N° 54, mai 2010

Les Bakhtiâris : héritage culturel des montagnes du Zâgros


Khadidjeh Nâderi Beni


Les Bakhtiâris sont une tribu d’Iran méridional habitant essentiellement dans les provinces iraniennes du Lorestân, d’Ilâm, de Tchahâr Mahâl o Bakhtiâri, Kohkilouyeh va Boyer Ahmad, ainsi que dans certaines parties du Khouzestân et plus précisément dans les régions montagneuses des Zâgros dans le sud-ouest de l’Iran. 1 600 000 personnes appartenant aux différentes tribus bakhtiâris vivent actuellement en Iran, cependant, seule une minorité d’entre elles continue de pratiquer le nomadisme.

Homme bakhtiâri
Photos : Caroline Mawer

Les ethnologues ont émis différentes théories concernant l’origine exacte des Bakhtiâris : certains pensent que les Bakhtiâris seraient l’un des plus grands peuples aryens qui auraient émigré vers l’Iran il y a presque 3000 ans [1] ; selon d’autres ethnologues, la tribu Bakhtiâri ferait partie des premiers peuples iraniens qui s’expatrièrent du nord de l’Inde pour arriver en Iran où ils s’établirent avec leurs troupeaux à proximité de pâturages. [2] Enfin, selon une autre théorie, le nom « Bakhtiâri » viendrait du fait que les membres de cette tribu habitant dans la région "Bakhtiâri" du plateau iranien (située à l’ouest entre l’Iraq et les provinces iraniennes de Hamedân et de Fârs), émigrèrent vers ce plateau. [3]

Le mot « Bakhtiâri » apparaît pour la première fois dans l’ouvrage de Hamdollâh Mostowfi, le Târikh-e Gozideh (Sélections d’Histoire). [4] Il y emploie ce mot pour désigner le peuple lor. [5] Selon lui, la tribu Bakhtiâri se forma à la fin du IIIe siècle de l’Hégire (Xe siècle). C’est à partir de l’ère safavide qu’on les nomma « Bakhtiâri ».

Cette tribu migre saisonnièrement sur ses territoires qui comprennent de vastes étendues du sud-ouest de l’Iran, en particulier des régions du Khouzestân et du Lorestân pour les quartiers d’hiver, et du Tchahâr Mahâl o Bakhtiâri, Ispahan et Kohkilouyeh va Boyer Ahmad pour les quartiers d’été. A une certaine époque, le territoire des Bakhtiâris s’étendait aussi dans la province du Fârs devenue de nos jours le fief principal des Qâshqâ’is. Le séjour bakhtiâri dure 4 mois dans les régions froides, et 6 mois dans les régions chaudes. Ils passent le reste de l’année, c’est-à-dire deux mois, à se déplacer entre ces deux régions.

Les Bakhtiâris comptent parmi les peuples iraniens qui se sont le moins mélangé aux étrangers non seulement d’un point racial, mais également linguistique (leur langue étant le lori), culturel et littéraire. Au cours des différentes périodes historiques, ils menèrent une vie rude et retirée au cœur des montagnes Zâgros (à l’ouest de l’Iran) : les monts élevés, les vallées profondes et étroites, les forêts denses et impénétrables, les cascades et les fleuves rebelles, en d’autres termes l’enclavement et la difficulté à accéder à leur lieu d’habitation a ainsi contribué à les préserver en partie des guerres et des attaques que leurs compatriotes ont subies dans les autres régions du pays, comme par exemple celles d’Alexandre, des Arabes ou des Mongols.

La migration des nomades bakhtiâris au printemps

Néanmoins, le territoire bakhtiâri, s’étendant dans les hauteurs de Zâgros et sur la plaine de Khouzestân, a souvent joui d’une grande importance stratégique et économique. Ainsi, au cours de l’histoire, les puissances colonisatrices ont souvent convoité ces territoires. Ce fut notamment le cas de l’Angleterre qui, au XIXe siècle, essaya d’augmenter son influence au sein des tribus Bakhtiâri en développant ses relations avec les khâns dans le Khouzestân. Ce territoire, jouissant de ressources pétrolières abondantes et d’une position géographique unique, présentait alors un double intérêt pour les Anglais.

Les Bakhtiâris sont organisés selon un système familial strict et hiérarchique : au milieu du XIXe siècle la Confédération bakhtiâri fut fondée à la tête de laquelle se trouvait un khân (chef de tribu) nommé ilkhân. Il était secondé d’un adjoint appelé ilbeyg. Actuellement, cette Confédération rassemble deux sous-tribus, les Haft Lang et les Tchahâr Lang, rassemblant elles-mêmes plusieurs clans menant une vie nomade.

a) Le dialecte bakhtiâri

Parmi les dialectes du sud-ouest de l’Iran, le lori (la langue courante des Bakhtiâris) est le plus authentique et le plus original. Il possède deux types de dialectes distincts : le lor-e-bozorg (grand lor), qui est parlé par les Bakhtiâris et le lor-e-kouchik (petit lor), parlé par les Lors eux-mêmes. Mostowfi fut encore le premier à présenter l’historique et les particularités de ce dialecte. D’après lui, le lori est issu de la langue pahlavi et est donc plus "iranien" que d’autres dialectes ethniques. Cependant, le développement des médias audiovisuels et l’émigration croissante des nomades vers les villes ont contribué à remettre en cause la "pureté" du dialecte en lui faisant subir d’importantes évolutions et en y augmentant l’influence des langues persane, arabe et anglaise. Le choix actuel de la plupart des écrivains et poètes locaux d’écrire leurs œuvres en langue persane renforce cette tendance. La majorité d’entre eux pense que le lori est trop complexe à saisir et apprendre pour les locuteurs non-Bakhtiâris mais certains d’entre eux, faute d’écrire exclusivement en persan, y introduisent des mots et expressions empruntés. L’intelligibilité et la diffusion est donc préférée à la stricte préservation de la langue. La présence anglaise dans les régions pétrolifères bakhtiâri a également eu pour conséquence l’apparition de nombreux mots anglais dans ce dialecte, ces mots ayant cependant été phonétiquement adaptés aux règles du dialecte lori :

Signification française

Transcription

Emprunt (lori)

Mot anglais

verre (n.m)

gilâs

گیلاس

glass

lumière (n. f)

lit

لیت

light

chauffeur (n)

dérâyver

درایور

driver

rapport (n. m)

lâport

لاپورت

report

machine (n. f)

makineh

مکینه

machine

tracteur (n. m)

tarâktul

تراکتول

tractor

pot (n. m)

pit

پیت

pot

pitpotfil (n. m)

vâyer

وایر

wire

b) La littérature bakhtiâri

Au cours de son histoire, la littérature persane a été influencée par celle de diverses régions iraniennes dont la littérature bakhtiâri. Selon les ethnologues, la littérature bakhtiâri a avant tout pour but de décrire la culture bakhtiâri et ses valeurs principales comme la vaillance, la bravoure, la pureté, le sentiment religieux, ainsi que de décrire les grands principes du chiisme. Si la littérature persane a été influencée par la littérature bakhtiâri, la poésie bakhtiâri s’est à son tour imprégnée de la poésie persane d’un point de vue thématique et formel. Les principaux genres poétiques de la poésie bakhtiâri sont ainsi identiques à ceux de la poésie persane et comprennent les dobeyti (poème de deux distiques), ghazal (poème lyrique généralement amoureux), masnavi (poème composé de distiques à rime plate), ghassideh (ode)… Cependant, les genres poétiques persans comme le tarji’band (poème strophique à refrain) et le she’r-e no (la nouvelle poésie, c’est-à-dire le vers-libre) n’ont pas été assez accueillis par les poètes bakhtiâris. Nous détaillons ici les principaux genres de la poésie bakhtiâri :
- 1. Poésie épique ou épopée, touchant la description des combats des grands héros bakhtiâris contre les despotes.
- 2. Poésie religieuse qui se consacre à la glorification du prophète Mohammad et des Quatorze Immaculés (c’est-à-dire le Prophète, sa fille Fâtima et les Douze Imâms du chiisme duodécimain).
- 3. Gâgorio (ou sorou) chantée dans les cérémonies funèbres, composée de (goftan, dire) et guerio (gueryeh kardan, pleurer) : dire et pleurer.
- 4. Poésie politique, devenue en vogue surtout après la Révolution constitutionnelle iranienne.
- 5. Poésie amoureuse (lyrique) qui se consacre à la description de l’aimé(e).
- 6. Poésie descriptive qui fait l’éloge de la nature, des monts, des champs, etc.

c) Les Bakhtiâris et la politique

Au cours de l’histoire, les Bakhtiâris se sont caractérisés par leur forte résistance au despotisme et à l’injustice des différents monarques. Ils ont notamment eu un rôle actif durant la Révolution constitutionnelle iranienne [6], aussi que dans le rejet de la politique de sédentarisation forcée des nomades des Pahlavis.

Des jeunes Bakhtiâris

Au début XXe siècle, l’Iran fit face à une intervention croissante des Russes dans la cour et l’administration iraniennes, ainsi qu’à une hostilité publique croissante envers la dynastie qâdjâre. Cette insatisfaction se manifesta notamment par la formation d’une coalition anti-étatique au sein de laquelle les Bakhtiâris eurent une influence importante et qu’ils dirigèrent en partie de 1905 à 1911. Parmi d’autres Bakhtiâris défenseurs de la Constitution, le nom de Sardâr As’ad, chef de la tribu des Haft Lang Bakhtiâri, demeure le plus connu. Sardâr As’ad fut ainsi l’une des principales figures de cette Révolution, où les Anglais jouèrent un rôle non négligeable en soutenant les Bakhtiâris. Le penchant constitutionnel de Sardâr As’ad se renforça à la suite d’un long séjour à Paris, où il s’imprégna de la pensée libérale et moderniste. En 1909, sous son commandement, les troupes bakhtiâris occupèrent Téhéran et obligèrent le gouvernement qâdjâr à lancer des réformes démocratiques.

Comme nous l’avons évoqué, durant cette période, les Anglais soutinrent les Bakhtiâris autant qu’ils le purent. En témoigne notamment un télégraphe du 7 décembre 1912 de l’ambassadeur d’Angleterre à Saint Pétersbourg à Sir Buchanan, où se dernier exprime le fait que l’Angleterre est satisfaite du choix de Sardâr As’ad comme régent du pays.

Pendant le règne des Pahlavis en Iran, les gouverneurs organisèrent un programme de sédentarisation des nomades du pays en vue de mieux les contrôler et de limiter leur pouvoir. Ainsi, selon l’Imam Khomeiny, « l’une des trahisons de Rezâ Shâh Pahlavi envers le peuple fut la répression des nomades. Les nomades de l’Iran constituaient un appui pour l’indépendance du pays. Cette réalité inquiétait les étrangers, et de là ils chargèrent Rezâ Khân, le père de Mohammad-Rezâ, de réprimer les nomades. Ce projet fut poursuivi par Mohammad-Rezâ. » [7] Ce programme n’atteignit pas son but, notamment du fait de nombreux soulèvements au sein des diverses tribus.

La tribu Bakhtiâri renferme un riche héritage culturel, cependant, malgré les aides à la sauvegarde du patrimoine et aux différentes tribus octroyées après la Révolution islamique, la modernisation et la sédentarisation croissante semblent désormais menacer son existence même.

Sources :
- Asmand, Ali, Târikh-e Adabiyât-e Ghowm-e Bakhtiâri (La littérature chez la tribu Bakhtyiâri), Ispahan, éd. Shâhsavâri, 1380/2001.
- Gen Ralph Garth Waite, The Bakhtiâri Khans, tribal disunity in Iran, 1880-1915, traduit en persan par Mehrâb Amiri, Téhéran, Sahand, 1373/1994.
- Goli Zavâreh, Gholam Rezâ, Simâ-ye Tchahâr Mahâl o Bakhtiâri (L’aspect de Tchahâr Mahâl o Bakhtiâri), Téhéran, Sâzmân-e Tablighât-e Eslâmi, 1377/1998.

Notes

[1Amânollahi, Eskandar, Ghowm-e Lor (La tribu Lor), Téhéran, Agâh, 1370/1991.

[2Lorimer, D. L. R., Ghowmshenâsi-e Bakhtiârihâ (The pathologie of the Bakhtyâris), London, 1922.

[3La géographie parfaite de l’Iran, p. 569.

[4Téhéran, Amir-Kabir, 1363/1984.

[5Les Lors (aussi transcrit Lur) sont un peuple iranien indigène. Avant le XXe siècle, la majorité des Lors étaient des éleveurs nomades, avec une minorité urbaine résidant dans la ville de Khorramâbâd (centre de la province de Lorestân qui signifie Terre des Lors). Aujourd’hui, les Lors habitent surtout dans les provinces du sud-ouest de l’Iran y compris Tchahâr Mahal o Bakhtiâri, Kohgiluyeh va Boyer Ahmad, Khouzestân, Fârs…

[6La Révolution constitutionnelle iranienne contre le règne despotique du dernier roi qâdjâre commença en 1905 et dura jusqu’en 1911. Elle eut pour conséquence la fondation d’un parlement en Iran.

[7Safiheh-ye nour, vol 5, pp. 276-277.


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