N° 52, mars 2010

Nadârad


Ali Ashraf Darvishiân
Traduit par

Ebrahim Salimikouchi


- Niâz Ali Nadârad ?
- Présent !

La première fois que je l’ai vu, il était assis à coté de la gouttière. La toux l’a saisil’a saisi, l’a secoué brutalement. Il a vomi un sang vermeil. Il s’est essuyé la bouche avec la manche de sa veste usée jusqu’à la trame. Il est entré hâtivement et s’est assis sur le premier banc. C’était un élève de deuxième année. Tout petit et d’un teint clair. La veine de son cou était visible, battait sans cesse comme celle d’un fiévreux.

Il avait attaché son crayon à la boutonnière de sa veste par un fil si court que quand il écrivait, il avançait son ventre. On aurait dit qu’il traçait sur le papier son corps. Lorsqu’il me tendait ses devoirs, ses mains tremblaient. Il trouvait ses papiers dans les poubelles de l’école. En hachurant ses devoirs, j’avais l’impression d’hachurer sa vie. A midi, il ne rentrait pas chez lui. La plupart des gosses ne rentraient pas chez eux. Ils mangeaient là-même des restes de pain de la veille, contre le mur de torchis de l’école. Lui aussi, il avait son pain de midi dans sa poche. Ses chaussures de caoutchouc avaient tracé autour de sa cheville un cercle rougeâtre et y laissait une cicatrice. Il travaillait bien et était plus avancé que les autres écoliers. Il pouvait lire les grands titres des journaux.

Un jour que nous étions tous silencieux, le fredonnement du journal qui, à la place de la vitre servait à colmater la fenêtre, a attiré l’attention des gosses. J’ai demandé à Niâz Ali :
- Niâz Ali, tu peux lire le journal ? Tu peux nous dire ce qui est écrit ?
- Monsieur, c’est écrit une veste.
- Bravo ! C’est vrai. Et ensuite ?
- Monsieur, à deux cent cinquante mi…mi…mille tomans.
- Bravo. Bravo. Très bien. Alors continue !
- Monsieur, à Téhéran est so… soldée.

Il a soupiré un grand coup et dit :
- Monsieur ! Comme c’est bien écrit, et avec de grands caractères.
- Oui, Niâz Ali, ai-je répondu. De nos jours on écrit dans les journaux des choses bien grandes et très bonnes.

***

- Niâz Ali Nadârad ?
- Présent !

Sa carte d’identité portait comme nom Nadârad. Beaucoup d’enfants, dans ma classe s’appelait aussi Nadârad [1]. Lorsque je prononçais son nom, il bougeait brutalement, tout timide, en cachant son crayon et le fil, et d’un petit gémissement il répondait présent et sa voix alors ressemblait à celle d’un petit corbeau qu’on serrait dans le poing.

Son seul jouet, c’était un petit ballon qu’il avait confectionné avec des papiers compressés et qu’il avait entouré par un bout de ficelle.

Quand les gosses jouaient, il s’asseyait contre le mur et serrait sa balle dans la main. Il contemplait le ciel et regardait fixement le jeu des enfants avec envie. A chaque fois qu’il jouait, la toux le saisissait et il vomissait du sang.

J’avais envie de lui parler davantage. Un jour que j’étais assis sur l’escalier de l’école, il est venu lentement s’asseoir à coté des marches. Il tenait le ballon de papier dans sa main. Ses genoux crasseux étaient visibles à travers les déchirures de son pantalon. Je lui ai demandé :
- Niâz Ali, dis-moi où est ta maison ?
- Elle est derrière la citadelle, Monsieur !
- Et quel est le nom de ton père ?
- Barbe Blanche, Monsieur.
- Que fait-il dans la vie ?
- Rien Monsieur, il est trop vieux. Il est assis dans la maison et il lit les livres de prières, Monsieur.
- Et ta mère ?
- Elle s’est retrouvée au chômage. Hier elle a perdu ses dents de devants et elle s’est retrouvée au chômage.

Après avoir bien vérifié le sujet, j’ai compris que sa mère avait travaillait pour Mash [2] Bâgher, le commerçant de fruits secs du village. Elle avait pour travail d’ouvrir les pistaches. Elle ouvrait les pistaches avec ses dents pour 25 rials par jour. Après des années de travail, elle avait perdu ses dents et s’était retrouvée au chômage. Son frère aîné qui, après son service militaire, travaillait comme terrassier, avait été écrasé, deux ans après son retour, sous une chute de décombres et les avait laissés seuls.

L’hiver était revenu. Les enfants arrivaient des villages éloignés, pareils à des bonshommes de glace. Le contour de leurs cils, de leurs sourcils et de leurs narines avait gelé. Lorsqu’ils battaient leurs cils, on entendait un bruit de frou-frou, comme si on battait deux morceaux de vitre l’un contre l’autre. Ils s’asseyaient contre le poêle à charbon et détachaient les morceaux de glace des trous de leurs narines. Pour ceux dont un fin duvet ornait la lèvre et qui se trouvaient dans les classes supérieures, de grandes moustaches de glace apparaissaient au-dessus de leurs lèvres. Ils collaient leurs sandales contre le poêle de charbon et l’odeur du caoutchouc brûlé et de la sueur des pieds se propageaient dans l’air. L’eau coulait des sandales et des chaussures de caoutchouc et humidifiait le sol autour du poêle.

***

Ma chambre se trouvait à coté de la classe. Chaque matin, je voyais les gosses arriver. Niâz Ali se traînait vers l’école, comme un oiseau à qui ont aurait attaché une ficelle à la patte. Une fois les cours terminés, je demandais aux enfants de venir sur le devant de la classe et de raconter des contes. Il arrivait parfois que je demande à ceux qui avaient fait des rêves intéressants de les raconter. Un jour, ce fut le tour de Niâz Ali. Il avait d’abord refusé. Mais il avait fini par venir sur le devant de la classe. Sous l’effet du malaise, son visage avait pris une teinte rougeâtre. Sa voix tremblait lorsqu’il se mit à raconter son rêve :

« J’ai rêvé que j’étais devenu un moineau. Je sautais, je sautais sans cesse, du toit, dans la cour, de la cour sur la niche. Mon père disait :
- Mon Dieu, Mon Dieu, notre fils est devenu un moineau !

Je vis alors que mon père était aussi devenu moineau et il s’était perché sur son livre de prières. Ma mère se mit à pleurer. Tout d’un coup, un grand dragon entra dans la pièce. En voyant le dragon, elle cria :
- Mon Dieu, Mash Bâgher est venu !

A toute vitesse, elle sortit des pistaches de sa jupe et commença à les ouvrir. Je voyais qu’elle n’avait plus de dents et sa bouche commença à saigner. Je voulus crever l’œil du dragon. Une des pistaches dit en riant :
- Ca ne sert à rien de crever l’œil du dragon. Nous allons maintenant faire quelque chose qui le fera mourir de chagrin.

Toutes les pistaches rirent et puis fermèrent la bouche. Le dragon alla dans l’entrepôt de pistaches et vit toutes les pistaches avec la bouche fermée. Il cria de colère :
- Pistaches ! Je vais régler vos comptes !

Et il partit chercher un grand bâton pour battre les têtes des pistaches. Sous ses pieds, il y avait beaucoup de dents et il a roulé dessus et est tombé sur la tête. Toutes les pistaches ont ri et leurs bouches se sont rouvertes. Alors, Mash Bâgher est devenu gai. Mais les pistaches dirent :
- Les enfants, ne rions plus !

Le dragon faisait des singeries pour les faire rire. Il allongeait son cou jusqu’au ciel et avalait les étoiles. Il culbutait ; il feignait de loucher. Il sortait les étoiles de ses oreilles. J’ai éclaté de rire. En entendant le bruit de mes rires, le dragon s’est retourné. Il s’est aperçu de ma présence et a crié :
- Oui…c’est cela. Tout ça vient donc de toi !

Tout d’un coup il m’a attaqué. J’ai voulu me sauver par la fenêtre, mais la fenêtre s’est rétrécie de plus en plus. Une des pistaches qui se trouvait à coté de moi m’a dit :
- Monte sur mon dos ! On va s’échapper !

Elle s’est transformée en avion et je suis monté dessus. Elle m’a emmené par le trou du poêle jusqu’au ciel. J’aurais voulu cueillir une jolie étoile pour ma mère pour qu’elle la mette à son cou. Mais tout d’un coup, j’ai fait un faux pas et je suis tombé sur la tête. De loin, je voyais mon père qui préparait du torchis pour préparer le toit. Je suis tombé sur la tête, au milieu du torchis et je me suis soudain réveillé. J’ai vu que le toit gouttait au-dessus de ma tête. »

Tous les gosses ont ri et l’ont applaudi. Quand il s’en est allé s’asseoir, il ressemblait à un canari qui court vers son nid.

***

Cette année-là, l’hiver fut plus froid que les années précédentes. Nous avions bouché les fenêtres avec des journaux et des cartons. Un matin, on a fait l’appel :
- Niâz Ali Nadârad ?
- Absent ! Ont répondu doucement quelques-uns des gosses.

Je me suis troublé. Sa place était vide. Il y avait un chagrin jusque là inconnu sur le visage des gosses. Ils avaient tous baissé la tête. J’ai demandé la raison à Akbar, le délégué de classe. Il a expliqué :
- Monsieur, hier, au coucher de soleil, il est mort. Sa gorge a saigné et il est mort. Il disait sans cesse : "Je veux l’étoile, je veux l’étoile. Une jolie étoile pour ma mère !"

Ils se taisaient tous. Le vent faisait secouer le journal collé sur la fenêtre et on en entendait un bruissement. Comme si c’était Niâz Ali qui racontait des histoires ou bien ses rêves. J’entendais encore sa voix, quand il lisait le journal.

Un nuage noir s’est perché sur le cœur du ciel. Nous étions tous muets. Je me suis aperçu à nouveau du journal collé sur la fenêtre. Il était écrit, dessus, en gros caractères :

« L’hygiène pour tout le monde ! »

Notes

[1Nadârad ou Nadâr en persan précise celui qui n’a rien, le pauvre.

[2Mash est le titre familièrement donné à celui qui a fait le pèlerinage au tombeau de l’Imam Rezâ à Mashhad.


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