N° 37, décembre 2008

Sculpter pour se libérer, entretien avec Farzâneh Mehri


Djamileh Zia


Farzaneh Mehri dans son atelier

Farzâneh Mehri sculpte depuis une vingtaine d’années. Elle nous a accueillis dans son atelier à l’occasion de sa prochaine exposition, et nous a révélé les secrets du processus de création artistique qui l’anime : un cheminement mêlé de plaisir, destiné avant tout à se rapprocher de l’enfant qu’elle était.

Djamileh Zia : Farzâneh Mehri, merci de vous présenter aux lecteurs de la Revue de Téhéran.

Farzâneh Mehri : Je suis née en 1964 à Téhéran. J’ai fait mes études primaires et secondaires au Lycée Râzi de Téhéran (qui était un lycée franco-iranien), et je suis allée en France pour mes études universitaires. Je me suis inscrite à la Faculté de Médecine de Lille, et après le concours de la première année, j’ai décidé de poursuivre mes études en chirurgie-dentaire, mais j’ai abandonné mes études quand j’étais en cinquième année pour me consacrer à la sculpture.

D.Z. : Pourquoi avez-vous choisi cette voie au lieu de poursuivre vos études ?

F.M. : En fait, j’ai commencé à sculpter pendant mes études en chirurgie-dentaire : nous devions sculpter des dents, avec du plâtre ou de la résine. Mes premières sculptures, je les ai faites avec du fil de fer (qui est utilisé en orthodontie ou en prothèse), lorsque j’étais en laboratoire pour mes cours de travaux pratiques.

Mais pour répondre à votre question, je me suis rendue compte tout d’un coup que j’allais bientôt finir mes études, qu’on allait m’appeler "Docteur", et que j’allais avoir une vie sérieuse, comme je l’avais toujours eue depuis mon enfance. Je ne voulais pas de cette vie qui se traçait devant moi jusqu’à la fin de mes jours.

Les amants

D.Z. : Pourquoi ?

F.M. : J’avais toujours été une fille sérieuse pendant mon enfance, une fille "bien élevée" qui ne faisait jamais de bêtises. J’étais une enfant timide et chétive ; il y avait des sentiments et des pensées à l’intérieur de moi que je n’osais pas exprimer. Il y avait un décalage entre celle que j’étais vraiment au fond de moi-même, et l’image que je donnais à voir à mon entourage, et cela me faisait souffrir. L’art et la création artistique ont été pour moi le moyen de faire exprimer ma personnalité d’enfant, et de faire rapprocher mon image extérieure de celle que je suis vraiment.

D.Z. : Sculpter vous procure donc un sentiment agréable.

F.M. : Oui, sculpter est un plaisir. C’est pour moi un jeu, qui permet de compenser les moments de mon enfance pendant lesquels j’étais trop sérieuse. J’ai le sentiment que mon enfance s’est déroulée comme dans un monastère, parce que les études étaient la chose la plus importante. L’art a été pour moi une façon de m’échapper de cette vie austère. Quand ce que j’ai sculpté est proche de l’idée que j’avais en tête, quand je regarde ma sculpture et que je la trouve comme je la voulais, c’est comme si on m’avait donné le monde en cadeau, c’est un plaisir immense. C’est pourquoi je n’aime pas les compétitions et les rivalités qui existent dans le milieu artistique. Je ne sculpte pas pour être célèbre ou pour être riche.

Sculpture en fil de fer et bois

Sculpter, pour moi, est une façon d’être fidèle à moi-même, et de trouver de l’audace. Il faut être audacieux pour créer une œuvre d’art, car l’œuvre d’art est une expression très personnelle de ce que l’on pense ou ce que l’on ressent. J’ai toujours admiré les artistes car ils vont à l’encontre des conventions et des idées établies. Quand j’étais adolescente, mes livres favoris étaient les biographies des artistes ou les livres sur l’Histoire de l’art. Les exposés que je devais faire en classe tournaient toujours autour du thème de l’art, et même pendant mes études en chirurgie-dentaire, je continuais à lire des livres sur l’art ; je me souviens par exemple avoir traduit un livre sur Dali l’été qui a suivi mon entrée à la faculté.

Sculpture de la collection “les matriochkas”

D.Z. : Parmi les différentes activités artistiques possibles, pourquoi avez-vous choisi la sculpture en particulier ?

F.M. : C’est probablement l’influence de mes études en chirurgie-dentaire. Jusqu’à cette époque, j’admirais les artistes mais je ne pensais pas pouvoir être artiste moi-même. Cela me paraissait un domaine grandiose et inatteignable. Mais lorsqu’on soigne une dent et que l’on refait sa couronne, c’est comme si on faisait de la sculpture. En cours d’anatomie dentaire, nous devions modeler des dents en plâtre. Ce fut pour moi une étincelle : j’ai pensé alors que je pouvais, moi aussi, devenir artiste.

D.Z. : Avez-vous ensuite fait des études de sculpture ?

F.M. : Après avoir arrêté mes études en chirurgie-dentaire, je voulais m’inscrire dans une école d’art à Paris, mais je suis finalement revenue en Iran, où je n’ai trouvé aucune école pour apprendre à sculpter. J’ai suivi des cours de dessin, et j’ai appris le reste par moi-même, en lisant des livres et en faisant des expériences avec des matériaux divers. Avant ma première exposition de sculpture, j’avais sculpté pendant dix ans.

D.Z. : Quand a eu lieu votre première exposition ?

F.M. : Ma première exposition individuelle a eu lieu en l’an 2000. Mes sculptures étaient uniquement en fil de fer. Pour ma deuxième exposition, qui a eu lieu un an plus tard, j’ai ajouté du bois à mes sculptures pour compenser la froideur du fil de fer.

Pour ma troisième exposition, j’ai travaillé avec des feuilles de cuivre. Mes sculptures représentaient des figures humaines simplifiées, en forme de membres inférieurs (cuisses, jambes et pieds) dans diverses positions.

Sculpture de la collection “les princesses de Balkh”

Ma quatrième exposition était intitulée "les princesses de Balkh". J’avais vu par hasard des photos de petites statuettes datant du 3ème Millénaire av. J.-C., découvertes dans des tombes lors des fouilles archéologiques en Bactriane [1]. Ces statuettes étaient très belles, mais hélas, elles avaient été abîmées au fil du temps : l’une d’elles n’avait plus de tête, l’autre avait un bras arraché, etc. Ces statuettes représentaient pour moi des femmes qui avaient souffert, et dont la souffrance s’était gravée dans le corps ; et j’ai sculpté d’autres femmes, les femmes de notre époque, dont la souffrance était gravée dans le corps comme pour ces statuettes antiques. Il s’agissait de sculptures en bois, auxquelles des morceaux de fer ont été ajoutés.

Sculpture de la collection “les matriochkas”

D.Z. : L’exposition pour laquelle vous vous préparez est donc la cinquième ?

F.M. : Oui. Les sculptures que j’ai créées sont des "matriochkas" quelque peu remaniés. Les matriochkas sont, comme vous le savez, ces poupées gigognes en bois peint qui s’emboîtent les unes dans les autres, par ordre de grandeur. On les appelle généralement "poupées russes". Mes sculptures ont la forme simple des matriochkas (une tête et un ventre), mais elles ne s’emboîtent pas les unes dans les autres contrairement aux poupées russes traditionnelles. Les poupées que j’ai sculptées ont chacune dans leur ventre quelque chose d’enfoui, et sur leur tête quelque chose de spécifique ; elles sont donc différentes les unes des autres.

D.Z. : Que signifie cette chose enfouie dans leur ventre, et cette chose qui est sur leur tête ?

F.M. : Ce qui est dans leur ventre [2] est plutôt un secret ; c’est un secret enfoui. Ce qui est sur leur tête est plutôt une fantaisie de ma part ; j’ai voulu créer une forme proche des peintures de Chagall, où l’on voit les animaux dans des postures irréelles. J’ai voulu ainsi donner libre cours à mon imagination. Je précise que ce qui est sur la tête de chacune d’elles a un rapport avec ce qui est enfoui dans le ventre : par exemple la poupée qui a un œuf dans son ventre a un oiseau sur la tête, ou celle qui a une échelle dans son ventre a une lune sur sa tête (une lune que l’on peut atteindre en gravissant l’échelle).

Sculpture de la collection “les princesses de Balkh”

D.Z. : Peut-on dire dans ce cas que ce qui est représenté sur la tête de chaque sculpture est une forme de "libération", alors que ce qui est enfoui dans le ventre de la sculpture serait un "fardeau" ?

F.M. : Oui. Ce qui est sur leur tête pourrait représenter une forme de liberté ; une liberté acquise grâce à l’imagination.

D.Z. : Quand et où aura lieu votre prochaine exposition ?

F.M. : A la Galerie Mehrvâ, du vendredi 28 novembre au mercredi 10 décembre 2008. [3]

D.Z. : Farzâneh Mehri, merci d’avoir accordé cet entretien à la Revue de Téhéran.

F.M. : C’est moi qui vous remercie.

Sculpture de la collection “les matriochkas”
Sculpture en fil de fer

Notes

[1Bactriane est l’ancien nom de Balkh, région située actuellement au nord de l’Afghanistan.

[2En persan le même mot "del" signifie à la fois "ventre" et "cœur" (lieu des sentiments).

[3Galerie Mehrvâ : avenue Karimkhân-e Zand, avenue Shahid Azodi Jonoubi (ex Abân-e Jonoubi), numéro 78.


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1 Message

  • Sculpter pour se libérer, entretien avec Farzâneh Mehri 29 juillet 2015 19:31, par BRITSCH M Caroline

    Bonsoir,
    Bonsoir,
    J’ai connu Farzaneh Mehri ,à Paris,il y a ,environ 25 ans ,pendant ses études en chirurgie dentaire et serait heureuse de rentrer en contact de nouveau avec elle .

    Surprise de découvrir sa nouvelle passion,et,sa "liberté acquise grâce à l’imagination."

    Merci ,d’avoir la gentillesse de bien vouloir lui communiquer,mon message,et mon email,auquel,
    elle répondra,j’éspère.

    Bien cordialement à vous.
    M Caroline BRITSCH

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