N° 37, décembre 2008

La femme dans la littérature classique persane


Gadamali Sarâmi, Mahnâz Rezaï


"La femme est le dernier anneau de la chaîne.

La montre n’a peur d’aucune sonnerie

Et l’amour ne s’arrête au sifflet d’aucun agent.

Moi, j’arrive à la maison,

Un morceau du ciel à la main

Toi, tu m’ouvres la porte avec un lilas sur le cœur.

La nuit est pleine des aboiements des chiens

Pourtant, toutes nos vignes,

Dans ces ténèbres,

Rampent vers le raisin".

Hossein Monzavi,
poète iranien contemporain

Commençons avec Karl Marx. Pour lui, l’union la plus pure qui puisse être est celle, mystérieuse, de la femme et de l’homme. Leur amour est un pont entre ciel et terre. Djâmi, poète iranien du IXe siècle, met l’amour de la femme au même rang que l’amour de Dieu :

"Celui qui est amoureux d’une belle femme

Est amoureux de Dieu, sans le savoir"

De même, Nadjmeddin Râzi, auteur mystique du XIIe siècle, dans son Mersâd Ol-ébâd, parle ainsi de la création d’Adam et d’Eve :"L’âme d’Adam vécut des millénaires auprès de Dieu, puis Dieu la plaça dans un corps humain. La douleur de la séparation de Dieu fut insupportable pour Adam. C’est pourquoi Dieu créa une remplaçante : Eve. Car Adam ne s’attachait ni ne s’habituait à rien. Dieu créa Eve afin qu’Adam s’apaise avec elle. Quand Adam regardait le visage d’Eve, il y voyait l’éclat de la beauté de Dieu. Avec elle, il retrouvait la même douceur qu’il avait éprouvé auprès de Dieu".

Dieu aurait ainsi créé Eve pour qu’Adam puisse supporter la solitude et pour qu’il ait une image concrète et réelle de Dieu. Cela veut dire que la femme, la remplaçante de Dieu sur terre est, pour le dévot, le souvenir et le représentant du Bien-aimé éternel, mais en même temps la cause de son oubli. C’est un paradoxe qui affirme cependant la ressemblance entre la femme et le Créateur.

Roudâbeh confesse son amour pour Zâl à sa mère Sindokht, attribué à Abd-ol-Aziz, Shâhnâmeh de Shâh Tahmâsb, XVIe siècle

Dieu, en créant Eve pour Adam, voulait le séparer de Lui, afin de le rendre, par le moyen d’Eve, encore plus amoureux. Il créa donc Eve d’une beauté pareille à Sa propre perfection pour qu’Adam, amoureux de cette beauté, se souvienne de la beauté parfaite de son Créateur. "On dit que Dieu divisa la beauté en mille parties et en donna 999 parts à Eve et une part aux autres créatures". Selon une certaine tradition chrétienne, l’amour d’Adam pour Eve lui fit oublier le vrai Bien-aimé, de sorte qu’il Lui désobéit pour l’amour de la bien-aimée illusoire. Il mordit une pomme en souvenir du menton de cette dernière et commit le péché originel, provoquant ainsi l’irritation du Bien-aimé originel. Cette histoire aboutit à leur expulsion du Paradis, mais ils se repentirent et retournèrent chez Dieu. Ce péché pardonné les avait rapprochés de Dieu :

"Je déchire la corde de cet amour

Afin de la nouer et de m’approcher de toi davantage".

Quel mystique a pu autant vivre la présence de Dieu qu’Adam ? Cette âme ne put supporter, même au paradis, l’éloignement de Dieu ; comment le supportons-nous ici-bas ?

Pour les soufis musulmans, Dieu créa l’Univers afin de se faire connaître. Cet argument est basé sur un hadith : à la question du Prophète qui demandait la raison de la création de l’Univers, Dieu aurait répondu : "J’étais un trésor caché et j’aimais me faire connaître. Voilà pourquoi j’ai créé le monde". Bien que la validité de ce hadith soit par certains commentateurs mis en doute, ces derniers sont unanimes pour affirmer que les sourates coraniques démontrent également la nécessité de la connaissance de Dieu comme cause principale de la Création.

Toutes les créatures sont donc uniquement des miroirs destinés à Le refléter. Parmi elles, la femme, dont Dieu a choisi la beauté féminine pour Le représenter.

Si l’homme est le sévère symbole de la raison, la femme est l’incarnation flamboyante de l’amour. Nul autre amour en ce monde n’est plus élevé que l’amour maternel. La nature a fait de la femme une ascète. C’est la femme qui met l’enfant au monde, le nourrit et l’élève. On doit donc voir en elle un appui solide et une foi sincère. Selon Sa’adi, le lait maternel est un sang jailli du cœur de la mère. Ainsi, bien que parfois pessimiste envers la femme, il la tient pour une alchimiste capable de faire de son époux pauvre et misérable, un homme riche et heureux :

"La femme bonne, vertueuse et obéissante

Fait un roi d’un mari derviche"

Pour les soufis iraniens, la femme est la bénédiction de ce monde, comme l’homme en est le mouvement. Il faut donc accepter les attributs tels que la tendresse et le dévouement pour des attributs féminins. En revanche, les massacres, pillages, haines et guerres seraient des éléments masculins. Ainsi, l’humanité espère toujours en un univers sans pillages, sans massacres et guerres, c’est-à-dire un univers féminin. La vérité de la femme est la paix et la résolution des problèmes. Si les hommes sont les promoteurs de la guerre, les femmes sont les porte-drapeaux de la paix.

En Iran, chez les Lors, quand deux tribus se combattaient jusqu’à mort d’homme, la tribu de l’assassin donnait en mariage l’une de ses filles à la tribu de l’assassiné en gage de paix, et la réconciliation se faisait ainsi. Des pratiques semblables ont été découvertes chez les peuples anciens tels que les Babyloniens et les Egyptiens. Ce genre de traditions démontre avec importance le rôle apaisant et unificateur de la femme, dont d’autres exemples sont à découvrir dans les récits mythologiques. Ainsi, certaines femmes du Shâhnâmeh jouent ce rôle conciliateur, telles que Roudâbeh qui unit les deux dynasties antagonistes des Kiân et des descendants de Zahhâk. Manijeh, Djarireh et Faranguisse réconcilient les Iraniens et les Tourâniens. Roshanak et Soudâbeh font de même, respectivement pour les Iraniens et les Grecs, les Iraniens et les Sémites.

Pour les mystiques iraniens, la raison, élément masculin, est impropre à la connaissance de Dieu, alors qu’ils réservent cette connaissance à la voie de l’amour, élément féminin. La beauté de Dieu est à découvrir dans la beauté de ses sujets. Comment un dévot qui cherche à retrouver Dieu dans un chameau difforme, peut-il être insensible à la beauté ?

"Le dévot cherche la même chose dans le chameau

Qu’en les belles femmes de Chine et de Tchéguel".

Ainsi, la femme et sa beauté sont le moyen métaphorique de l’approche de Dieu. Pour atteindre le paradis de la Vérité, ce point doit être acquis. "L’amour, est une hypothèse pour l’homme. Si tu ne connaît pas l’amour de Dieu, essaie au moins d’aimer le peuple afin de pouvoir le comprendre".

Selon Hossein Gâzorghâhi l’auteur de Madjâles Ol-Oshâq (Xe siècle HL/XVIIe siècle ap. J.-C.) :

"Dans les deux mondes, Dieu aime les beaux visages

Malgré les malveillants, toi, fais la même chose que Dieu".

L’amour pour Dieu est donc à l’origine de l’amour pour la femme. Selon Sheikh Bahâ’i, grand théologien de l’époque safavide :

"Qui n’a pas été épris d’une femme belle

Ne mérite pas le nom d’être humain.

Une poitrine vide de l’amour des belles

Est un vieux sac usé plein d’os".

Les saints musulmans ont toujours conseillé l’amour des femmes, qui serait l’une des marques de la foi. Des centaines de hadiths évoquent l’amour et le respect du Prophète de l’islam pour ses épouses : "Le Prophète aimait ses épouses. Il cherchait Dieu en elles. On ne peut pas concevoir Dieu autrement que par la voie de ses créatures." Notre Prophète disait : "Je respecte mes épouses plus que vous ne le faites". Pour lui, l’amour du mari pour sa femme était l’un des signes de la foi de l’homme en Dieu, et c’est en ce qu’elle rapproche les hommes de Dieu que le rôle de la femme a le plus d’importance. Le Prophète disait encore : "De ce monde, je n’apprécie que trois choses : les parfums, la femme et la prière". Le deuxième calife, Omar, s’appuyant sur les enseignements du prophète, a dit : "Après la foi, le plus grand des biens pour les hommes est une bonne épouse".

Badi’oz-Zamân Forouzânfar, commentant des vers de Mowlânâ, écrit : "La beauté féminine n’empêche pas les mystiques, qui ont abandonné aux autres les plaisirs corporels, sensuels et matériels, de s’approcher de Dieu. Au contraire, cette beauté est pour eux la représentation même de Dieu. Notre grand Prophète apercevait la beauté de Dieu dans le visage d’Aïcha".

Emâm Mohammad Ghazzâli (Ve et VIe siècles de HL/ XIIe et XIIIe siècles) écrivait à ce propos : "Avant chaque Révélation, le Prophète demandait à Aïcha de parler avec lui pour l’encourager." Et Djavâdi Amoli écrit en se référant aux versets coraniques : "Les femmes sont plus dignes que les hommes de s’approcher de Dieu".

Nous avons peu de femmes mystiques iraniennes. Pourtant, celles qui furent soufies étaient toutes des grands maîtres. Ainsi, Attâr, grand mystique du XIIe siècle, présente dans son Tazkira al-Owlia (Mémorial des Saints) cent soufis et mystiques dont une femme, Râbe’eh Adavieh. Il y évoque le récit des deux pèlerinages de Râbe’eh où, lors du premier, elle fut la bien-aimée de Dieu et lors du second, l’amoureuse de Dieu. Selon Attâr, elle fut la première femme accueillie par la Kaaba :

"On raconte qu’après avoir prié quatorze ans et traversé les déserts, Ebrâhim Adham, arriva enfin à la Kaaba. A chaque lieu de prière, il s’était arrêté et avait prié pour enfin y arriver. Mais arrivant là, il ne vit point la Kaaba. Il s’exclama : "Où est donc la Kaaba ?" Un héraut céleste lui répondit :"La Kaaba est allée à la rencontre d’une femme qui était partie vers elle". Ebrâhim Adham vit alors Râbe’eh s’approcher de lui. Et ce fut à ce moment que la Kaaba revint à sa place… Râbe’eh rentra à Bassora et passa une année en prière. L’année suivante, elle partit pour la Kaaba en disant : "L’année passée, elle vint m’accueillir. Cette fois, c’est moi qui irai à sa rencontre".

Cela dit, même si les éloges, comme nous l’avons vu, ne manquent pas envers la femme, la littérature persane demeure cependant souvent teintée de pessimisme en la matière. Ceci est d’autant plus valable pour la littérature de l’époque classique persane où foisonnent les exemples de la méfiance des poètes et des auteurs envers les femmes. Amin ol-Charieh, important théologien et poète du XVIe siècle, écrit ainsi dans son Yousef va Zoleïkhâ :

"Il ne faut attendre la fidélité d’aucune femme

Leur promesse est fort lâche

D’un jeune garçon, elles attendent la richesse

S’il ne la possède pas, elles le quittent

Elles évitent de nature

Un vieil homme riche et renommé

Aucun homme n’a vu la fidélité des femmes

Sauf de celle qui est stupide, aveugle ou laide".

Ferdowsi va même jusqu’à affirmer dans son Shâhnâmeh :

"Il vaut mieux admirer les chiens que les femmes

Un chien vaut mieux que cent femmes vertueuses"

Tout en mettant la femme sur le même plan que le "dragon" :

"Fasse que la femme et les dragons disparaissent

Et que l’univers se débarrasse de ces deux êtres impurs !"

Ce point de vue misogyne est partagé par de nombreux poètes classiques persans. Par exemple, le grand poète du XIVe, Nezâmi Gandjavi écrit dans son Khamseh :

"Quand Dieu peignait l’image de la fidélité et la tendresse

Sa plume se cassa arrivant au nom de la femme".

Les poètes de la période khorâssâni, antérieure à la période classique arâghi, sont également méfiants envers la femme. Par exemple, nous lisons dans ces vers d’Anvari Abivardi :

"La meilleure femme du monde

Ne mérite pas le pire des hommes

Celui qui se laisse aller à l’amour d’une femme

Mérite d’être décapité".

Il est d’ailleurs triste de voir parfois ces poètes dépasser les bornes de la décence dans les épithètes qu’ils réservent aux femmes. Ceci heureusement n’existe plus dans la poésie moderne et contemporaine, même si certains poètes conservent un ton pessimiste envers le bonheur que peut donner une femme. Rahi Moayyeri, poète du milieu du XXe siècle, est de ces poètes. Cependant, il semblerait que son pessimiste soit dû à ses échecs amoureux. En avouant les charmes du sexe féminin, il le maudit et l’appelle "le mal" ou "le fléau des hommes", en soulignant ces caractéristiques pour les femmes de mauvaise humeur.

"Quand Dieu décida de créer le monde,

Il réfléchit à la création de la femme

Pour ce faire, il emprunta aux fleurs l’odeur et le teint

A la mer, la profondeur et au soleil, la chaleur

Au fer, la solidité et aux feuilles des fleurs, la mollesse…

Aux vagues, la violence, à la nuit et du jour, l’hypocrisie….

Au loup, la haine et au perroquet, les paroles irréfléchies

Au renard la ruse et au serpent, la bassesse… "

Pour Rahi, la femme possède un ensemble complet d’attributs contradictoires. Ceci pousse l’homme à connaître deux jours de bonheur avec elle : le jour des noces et le jour de la mort de l’épouse.

Quoiqu’il en soit, la culture orientale, ainsi que les autres cultures, contient une sérieuse dose de misogynie. Il ne faut pas oublier que la culture dominante a toujours été phallocrate et que la littérature reflète souvent une image précise de la société. Ainsi, dans cette société où la femme n’avait pas droit au chapitre, la littérature lui réservait également une place exigüe et triste. Aujourd’hui, avec les modifications subies par le rôle social de la femme, sa place a également changé dans la littérature et l’on ne voit plus trace de misogynie dans la littérature contemporaine.

Tout ceci nous rappelle un étrange conte du Boustân de Sa’adi : un homme voit en rêve Lucifer, ce dernier lui apparaissant d’une beauté éclatante :

"Es-tu Satan ? Que tu es beau ! Pourquoi te présente-t-on d’habitude si hideux ?", lui demande-t-il.

-" Je suis en réalité un fort bel ange. Mais c’est la plume de mes méchants ennemis qui m’a toujours fait connaître.", lui répond ce dernier."


Bibliographie :

1. Atttâr de Neishâbour, Tazkerat-ol Owliyâ (avec l’introduction d’Allâmeh Mohammad Ghazvini), Téhéran, Safiali Shâh, 1374/1995.

2. Djavâdi Amoli, Abdollâh, Zan dar âyeneye djalâl va djamâl, Qom, Asrâ’,1378/1999.

3. Ein-ol Ghozât Hamédâni, Tamhidât, Téhéran, Manoutchehri.

4. Emâm Mohammad Ghazzâli, Kimyâ-yé Sa’âdat, Téhéran, Elmi va Farhangui, 1371/1992.

5. Forouzânfar, Badi’o Zamân, Sharh-é Masnavi de Mowlânâ (Le commentaire de Masnavi de Mowlânâ), Téhéran, Zavâr.

6. Ghâzorghâhi, Amir Kamâl-eddin Hossein, Madjâles-ol Oshâq, Téhéran, Zarrin, 1376/1997.

7. Gowharin, Sâdeq, Farhang loghât va ta’birâte Masnavi, Téhéran, Zavâr, 1362/1983.

8. Monzavi, Hossein, Az termeh va taghazzol, Téhéran, Rouzbehân, 1376/1997.

9. Nourbakhsh, Djavâd, Zanâne Soufis, Téhéran, Yaldâghalam, 1379/2000.

10. Sheikh Ahmad Ghazzâli, Savâneh.

11. Sheikh Bahâyi, Kashkoul, Téhéran, Goli, 1357/1978.

12. Sheikh Nadjm-eddin Râzi, Mersâd-ol Ebâd, Téhérén, Elmi va Farhangui, 1352/1973.

13. Tâdj-eddin Khârazmi, Sharh-é Fossoud-ol Hekam d’Ibn Arabi (Le commentaire de Fosous-ol Hekam d’Ibn Arabi), Téhéran, Mowlâ, 1368/1989.

14. Sattâri, Djalâl, Eshghe Soufiâneh, Téhéran, Markaz, 1372/1993.


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