N° 54, mai 2010

Une année de la vie d’un chef de clan Qashqâ’i


Mireille Ferreira


Loïs Beck, anthropologue américaine, a suivi pendant quatre saisons, entre l’automne 1970 et l’été 1971, Borzu Qermezi (Ghermezi), chef d’un clan de pasteurs nomades, les Qermezi (« ceux qui sont rouges » en persan), appartenant à la confédération des Qashqâ’i, le plus important groupe ethnique d’Iran, vivant dans la région du Fârs au sud-est du pays. La démarche de l’anthropologue s’inscrivait dans les recherches qu’elle effectuait à cette époque dans le cadre de sa thèse de doctorat, qui avait pour thème général l’organisation des pasteurs nomades d’Iran. Le récit de cette migration, publié en 1991 par les Presses universitaires de Californie à Berkeley sous le titre Nomad – A year in the life of a Qashqa’i tribesman in Iran, résulte des notes de l’anthropologue prises au jour le jour. Il retrace en détail la vie quotidienne, souvent éprouvante, toujours incertaine, de ce groupe tribal tout au long de ses routes migratoires.

Les événements relatés ont lieu dans le contexte particulier de ces années 1970 et 1971, au cours desquelles surgissent de graves difficultés dues, en particulier, à la sécheresse exceptionnelle de l’hiver qui détruisit pâturages et cultures, indispensables à la vie des gens et des bêtes. Dans ce contexte difficile, les mesures gouvernementales du régime du Shâh Mohammad Rezâ Pahlavi sur la vie pastorale des tribus nomades aggravèrent considérablement la situation. Mise en place dans la décennie 1960/1970, dans le but de « moderniser » l’Iran en supprimant le nomadisme (considéré par l’élite dirigeante de l’époque comme un mode de vie rétrograde), cette politique aboutit au contrôle très strict des zones de pâturages, des programmes migratoires, des animaux, de la fixation du prix des produits de l’élevage et de l’arrivée, sur les pâturages traditionnellement réservés aux nomades, d’agriculteurs et d’éleveurs non Qashqâ’i. [1]

En ce début de XXIe siècle, les nomades d’Iran sont, pour la plupart, sédentarisés. Certains pratiquent encore une transhumance saisonnière, se limitant à monter des plaines aux montagnes aux beaux jours, et à regagner villes ou villages à l’automne. Dans ce contexte, ce récit constitue l’important témoignage d’un mode de vie en voie de disparition. Les points forts en sont résumés dans le texte qui suit.

Le clan Qermezi

Très hiérarchisée, la confédération Qashqâ’i est composée de cinq grandes tribus (Amaleh, Darrehshuri, Kashkuli Bozorg, Farsimadan, Shesh Boluki), de quelques tribus plus réduites, incluant les Kashkuli Kuchek et les Qarachai, et quelques autres groupes. L’Il-khân qui règne en souverain sur toutes les tribus Qashqâ’i est toujours issu de la tribu Amaleh, la plus importante de toutes. Chaque tribu est elle-même divisée en clans. Défini par des liens politiques et sociaux, un clan forme un groupe composé de familles, issues d’un même lignage, qui doivent se soumettre à l’autorité d’un seul chef, le kadkhodâ.

Le clan Qermezi que décrit l’anthropologue Loïs Beck, dirigé par le kadkhoda Borzu, est l’un des quarante-quatre clans que comporte la tribu Darrehshuri. Il est issu d’un lignage de cinq ancêtres et comprend en outre une vingtaine d’autres familles associées. Il est composé d’environ 140 foyers, totalisant un millier de personnes, unies d’une manière ou d’une autre par des liens familiaux, depuis cinq générations.

L’automne

La fin de l’été marque le jour du départ de la vallée d’Hanalishah, située à l’extrême nord des montagnes du Zâgros, où le clan Qermezi a passé, comme chaque année, la saison chaude. La migration qui les attend, longue de 400 kilomètres, se terminera trois mois plus tard, dans les contreforts du Zâgros au nord des plaines côtières du Golfe persique. Borzu donne le signal du départ après un dernier tour à cheval dans le campement, tout en déplorant que les autorités gouvernementales lui aient donné l’ordre, comme toujours, de partir en dernier, sous prétexte de ne pas encombrer le passage des tribus installées plus au sud.

Les chameliers rassemblent leurs bêtes chargées des tentes noires faites de poils de chèvre tissés et des bagages les plus lourds, tandis que les femmes et les enfants finissent de charger les mules et les ânes avec des biens plus légers. Les bergers sont partis avant l’aube avec les moutons et les chèvres, plus lents que les bêtes de somme.

En arrivant sur les maigres pâturages de cette fin d’été, où des millions de bêtes l’ont précédé, Borzu s’inquiète de ne pouvoir trouver suffisamment d’herbage pour son troupeau. Depuis la « révolution blanche », les conditions de vie des pasteurs nomades ont bien changé, ils doivent dorénavant partager la terre avec les agriculteurs persans, lors ou laks, qui transforment une partie de leurs pâturages en zone cultivée. L’eau, rare à la fin de l’été, doit être collectée à partir des puits, des sources et des canaux, déjà largement exploités par les villageois.

Borzu chevauche devant le clan car il doit réserver les meilleurs emplacements pour installer le campement, qui doit procurer eau et pâturage en abondance et assurer une bonne protection des biens, des bêtes et des personnes. La meilleure manière d’empêcher le vol du bétail, qui représente le plus gros danger de la migration, est de former un groupe fort de plusieurs familles. Certains clans en comptent jusqu’à trente.

Une fois le campement de la première étape installé, Borzu va régler ses affaires à la ville la plus proche. Le plus urgent est d’obtenir, de la part des Forces locales de la sécurité des tribus, l’autorisation, pour la tribu Darrehshuri, de débuter la migration. L’unité de gendarmerie en charge du contrôle des tribus Qashqâ’i n’a toujours pas fait parvenir le décret de Shirâz.

Les rapports entre les tribus nomades et les autorités gouvernementales sont difficiles. Les années précédentes déjà, l’autorisation de migrer leur avait été accordée avec retard. Une fois, ils n’avaient pu débuter leur migration qu’au dixième jour de l’automne, alors que les mauvaises ressources pastorales aurait nécessité un départ un mois plus tôt. En imposant ainsi des retards et des dates aléatoires au départ des migrations, les officiels entendent décourager le nomadisme, accusé, à tort, de dégrader l’environnement. Par ailleurs, l’arbitraire des décisions a pour but de faire pression sur les puissantes tribus Qashqâ’i, ressenties comme une menace pour le régime du Shâh. En 1966, les armes leur furent confisquées dans le but de les rendre inoffensifs. La chasse, importante source de nourriture et, accessoirement, d’activité sportive, leur est dorénavant interdite. Massues ou crosses de berger sont les seules armes dont ils disposent à présent pour se protéger des dangers qui les menacent.

L’autorisation de débuter la migration hivernale sera finalement donnée treize jours après le départ du campement d’été. Il est plus que temps de partir, les animaux ne se nourrissent plus en raison du froid et du vent qui commencent à sévir. Les chèvres ne donneront plus de lait jusqu’à la fin de l’hiver, et les brebis ont déjà cessé d’en produire depuis le milieu de l’été. Cette nourriture, qui manquera rapidement aux adultes et aux enfants, doit être rapidement remplacée.

Borzu doit régler également un différend qui l’oppose à un agriculteur persan de la vallée d’Hanalishah depuis le début de l’été, au sujet d’un droit d’accès à l’eau potable, et à la délimitation entre zone de pâturage et zone de culture. Il en profite pour régler les dettes contractées pour des achats à crédit et stocker des marchandises trop encombrantes. Il est rare qu’il parvienne à réunir suffisamment d’argent pour rembourser complètement les prêteurs, il doit alors se résigner à leur vendre une partie des produits du clan (animaux, laine, poils de chèvre, beurre clarifié, produits laitiers, tapis ou étoffes) à des prix bien inférieurs à ce qu’il en obtiendrait auprès des marchands des bazars de Shirâz.

Pendant le mois qui suit, le souci constant est de trouver de l’eau et de l’herbe, devenues rares à cette époque de l’année. La décision de Borzu d’acheter une camionnette va améliorer la vie du clan. Achetée à crédit à un marchand de Shirâz, contre 100 moutons et 100 chèvres qui seront abattus au prochain été, elle va permettre d’aller chercher l’eau aux puits et aux sources souvent éloignés des campements, et rendre mille services pour le transport des gens et des biens.

Au cours de cette longue migration, le clan doit faire des provisions pour passer l’hiver qui l’attend, le moins inconfortablement possible. Il doit négocier avec les gardes forestiers ou les gendarmes qui veulent le chasser en vertu de l’interdiction faite aux nomades de rester au même endroit plus de vingt-quatre heures. Il doit payer, indûment, des loyers exigés par des chefs de villages ou de simples villageois, persans ou lors, qui prétendent être les utilisateurs exclusifs des terres traversées. Après que Borzu ait porté plainte, les sommes payées illégalement à quatre agriculteurs lors seront récupérées, mais ne leur seront pas restituées, sous prétexte qu’elles couvrent juste les frais engagés par les gendarmes pour leur recouvrement. Il doit, de surcroît, faire face à une épidémie de variole qui touche les chameaux dans tout le sud de l’Iran et lui coûte de lourdes pertes.

L’hiver

Le territoire de Dashtak (« la plaine » en persan), pâturages d’hiver du clan Qermezi depuis 1945, est atteint, trois mois après le départ du campement d’été. Hommes et femmes sont soulagés d’avoir terminé cette migration pleine d’incertitudes, même s’ils attendent sans plaisir la rude saison d’hiver qui arrive, et qui est de loin la plus difficile pour les nomades. Ne disposant plus de produits à vendre ou à troquer, ils dépendent des fournisseurs, persans ou lors, qui leur vendent des marchandises à crédit et leur prêtent de l’argent à des taux d’intérêt plus élevés que ceux négociés au printemps, compte tenu du risque plus élevé et des délais de remboursement plus longs.

Après les longues marches de la journée, Borzu et quelques hommes du clan ont l’habitude de se réunir autour du feu. Au cours de conversations animées, ils évoquent longuement l’histoire des Qermezi. Cette transmission orale de leur histoire permet aux enfants qui les écoutent, de savoir qui ils sont et d’où ils viennent. En voici les faits marquants :

En 1933, quand Rezâ Shâh interdit le nomadisme, les Qermezi s’installent d’une manière permanente sur leur zone de pâturages d’hiver, La tombe de la jeune fille (Qez Mazâreh). Puis, à l’abdication de Rezâ Shâh en 1941, ils reprennent leurs migrations saisonnières. En 1945, une violente confrontation avec une tribu lore les oblige à quitter Qez Mazâreh. C’est ainsi qu’ils adoptent les pâturages d’hiver de Dashtak.

En 1943, la mémorable bataille de Semirom oppose l’armée iranienne aux forces alliées des Lors et des Qashqâ’i. Le kadkhodâ Shir Mohammad, père de Borzu, y trouve la mort. C’est après cette bataille que fut créée la Force de sécurité des tribus, agence militaire chargée des affaires des tribus Qashqâ’i, interlocuteur exclusif de ces dernières avec les forces gouvernementales.

Limites des territoires utilisés par les nomades Qashqâ’i

Après le coup d’état de 1953, au cours duquel les principaux khâns Qashqâ’i s’opposèrent au Shâh d’Iran [2], celui-ci organisa l’élection, par les chefs de clans et des anciens, du Khân Darrehshuri de leur choix. Cette manœuvre avait pour but de partager les intérêts des khâns Darrehshuri - dont une partie seulement soutenait le Shâh - et d’affaiblir les clans les plus puissants, parmi lesquels celui des Qermezi. De fait, cette élection cristallisa la séparation des Qermezi, jusque là informelle, en deux clans distincts.

En 1964, les terres de Dashtak sont nationalisées, les anciens propriétaires lors en furent expulsés.

En 1965, le gouvernement permet à Borzu et son clan d’occuper gratuitement la plaine de Dashtak, avec obligation de l’utiliser tous les hivers, quelque soit l’état de ses ressources pastorales. La même année, une rivalité éclate entre différents groupes Qermezi concernant l’usage des pâturages de Dashtak.

En 1966, les anciens propriétaires lors, venus récupérer leurs terres de Dashtak pour les cultiver, sont chassés par les Qermezi, revenus sur les lieux en hâte.

Les enfants du clan Qermezi complètent leur éducation par une scolarisation qui a débuté en 1956, à Dashtak l’hiver et à Hanalishah l’été. L’école est ouverte aux garçons et aux filles mais peu de filles la fréquentent, sous prétexte que leur famille a besoin d’elles pour les tâches du quotidien. En huit ans, huit filles seulement ont été scolarisées, et quatre d’entre elles seulement ont terminé la première année. Les filles de Borzu et de son frère aîné Khalifeh, ancien kadkhodâ du clan, font exception, trois d’entre elles ont fréquenté l’école pendant quatre ans.

Aucune saison n’est plus rigoureuse que l’hiver, celui qui s’annonce sera très rude pour les Qermezi. Généralement les quarante-cinq premiers jours de l’hiver sont les plus difficiles, avec des pluies torrentielles qui empêchent les bêtes de se nourrir mais qui finissent par produire une végétation abondante. Durant cet hiver 1970-1971, il ne pleuvra que très peu. Les réserves de paille et d’orge diminuent rapidement, le prix du fourrage acheté dans la ville proche de Kâzerun explose. On s’inquiète pour les bêtes qui ont faim et froid. Les femelles ne fournissent pas suffisamment de lait pour nourrir leurs petits.

Au bout des deux premières semaines d’hiver, les bassins, les mares et les ruisseaux sont à sec, les animaux doivent être menés au puits le plus proche, situé à six heures de marche. Moins d’un mois après le début de l’hiver, de nombreux animaux, surtout les jeunes, tombent malades, affaiblis par la faim, les parasites, le froid et les blessures causées par les nombreux prédateurs qui peuplent les pentes rocheuses des montagnes (loups, renards, léopards, hyènes, scorpions et serpents). Les jeunes brebis et les agneaux, se serrant les uns contre les autres à la recherche de la chaleur, meurent étouffés dans les enclos. Les chameaux, qui ont besoin d’une nourriture abondante, sont eux aussi nombreux à mourir. Les troupeaux sont décimés, un désastre économique se prépare.

Un mois plus tard, la pluie fait son apparition mais est rapidement suivie par la neige et le froid, les animaux ne peuvent plus aller aux pâturages. Les semences plantées deux mois plus tôt ne sortent pas de terre. Les hommes feront une nouvelle tentative avec des semences achetées très cher, à crédit, à Kâzerun. Cette deuxième plantation ne donnera aucun résultat.

Face au désastre, les Nations-Unies fournissent une nourriture à base de pulpe de betterave à sucre. C’est un échec, cette nourriture n’est pas adaptée aux besoins des animaux qui continuent à mourir en nombre. Devant ces difficultés, les nomades se découragent, ils sont lourdement endettés et nombre d’entre eux sont tentés d’abandonner les migrations, fortement encouragés par les autorités iraniennes. Borzu lui-même est tenté de s’établir, avec d’autres familles, sur le territoire de Mollâ Balut, situé en contrebas de Dashtak, si le gouvernement l’aide à acquérir des terres, malgré les conditions locales climatiques, avec un été torride et un hiver aride.

Le printemps

Le lendemain de Norouz, Borzu et ses proches, accompagnés de six autres familles, quittent Dashtak pour les pâturages de printemps. Les autres familles sont déjà parties en ordre dispersé, sans attendre la pluie espérée. Les prêteurs viennent monnayer à bas prix les animaux malades, qu’ils savent incapables de prendre la route. Dès que les derniers Qermezi ont quitté les lieux, des pasteurs persans s’y installent avec leurs ânes.

La migration de printemps est perçue comme une période pleine de dangers car les familles sont dispersées, les campements plus réduits, la charge de travail plus importante et les nombreux animaux qui viennent de naître attirent les voleurs. De fréquents vols de bétail ont lieu entre les groupes nomades qui se croisent. Les bêtes, privées d’herbe fraîche depuis des mois, broutent tout ce qui pousse, y compris les cultures, ce qui ne manque pas de créer des complications avec les paysans persans et lors, à qui elles appartiennent. L’un d’eux a coutume de dire qu’il doit sans cesse protéger ses biens « des sangliers, des ours et des Qashqâ’i ».

Au bout de quelques jours de marche, Borzu, prospectant dorénavant les vallées traversées avec sa camionnette, trouve un site favorable, situé près d’une source d’eau claire, dans une vallée menant à Kâzerun. C’est la première fois depuis le milieu de l’automne qu’une telle proximité avec l’eau s’offre au groupe. Zoleykhâ et Zoreh, deux des filles de Borzu, en sont ravies, elles peuvent enfin être libérées de la corvée d’eau qui leur est habituellement dévolue. Pour la première fois en huit mois, les bêtes peuvent enfin manger jusqu’à satiété.

Après la dureté de l’hiver, le clan Qermezi est économiquement exsangue. Ses ressources sont épuisées, plus rien ne reste à vendre ou à troquer. La dette de Borzu s’élève à 8000 dollars. Il doit rembourser un prêt qu’il a contracté auprès d’un prêteur de Kâzerun et décide de céder à deux marchands persans le tapis que sa fille Zoleykhâ a tissé pendant l’hiver, quand sa mère était malade. Elle l’a soigneusement décoré de dessins symbolisant la maladie et la guérison et espérait le garder pour constituer sa dot. Borzu est peiné pour sa fille mais il n’a pas d’autre choix.

Reprenant la route vers la plaine d’Arzhan, leur prochaine étape, les Qermezi passent devant les ruines de Bishâpour et les bas-reliefs où est gravée dans la roche la capture de l’empereur romain Valérien par le roi sassanide Shâpour. Ils imaginent qu’il s’agit des personnages du Shâhnâmeh, l’épopée des rois, réels ou légendaires, de la Perse antique. Plus loin, la route asphaltée qu’ils doivent suivre un moment s’avère, comme toujours, un cauchemar. D’une année sur l’autre, elle est de plus en plus encombrée de véhicules à moteur. Les nomades ne peuvent que difficilement s’y frayer un chemin, sous les railleries et les quolibets des automobilistes persans qui, en passant, ne manqueront pas de leur subtiliser huit moutons. Borzu, pourtant profondément attaché à sa vie nomade, pense que s’il devait un jour la quitter, cette partie du parcours ne serait pas étrangère à sa décision.

Quelques secousses telluriques se font régulièrement sentir, infligeant des dommages aux villages voisins. En raison de la mauvaise santé des bêtes et de l’impact de la sécheresse hivernale sur les ressources pastorales de la région, les autorités autorisent les nomades à rester quarante-huit heures dans chaque camp au lieu des vingt-quatre heures réglementaires. Au fur et à mesure que le groupe de Borzu monte vers le nord, le froid, la pluie et le vent s’installent.

Pâturages d’été et d’hiver des cinq principales tribus Qashqâ’i

Dans la ville de Dahst-e Arzhan, une sinistre farce est organisée au détriment des clans Darrehshuri par les autorités. On leur fait croire que des camions vont les transporter avec leurs bêtes sur les zones de migration d’été et que du blé et du fourrage à bas prix leur seront distribués. Les caméras de télévision ont été convoquées pour filmer l’événement, en présence du gouverneur général de la province. Une centaine de nomades reçoivent des bons leur permettant de recevoir du blé, les gendarmes présents distribuent de l’orge à quatre-cents moutons et les chargent dans des camions de l’armée, tout cela sous l’œil de la caméra qui diffusera ces images généreuses à la télévision. Le gouverneur général, qui suit attentivement les opérations, est longuement filmé lui aussi. Les gendarmes entassent les bagages d’une vingtaine de familles Darrehshuri dans d’autres camions. Une fois le gouverneur général et sa suite repartis, après seulement quinze minutes passées sur le théâtre des opérations, les camions partent avec leur chargement, jusqu’à la limite de la ville. Ils font aussitôt demi-tour pour revenir à leur point de départ, où l’on décharge le tout. Les soldats armés entourent rapidement le groupe de nomades devenu hostile et lui donne l’ordre de se disperser.

Dans la nuit qui suit, des pluies torrentielles se mettent à tomber. Au petit matin, le camp de Borzu se retrouve en état de choc. Le vent a démantelé une partie des tentes, submergées par la pluie qui a formé des cascades inondant les bagages empilés. Tout est détrempé. Les animaux, affolés, se sont échappés et beaucoup ne seront pas retrouvés. Les chèvres se sont réfugiées sur les bagages détrempés et tout est recouvert de boue. Borzu, tétanisé par la catastrophe, finit par ordonner l’évacuation vers la ville. Le troupeau de chèvres est mis à l’abri dans la seule maison du voisinage, qui, par chance, appartient à un homme d’un clan Darrehshuri. Borzu, après un trajet épique en camionnette, dans la boue et la tempête, réussit à atteindre la ville. Les gendarmes, qu’il appelle à l’aide, partent en camion récupérer les familles, restées au camp pour protéger leurs biens et leurs bêtes, et qui luttent désespérément contre les éléments qui se déchaînent, tandis que la rumeur des tremblements de terre continuent à se fait entendre. Une centaine de personnes affamée et trempée jusqu’aux os se retrouve avec ses bagages dans la vaste remise qu’une famille lore, que Borzu connaît bien, a accepté de mettre à sa disposition.

Le bilan de cette tempête est énorme. Cette nuit là, de nombreuses bêtes restées dans la montagne ont trouvé la mort, en particulier, les chèvres et les brebis qui laissent une vingtaine de chevreaux et d’agneaux à nourrir. Un enfant, appartenant à un autre clan Qashqâ’i, est retrouvé mort près du camp de Borzu. Le lendemain, la pluie a cessé. Le clan Qermezi reprend la route tant bien que mal pour pénétrer dans la zone méridionale des pâturages d’été des tribus Qashqâ’i.

Quelques jours plus tard, un incident, qui va révéler le caractère impulsif, autoritaire et belliqueux de Borzu, va bouleverser la vie du clan Qermezi. Abdol Hosain, le plus jeune de ses frères, a invité sous sa tente Mashhadi Hamzah, kadkhodâ d’un clan appartenant à la puissante tribu Amaleh et par ailleurs, neveu de son père, accompagné de sept parents proches. C’est la première fois qu’Abdol Hosain invite des hôtes d’un rang aussi élevé. Au cours du repas, Borzu, très énervé, blâme les hommes de son clan, spécialement ses deux frères présents, de ne pas lui montrer la reconnaissance qui lui est due pour toutes les actions qu’il entreprend pour leur bien-être. Abdol Hosain se défend. Borzu l’insulte et le frappe. On les sépare, la soirée est gâchée. Les témoins de la scène, hommes et femmes, blâment l’attitude de Borzu, estimant qu’il a perdu tout sens de l’honneur.

Le lendemain et les jours qui suivent, le clan Qermezi cheminera en ordre dispersé, évitant tout contact avec son kadkhodâ. Borzu est humilié, inquiet d’avoir perdu son prestige et son autorité de chef. Le groupe finira par se recomposer autour de lui, avant d’atteindre les pâturages d’été. Les meilleures protections du clan contre les incertitudes et les dangers de la migration sont le nombre et la solidarité ainsi qu’un chef puissant et efficace. Les frères se réconcilieront pour chasser ensemble les trois-mille bêtes d’un autre clan Darrehshuri, venues brouter leurs pâturages d’été d’Hanalishâh.

L’été

Les tensions établies à l’intérieur du clan au cours de la migration de printemps se dissiperont en partie durant l’été à Hanalishâh, grâce aux multiples occupations de la saison : conflits sur les zones de pâturage, production intense des produits de l’élevage et des cultures, accroissement de la dette, prix de vente des animaux en régression, mariages.

Quand l’été arrive à sa fin, le clan organise son retour vers le sud. La Force de sécurité des tribus n’a pas encore donné aux tribus Darreshuri l’autorisation de quitter les pâturages d’été, aussi le clan s’avance prudemment dans les plaines proches de la ville de Semirom, dans l’attente du décret. La nouvelle de l’arrivée sur leur territoire d’hiver de Dashtak de milliers de chèvres des villages proches de Kâzerun parvient aux oreilles de Borzu. Il a hâte de partir pour éviter la disparition de l’herbe dont ses troupeaux auront besoin à leur arrivée. Or, dix jours après son départ d’Hanalishâh, Borzu est informé d’un communiqué ahurissant : toute migration des nomades Qashqâ’i est interdite jusqu’à la fin des célébrations organisées par Mohammad Rezâ Shâh pour les deux mille cinq cents ans de la monarchie iranienne. Les festivités doivent avoir lieu à Persépolis, ancienne capitale de l’empire perse, proche des routes migratoires des Qashqâ’i. Les autorités considèrent que la migration de ces derniers représente une menace militaire et politique pour le Shâh et ses illustres invités (rois, reines, empereurs, présidents et premiers-ministres venus du monde entier). Des cérémonies sont prévues également à Pasargades sur la tombe de Cyrus le Grand, située, elle aussi, sur les routes migratoires. Un grand nombre de tribus Qashqâ’i est déjà en route. Celles qui se trouvent à proximité de Persépolis et Shirâz sont priées de quitter le plus rapidement possible la zone. Toutes les autres doivent rester là où elles sont, même si, comme c’est le cas des Darrehshuri, y compris les Qermezi, leur route ne passe pas à Persépolis et détourne Shirâz par le nord-ouest. Les tribus Darrehshuri qui sont, comme toujours, les dernières à recevoir l’autorisation de migrer sont encore sur les hauteurs, dans leurs pâturages d’été.

Pendant six semaines, des centaines de milliers de nomades Qashqâ’i vont rester bloqués en altitude. Le clan de Borzu se trouve dans le site le moins hospitalier du parcours, celui qu’il passe habituellement le plus vite possible, tant les pâturages et l’eau y sont peu abondants. Au fil des jours, l’air devient de plus en plus glacial, des vents violents soufflent en permanence. Les moutons et les chèvres ne se nourrissent plus. Les nuits sont froides, les températures deviennent négatives. Au petit matin, on retrouve l’eau gelée dans les gourdes faites de peaux de chèvre.

Les compagnons de Borzu, à la recherche permanente de protection et de sécurité dans cet environnement physiquement et politiquement hostile, se massent frileusement autour de lui, incertains de leur avenir. Dans le passé, il les a souvent sortis de ce type de mauvais pas et ils lui gardent leur confiance. La neige se met à tomber sur le petit groupe qui attend que le Shâh ait terminé ses célébrations.

Notes

[1En 1963, le régime du Shâh lança sa réforme nationale, connue sous le nom de « révolution blanche », incluant la nationalisation des forêts, des pâturages et des ressources en eau, ce qui modifia les rapports entre les nomades et les terres dont leur vie dépendait.

[2Avant et après le coup d’état de 1953, le Shâh Mohammad Rezâ Pahlavi exila les dirigeants de la Confédération Qashqâ’i qui avaient apporté leur soutien au Premier ministre Mohammad Mossadegh.


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