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Au Journal de Téhéran
La politique commerciale de l’Iran
(500 av. J.-C. - 1500 ap. J.-C.) (I)
Voir en ligne : 2ème partie
24 Aban 1316
15 Novembre 1937
Nous commençons aujourd’hui une intéressante étude de M. A. Faroughi sur "La politique commerciale de l’Iran" jusqu’en l’an 1500. L’auteur traite avec une réelle maîtrise cette question en s’appuyant particulièrement sur des faits historiques. Nous y attirons toute l’attention de nos lecteurs.
“L’histoire du commerce est l’histoire de la communication des peuples” observait si justement Montesquieu. En effet, la recherche et la conquête de nouveaux débouchés ont été de tout temps l’objectif principal et le principal souci des "peuples civilisés" et par conséquent des peuples commerçants. Dans ce monde antique où les moyens de communication et de transport étaient insignifiants, et où pour parcourir un espace de quelques lieues, plusieurs jours étaient nécessaires, la possession des routes commerciales devenait d’une importance capitale. Celui des Etats à travers lequel ces marchandises passaient pouvait par des taxes, impôts, dîmes, etc. prélevés sur les transits, s’assurer sans un grand effort un revenu respectable et en faisant varier ces mesures, il pouvait ruiner en peu de temps aussi bien les pays qui exportaient que ceux à qui ces marchandises étaient destinées. Ceci revient à dire : celui qui possédait les routes gouvernait le monde.
Or, de tout temps, le principal commerce du monde était celui qui se faisait entre l’Europe et l’Asie. Selon les époques et suivant les pays, aussi bien les consommateurs que les producteurs se sont succédés. Les Grecs ont disparu au profit des Romains, les Perses sont remplacés par les Parthes et, plus tard, par les Sassanides, mais le commerce est toujours là, prospère quand on le favorise, ralenti quand on le maltraite, mais ne meurt jamais tant que le besoin persiste. A travers toutes les péripéties de l’histoire, les guerres, les invasions, etc., l’Europe a acheté à l’Asie, et l’Asie est allée chercher en Europe ce qu’il lui était nécessaire.
La vie de certains articles est aussi éphémère que celle de ceux qui les emploient. Cependant certains d’entre eux ont eu une longue vie, une durée relativement grande. Nous voulons parler de la soie. Que de crimes a-t-on commis en son nom et combien de vies humaines ont été sacrifiées pour la possession d’une misérable once de cette matière !
Si à travers des siècles le besoin de se procurer cette matière première est resté le même, le commerce qui en a résulté est resté identique. Et si les routes se sont déplacées suivant la direction que la politique, l’intelligence ou même la barbarie des hommes leur ont tracée, le marchand lui, passant par le désert, longeant les côtes, empruntant la mer s’il le fallait, a bravé le danger, la soif et la faim et a passé constamment de l’Europe en Asie et de l’Asie en Europe. La direction est restée la même et la restera tant que l’homme sera impuissant à créer par son propre génie ce dont la main infaillible de la Nature a doté certaines régions et en a privé certaines autres. Quel bel exemple que celui de la soie ; en effet depuis le jour où le monde occidental fit connaissance avec elle, l’Europe devint tributaire de l’Asie jusqu’à ce que les 25 siècles de la civilisation humaine lui permissent de suppléer le pauvre petit papillon qu’est le Bombyx.
On a souvent essayé d’écrire l’histoire du commerce, de peindre les épisodes caractéristiques de son passé, mais le sujet est loin d’être épuisé. Pourtant, pour nous, Iraniens, qui avons été mêlés à ces luttes pour la fortune, la connaissance exacte de notre histoire est un devoir national. Car si les devoirs d’un peuple lui sont dictés par son histoire, c’est à la lumière du passé que nous devrons chercher notre avenir.
Nous allons donc essayer de tirer au clair le rôle primordial que notre pays a joué dans l’ordre universel et nous examinerons les moyens par lesquels notre peuple a pu conserver, pendant la période qui nous occupe, sa suprématie économique ; n’est-il pas là un fait dont chacun de nous pourra être fier ? Quel est le peuple, nous à part qui pourrait prétendre à une telle suite dans les idées et à une telle force de caractère ?
Mais laissons parler les faits…
Si la pénurie des documents historiques pour la période Achéménide nous oblige à n’aborder qu’à peine la politique commerciale de cette dynastie, certains faits nous permettent cependant de conclure à une activité commerciale entre les différents peuples qui composaient cet empire "colossal". La nature des impôts, le système de perception, les mesures prises par les Satrapes y contribuaient d’une façon efficace. En effet, l’une des principales fonctions des Satrapes était de percevoir l’impôt. Suivant Hérodote, on le payait partie en nature partie en espèce. En nature, par exemple, la Médie livrait annuellement cent mille brebis, quatre mille mulets, trois mille chevaux ; l’Arménie trente mille poulains ; l’Inde payait en sable d’or, 4680 talents d’argent, ce qui correspond à peu près à vingt-neuf millions de francs de nos jours. [1] Ces sommes énormes qui entraient chaque année dans le trésor royal, et d’autre part la sécurité complète des routes, contribuaient à favoriser les échanges à intérieur de l’Empire. Pour l’extérieur, nous savons avec quelle diligence les Phéniciens revendaient leurs marchandises, pour la plupart d’origine orientale, à travers tout le bassin de la Méditerranée. D’ailleurs leur rayon d’action fut particulièrement élargi par le percement du canal que Darius fit creuser pour relier le point le plus septentrional de la Mer Rouge à une des branches du Nil, permettant ainsi aux navires de passer de la Mer rouge dans la Méditerrané. Et il ressort des relations de Néarque [2] qu’à son temps le Golfe Persique était le siège d’un commerce florissant. Cependant, il nous faudra descendre jusqu’au 1er siècle avant l’ère chrétienne pour trouver ce trafic "intercontinental" en plein essor. En fait les conquêtes d’Alexandre, avaient déterminé chez les Grecs un certain goût de "grandiose" et de luxe qui allant de jour en jour grandissant deviendra plus tard chez les Romains presque un besoin.
Pour les relations de l’Europe avec l’Asie centrale et orientale, nous ne devrions guère remonter au-delà du deuxième siècle avant l’ère chrétienne ; époque où l’établissement sur les confins de la Bactriane, des Yuè-Tché, peuple qui était de longue date en contact avec la Chine, permit à l’Occident d’entrer en rapport avec l’Orient. C’est donc à partir de ce moment que les marchandises de l’Inde et de l’Extrême-Orient, les soieries par excellence, commencèrent à pénétrer régulièrement dans le Proche-Orient. Les marchandises de l’Inde remontaient l’Indus, se dirigeaient vers Kaboul et de là en Margiane qui recevait également la soie de la Chine ramenée de Khoten [3]. Les colonies grecques établies le long de cette route naturelle qui suivant les pentes de l’Elbrouz joint à travers le plateau de l’Iran la vallée de l’Indus à l’Europe faisaient de bonnes affaires. Non moins prospères étaient les Parthes qui en possession à la fois des étapes commerciales de l’Inde et de la Chine vivaient dans l’aisance.
Quoique la soie fût connue des Indiens dès les époques les plus reculées [4], il semble que c’est la soie de la Chine que le Proche-Orient et par conséquent l’Europe ont employée la première et que la race des vers à soie à cocons blancs soit originaire de la Chine, tandis que la race à cocons jaunes serait d’origine iranienne. [5]
Ce trafic obtint dès l’avènement des Parthes une très grande importance et les caravanes des Grecs partant de Séleucie allaient jusqu’à la Tour de Pierre (Tachkend) et en Farghana chercher les soieries de la Serique (Chine de Nord) ; "Les roi Parthes ménageaient ces hardis pionniers qui assuraient la fortune de leur Empire". [6] Pour la même raison la langue grecque devint la langue des affaires et nombreux sont les rois Parthes qui revendiquèrent un hellénisme "calculé". Les renseignements géographiques que nous ont laissés Ptolomée, Strabon et Pline, indiquent les routes que les marchands grecs suivaient pour atteindre les richesses de l’Orient, les épices de l’Asie orientale et les soieries de la Chine. D’abord, la route qui partant de la Mer Noire suivait la Phase jusqu’à Sarapane et gagnait Cyrus [7] par terre, descendait jusqu’à la Mer Caspienne, traversant ensuite cette mer, on atteignait l’Oxus puis la Bactriane [8]. Une seconde route reliait la Mésopotamie à la Parthie, passait par l’Ecbatane, Rhazae et aboutissait à Hécatomphyle (Damghan actuel) la capitale des Parthes, de là la route bifurquait en deux, l’une reliait la capitale à Alexandrie (Hérat) et l’autre se perdait dans la Drangiane (Sistân) en aboutissant à la ville de Prophtasia (Zarang) [9].
La possession de l’Arménie pour la première route et celle de la Mésopotamie pour la seconde était donc pour les Parthes d’un intérêt capital ; car si la possession da l’Arménie échappait aux Parthes, le contrôle des marchandises d’Orient une fois arrivées dans la Caspienne, leur échappait également, et comme les droits de douanes constituaient la majeure partie des revenus de ceux-ci, c’était pour eux un désastre financier. D’ailleurs l’activité des Parthes ne se bornait pas là : ils faisaient eux-mêmes le commerce de soieries et leurs marchands livraient aux Romains chaque année quantités d’étoffes soit importées de la Chine, soit fabriquées par eux-mêmes. Tout comme les Etats modernes, l’Empire romain agissait sous la pression des nécessités économiques. Il suffit d’étudier de près l’histoire de cet Empire pour se rendre compte que toute la poussée romaine vers l’Orient ; toutes ses guerres en Arménie et en Mésopotamie ont pour cause la possession de cette route, qu’on a surnommée depuis "la route de la soie" mais qu’on devrait appeler plus justement la "route du commerce".
Quant à la Mésopotamie il en était de même : c’est là qu’aboutissaient les routes maritimes de l’Inde et du Golfe Persique. "Le motif réel de la grande importance que les Romains attachaient à la possession ou du moins à la dépendance de la Mésopotamie, fut certainement le besoin de procurer à leurs marchands les moyens de commercer sûrement et facilement avec l’Inde en suivant les bords de l’Euphrate, l’une des routes par lesquelles s’établirent en effet les communications de l’empire avec cette région dont le commerce avait tant d’avantages aux "Romains" [10].
Les Romains pour pouvoir se passer de l’intermédiaire des Parthes avaient besoin "de mettre la main sur Séleucie du Tigre, le grand marché du Golfe Persique et sur Charax-Spasinou (près du Koweït) son avant port. [11] Voici en effet d’après l’auteur inconnu du "Périple de la mer d’Erythrée" les produits que l’empire
Romain achetait à l’Asie : "L’Ethiopie et le Zanzibar fournissaient de l’ivoire, des écailles de tortue, des parfums et quelques esclaves ; l’Arabie fournissait ses encens, sa gomme, ses myrrhes, son aloès etc. ; la vallée du Tigre et de l’Euphrate étaient de grands marchés des perles de Bahreïn. Les Romains achetaient aux Indes et dans la vallée de l’Indus les toiles et les cotonnades, le girofle, le poivre, l’ivoire, l’indigo, l’acier, les mousselines, l’ébène, les perles, du Cap Comorin et le bois du Tock qui pour les côtes du Golfe Persique où le bois manque servait de charpente. [12] A leur tour les Romains vendaient en Orient du vin et des étoffes fabriquées en Egypte, du corail très recherché en Orient, de l’étain, du plomb et du bronze." [13]
En plus de ces marchandises, l’empire Romain achetait chaque année à l’Orient de grandes quantités de soieries, des tissus de soie fabriqués par des Parthes et une petite quantité de soie grège. En effet, la soie arrivait en très petite quantité sous cette dernière forme et Pline nous raconte que les femmes romaines parfilaient les étoffes de la soie pour pouvoir se confectionner d’autres tissus. [14]
Dans ce commerce avec l’Orient, le bilan économique était loin d’être favorable aux Romains et tous les ans des sommes énormes sortaient de l’Empire pour aller payer l’excédent de leurs marchandises. Cette somme s’élevait au dire de Pline à plus de cinquante millions de sesterces [15] (environ deux cent millions de francs) dont la moitié était absorbée par l’Inde seule.
Cet usage de la soie et la consommation de produits d’origine orientale prennent une telle extension que le Sénat se verra obligé (l’an 16 après J.C.) d’interdire aux hommes "de se déshonorer en portant des étoffes de soie". [16] Cependant "malgré les observations des économistes, malgré les mesures restrictives du gouvernement, l’usage de la soie allait toujours grandissant". [17] Mais l’Iran "placé au centres des trois grandes civilisations chinoise, indienne et gréco-romaine était destiné à leur servir d’intermédiaire". [18] Les Parthes surent bien profiter de leur situation géographique et empêchèrent par tous les moyens dont ils disposaient le contact direct entre l’Orient et l’Occident.
La soie donc arrivant toujours par la voie de terre, les manufactures persanes étaient naturellement les plus visées et la nécessité pour les Romains de recevoir la soie des mains des Parthes devenait de jour en jour plus onéreuse.
[1] Hurat : La Perse antique et la Civilisation Iranienne, p.91.
[2] Amiral d’Alexandre qui commande la flotte grecque du Golfe Persique.
[3] Voir Abel Rémusat : Histoire de Khoten.
[4] L’existence du mot "KAUSEYA" qui veut dire la soie, cocon de vers soie etc. dans les livres indiens RAMAYANA et MAHARATA, prouve que cette matière était connue des Indiens bien avant l’époque qui nous occupe. (Goeje).
[5] Pariset : Histoire de la soie, tome I, p.75.
[6] Grousset : Histoire de l’Asie, tome I, p.73.
[7] Strabon : Livre XI, chap.2.
[8] Pline : Histoire nat. Livre VI, chap.19.
[9] Strabon : Livre XIV, chap.8.
[10] St. Martin : Recherches sur la Mésène et la Characène, p.184.
[11] Grousset : Hist. de l’Asie, T.I, Page 75.
[12] Reinaud : Les relations de l’Orient avec l’empire Romain.
[13] Idem.
[14] Pline : Hist. nat. Livre VI, chap.20.
[15] Pline : idem, Livre VI, chap.26.
[16] Tacita, Annales, Livre II, chap.33.
[17] Reinaud : Op. cut.
[18] Grousset : Hist. de l’Asie, T.I, Page 79.