêtre zoroastrien) sont souvent utilisés comme synonymes.
Sous le règne de Cyrus le grand, la tolérance religieuse régnait et le zorvânisme était, parmi d’autres religions, librement pratiquée. A tel point qu’un mage prétendit être l’héritier du trône et que le vrai héritier dut le vaincre après une longue guerre civile. Cet événement marqua le début de la persécution des zorvânites, persécution qui continua jusqu’au règne de Xerxès, lors duquel une éclipse solaire permit aux mages de retrouver leur position privilégiée en tant qu’astrologues et devins du roi. Mais en réalité, le retour d’une vraie liberté de culte pour les zorvânites date du règne des rois achéménides postérieurs. Vers la fin de l’ère achéménide, le zorvânisme vécut une renaissance, d’autant plus que certains détails historiques tendent à prouver que Darius II et son épouse s’étaient convertis à cette foi. Plus tard, avec le soutien et l’approbation du roi Ardeshir II, le zorvânisme devint la religion dominante de l’ouest du pays. Ce qui est certain, c’est que sous les Sassanides, les adeptes du zorvânisme se considéraient avec fierté comme les héritiers des Achéménides.
Les Grecs considéraient les autres peuples comme barbares et éducables. C’est pourquoi les historiens qui accompagnaient Alexandre le Macédonien lors de ses conquêtes s’intéressaient peu à rapporter les mœurs et religions des régions conquises. Nous possédons donc peu d’informations concernant le zorvânisme à cette époque. Les seuls documents religieux qui rapportent des informations sont les textes zoroastriens qui relatent l’exécution massive des mages en raison de leur refus de participer aux fêtes officielles, mais ces documents ont été rédigés plusieurs siècles après l’invasion grecque. De plus, Alexandre est maudit auprès des zoroastriens. Ces deux raisons mettent en doute la fiabilité de ces documents. La seule attestation fiable de l’existence de cette foi à cette époque est une épigraphe découverte dans le temple d’Antinoüs, qui fait état, entre autres dieux, d’un dieu de la destinée.
L’époque arsacide est très peu connue et les informations que nous possédons à son sujet sont contradictoires à tel point que même la durée du règne de cette dynastie est sujet à débat. L’ouvrage Histoire de l’Iran antique fait pourtant état à l’époque d’une assemblée étatique nommée "Moghestân" composée de prêtres qui se revêtaient de blanc, ne tuaient pas d’animaux, ne mangeaient pas de viande et respectaient le célibat. Cette indication montre que quelle qu’ait été la religion de ces prêtres, ils n’étaient pas zoroastriens, car le célibat est fortement déconseillé dans le zoroastrisme et certains animaux, considérés comme mauvais et démoniaques, doivent être détruits. Ces prêtres étaient également chargés de l’étude des astres et de la prévision de l’avenir. On pourrait donc penser qu’ils étaient zorvânites. Cela dit, nulle autre indication ne vient étayer cette thèse. Il reste donc à découvrir quelle était leur religion. Même s’il n’existe aujourd’hui aucune indication précise sur l’état du zorvânisme à cette époque, il est probable que cette religion était librement pratiquée puisqu’après la transition dynastique et la prise de pouvoir par les Sassanides officiellement zoroastriens, le zorvânisme est au centre des débats théologiques de l’époque.
Après avoir pris le pouvoir, Ardeshir le Sassanide, grand prêtre zoroastrien, décida de faire de sa religion la religion officielle du pays. Mais deux grands problèmes se posèrent. D’abord, l’Avesta et les autres textes zoroastriens existant avaient été falsifiés et détruits plusieurs fois au cours de l’histoire. Ainsi, de multiples versions souvent contradictoires de ces textes circulaient parmi les prêtres. Le roi ordonna au grand prêtre Tansar de rassembler ces textes et d’offrir une version unique. Lors de ce travail, ces textes furent remaniés par Tansar et ses compagnons et certains passages transformés. Ce dernier modifia profondément certains passages, y compris ceux relatifs au zorvânisme.
Dans le domaine religieux, le plus grand défi de cet Etat était le zorvânisme. Les prêtres zoroastriens ne se contentèrent pas de falsifier les textes religieux relatifs à ce sujet et de poursuivre les adeptes de cette foi, ils s’adressèrent directement à eux. Ainsi, le successeur de Tansir, Kartir grand prêtre de Shâpour Ier et des quatre rois suivants, s’adresse aux zorvânites sans les nommer dans deux stèles qui nous sont parvenues et les met en garde contre l’incrédulité face au Jugement dernier et l’existence du paradis et de l’enfer. Les autres religions persécutées à cette époque sont le christianisme, le bouddhisme, le manichéisme et le judaïsme qui toutes affirment une croyance dans la vie après la mort. La plupart des chercheurs sont unanimes sur le fait qu’une grande majorité de la population iranienne n’était pas zoroastrienne au début de l’ère sassanide. Christiansen estime que même les rois sassanides étaient zorvânites. Quant à Zaehner, il estime que certains étaient zoroastriens, d’autres zorvânites.
[1] Dârab-e Hormozdyâr, Olama-e Eslâm dar ravâyât-e irâni, édition lithographiée, collection Université de Téhéran, sans date, pp.80-86.
[2] Shekand Gamânik Vishâr, cité dans R.C. Zaehner, A Zoroastrian Dilemma, Bilbo and Tannen Publ., New York, 1972, p.394.
[3] Eznik of Kolb, cité dans ibid., p.21.
[4] Gathas soroudhây-e Zartosht, commenté par Firouz Azar Gashasb, traduction par l’auteur, éditions Forouhar, Téhéran, p. 137.
[5] Ibid.
[6] Vandidâd, Dar Avestâ, éditions Morvârid, Téhéran, troisième édition, 1361, p.317.
[7] R. C. Zaehner, op.cit, p.245.