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L’histoire du théâtre moderne persan (1870-1980)
(I)
Touradj Rahnema
Traduit de l’allemand par
Voir en ligne : L’histoire du theater moderne persan (1870-1980) (II)
Les premières tentatives de la part des Iraniens en vue de rédiger des pièces de théâtre à l’européenne remontent à la deuxième moitié du XIXe siècle, lorsque les dramaturges s’efforcèrent d’écrire des pièces mettant en scène des personnages épiques et décrivant des épisodes à la fois divertissants et critiques tout en étant adaptés à la compréhension de toutes les couches sociales. L’histoire de l’alchimiste Mollâ Ebrâhim Khalil, l’une des premières pièces de ce genre, fut rédigée en 1850 par Fath’Ali Akhoundzâdeh. Cette pièce ainsi que cinq autres furent écrites, en premier lieu, en azéri, pour n’être traduites en persan qu’en 1871 par Mirzâ Ja’far Gharatchedâghi. Le traducteur y ajouta une introduction intéressante, misant sur la valeur pédagogique du théâtre au sein de la culture persane.
Les comédies d’Akhoundzâdeh traitent des rapports sociaux corrompus et de la décadence existant au sein du système gouvernemental de l’époque de manière satirique. Certaines de ses pièces attirèrent également l’attention des étrangers et furent par conséquent traduites en diverses langues européennes peu après leur parution en langue persane. [1]
Mirzâ Aghâ Tabrizi qui, à l’époque, détenait le poste de premier secrétaire de l’ambassade de France à Téhéran, publia en 1871 quatre pièces de théâtre qui sont souvent faussement attribuées au diplomate et écrivain érudit Malkam Khân. Etant donné que ce dramaturge porte un regard critique sur la société persane, ses pièces pourraient être qualifiées de modernes. [2] Ces pièces, où l’influence profonde de dramaturges de renom français et russes parmi lesquels figurent Molière et Gogol se fait clairement ressentir, sont intitulées Les aventures d’Ashraf Khân à Téhéran, Le mode de direction gouvernementale de Sâmân Khân de (la ville de) Boroujerd, Le voyage du Shâh Gholi Mirzâ à Kerbelâ et Les amours d’Aghâ Hâshem Khalkhâli.
A l’exception de la dernière pièce énumérée ci-dessus, les autres s’efforcent de rétablir la vérité concernant les rapports sociaux en Iran tout en décrivant aux spectateurs le système gouvernemental iranien tel qu’il était. Les aventures d’Ashraf Khân montrent, avec une pointe d’ironie acerbe, la corruption qui régnait à Téhéran alors et le mode de vie de ses habitants. Ashraf Khân déclare même que « Téhéran n’est pas une ville, mais forme plutôt un goulet d’étranglement où l’on est inlassablement menacé par les voleurs. » Ceux qui ambitionnaient d’y occuper un poste de haut rang ici devaient donner des pots-de-vin étant donné que même Sa Majesté l’Empereur réclamait sa part.
Les premières traductions en langue persane de pièces de théâtre européennes parurent dans la deuxième moitié du XIXe siècle ; ce fut précisément à cette époque que les traductions en persan des comédies de Molière comme Le misanthrope et Le malade imaginaire furent publiées, et ce respectivement en 1865 et 1886. Plus tard, d’autres pièces de ce grand dramaturge furent également traduites en persan. Il est intéressant de noter à quel point « Ils [les traducteurs] avaient coutume d’actualiser l’action en adaptant, bien souvent, certains noms et situations particuliers aux conditions de vie courante en Iran. Par conséquent, les traductions étaient plutôt semblables à des paraphrases ou même, à la limite, à des variations d’un certain thème collectif." [3]
Deux des plus célèbres pièces écrites en Iran au début du XXe siècle sont la comédie de Tâher Mirzâ intitulée Le mariage de son Excellence Mirzâ (1902) et celle de M. Gh. Fekri intitulée Les vieux gouverneurs, les nouveaux gouverneurs. La première de cette pièce eut lieu à Téhéran peu après sa rédaction en 1915. La comédie de A. Mahmoudi intitulée Hâji Riyâ’i Khân est également digne d’être mentionnée ; elle sortit environ trois ans plus tard et se base, elle aussi, sur les chefs-d’œuvre de Molière. Le spectateur averti prend toutefois bien vite conscience de ses défauts car, dans sa version iranienne, le tartuffe n’est pas aussi rusé et hypocrite que celui du modèle français sur lequel il se base, ce qui conduit l’auditoire à voir très vite clair dans son jeu.
L’un des plus talentueux dramaturges de cette époque, connu sous le nom de plume d’Ali Nourus, est Hassan Moghaddam. Il naquit à Téhéran en 1898, fit ses études en Suisse où il résida pendant de longues années. […] De retour en Iran, il fonda avec d’autres jeunes iraniens ayant étudié en Europe un centre culturel ayant pour mission de renouveler la littérature et l’art persans. A cette époque, Moghaddam effectua souvent des discours sur le théâtre européen et ce fut en 1922 qu’il écrivit sa célèbre pièce en un acte intitulée Ja’far Khân revient de l’étranger. […]
Ja’far Khân revient de l’étranger est une comédie critiquant deux générations dont les idées et intérêts se heurtent. L’un des protagonistes principaux est un jeune homme de classe moyenne qui, après avoir passé un long séjour à Paris, est de retour auprès de sa famille dans son pays natal. Sa mère a décidé que son fils devait épouser sa cousine car cette dernière maîtrisait parfaitement tous les arts qu’une femme iranienne devait connaître pour combler son mari : "Elle peut faire le ménage, cuire des légumes, raccommoder et repasser des vêtements, lire le Coran, s’épiler les sourcils, cuire des pâtisseries, prédire l’avenir et pratiquer la magie." En outre, les autres membres de la famille de ce jeune homme sont tout aussi rétrogrades que la mère de Ja’far : ils croient, à titre d’exemple, que les Européens consomment la viande d’ours et de singe, allant même jusqu’à boire une sorte d’eau-de-vie que leurs prêtres extrairaient de peaux d’animaux !
Ja’far Khan, habillé selon la dernière mode parisienne, retourne dans son pays en compagnie de son chien « Carotte ». Avant son arrivée, il prend même soin d’envoyer une carte à sa mère pour prendre rendez-vous avec elle. Loin de maîtriser totalement le persan, il le parle avec un certain accent français, employant même des mots étrangers. Ce jeune homme élevé dans un quartier pauvre de Téhéran emploie constamment le terme « nous les Parisiens », et semble être d’avis que la modernisation se limite au changement de l’apparence.
Ja’far Khân est à peine de retour que les ennuis commencent. Son oncle à l’esprit rétrograde ne tolère point le comportement glacial de son neveu, trouvant même qu’il a une façon bien curieuse de donner des poignées de main, ce qui le met en colère à plusieurs reprises au cours du récit. De plus, étant un musulman pieux, l’oncle a du mal à supporter que Ja’far ne se déchausse pas avant de rentrer, pratique qui contribuerait, selon lui, à salir la maison. […] De par la représentation de ses types et de ses dialogues mémorables, cette comédie constitue, en soi, une des plus intéressantes pièces à jamais avoir été écrites en persan.
Rezâ Kamâl, autre étoile du firmament de la littérature contemporaine persane ayant le nom de plume de Shahrzâd, naquit à Téhéran en 1898. […] Vivant à une époque où les artistes n’avaient pas les moyens de s’épanouir pleinement, il fut contraint de se résigner au suicide à l’âge de trente-neuf ans. Cet écrivain érudit écrivit néanmoins un grand nombre de pièces de théâtre dont Paritschehr et Parizâd (1920) et Les Mille et Une Nuits (1930) furent les mieux reçues par le public.
Dschidschak Alishâh, œuvre satirique écrite par Sâhib Behrus (1891-1971), cherche à décrire la vie à la cour des rois sous le règne des Qâdjâres. Cette pièce est similaire, à bien des égards, à une pièce de Carl Zuckmayer intitulée Der Hauptmann von Kِpenick ; cependant, de par l’ironie et la critique acerbe qu’elle renferme, personne n’a accepté de la mettre en scène jusqu’à aujourd’hui. Le fait qu’il fut plus tard déclaré que cette pièce de théâtre sapait les bases de l’ancien ordre social et n’avait donc aucun lieu avec l’époque moderne ne changea pas l’opinion des dirigeants à propos de cette comédie de Behrus. [4] Sous le règne de Rezâ Shâh, le dramaturge Behrus fut contraint de s’orienter vers la recherche scientifique. C’est la raison principale pour laquelle les pièces qu’il rédigea durant les dernières années de sa carrière demeurèrent sans écho. Même Le roi persan et la demoiselle arménienne (1927) a une valeur dramatique inférieure à Dschidschak Alishâh. Ce qui distingue cette œuvre des autres est qu’elle critique non seulement la situation sociale d’autrefois en Iran, mais également qu’elle présente des idées grotesques. En outre, les dialogues des personnages principaux en présence du Shâh sont captivants, tout comme ceux du connétable et de Karim, le fou du roi rusé de la cour.
Toutes les pièces que nous avons présentées jusqu’à présent furent écrites en prose. Il faut ainsi attendre les deux premières décennies du XXe siècle pour voir l’émergence de pièces rédigées en vers traitant pour la plupart soit d’événements historiques, soit de la vie des grandes personnalités de l’histoire persane. [5]
Avec la chute de la dynastie qâdjâre en 1925 et les débuts du règne des Pahlavi la même année, une période difficile commença pour les artistes iraniens. Comme le nouveau gouvernement n’admettait aucune critique, ces derniers n’avaient pas la moindre liberté d’expression. Cette situation dura jusqu’en 1941 où le Shâh, qui s’efforçait de gagner les faveurs des Nazis, fut obligé d’émigrer sous la pression qu’exerçaient les Alliés. Comme nous l’avons mentionné plus haut, alors qu’au début du XXe siècle plusieurs pièces de théâtre visant à critiquer la situation sociale contemporaine furent écrites, sous le règne de Rezâ Shâh, peu d’œuvres de ce genre furent rédigées à l’exception près de Parvin, la fille de Sâssân (1930) et Mâziâr (1933) de Hedâyat qui relatent des événements purement historiques et ont pour thème de grandes figures historiques.
Ce n’est qu’après l’émigration du Rezâ Shâh et de l’accession au trône du son successeur qu’un certain droit de parole fut restitué aux artistes iraniens. Deux grands dramaturges donnèrent alors un souffle nouveau au théâtre iranien de cette époque : Seyyed-Ali Nasr (1890-1961) et Abdolhossein Noushin (1900-1970). Nasr fonda, en 1916, le premier théâtre moderne populaire du pays et forma une troupe rassemblant plusieurs acteurs talentueux du pays. Il écrivit, en outre, une série intéressante de pièces en un acte et traduisit en persan plusieurs pièces en diverses langues européennes. De plus, en 1939, il fonda la première académie de théâtre de l’Iran. Ce n’est donc pas sans raison que ce dernier a été nommé le "père du théâtre moderne persan".
En France, Noushin fréquenta une école d’art dramatique et retourna à Téhéran vers la fin des années vingt, où il se mit à traduire les pièces de Molière intitulées Tartuffe et L’avare. Il mit également en scène Topaze de Marcel Pagnol. Les pressions exercées par le gouvernement poussèrent néanmoins Noushin à arrêter ses projets dramatiques. Il retourna donc à Paris et ne revint à Téhéran qu’après l’abdication de Rezâ Shâh, fondant alors une troupe dont sa femme et plusieurs autres acteurs furent membres.
Noushin forma lui-même la plupart des jeunes acteurs talentueux avec qui il travaillait. Il traduisit également en persan plusieurs drames européens dont Les Bas-fonds de Gorki et La putain respectueuse de Sartre, L’oiseau bleu de Maeterlinck et certaines pièces de Shakespeare. Le coq chantant tôt le matin, pièce qu’il écrivit lui-même en 1947, ne fut jamais mise en scène car, peu après sa rédaction, il fut arrêté par la police et envoyé en prison. La valeur de cette œuvre, qui décrit l’exploitation des ouvriers d’une entreprise, réside dans le fait qu’elle tourne autour des conflits de la classe ouvrière. Ayant été libéré deux ans plus tard grâce à des amis, il se rendit clandestinement à Moscou où il se voua corps et âme à la réalisation de ses ambitions littéraires et trouva la mort dans cette ville même.
* Article paru dans son livre intitulé Ein Leben im Dienste zweier Kulturen (Une vie vouée au rapprochement de deux cultures)
[1] A titre d’exemple “The Vazir of Lankaran” publié à Londres en 1882.
[2] Momeni, M. B., Quatre pièces de théâtre par Mirzâ Aghâ Tabrizi, Téhéran, 1976, p. 7.
[3] Jan Rypka : Iranische Literarurgeschichte. Leipzig 1959, p. 538.
[4] Touraj Rahnema : Die neupersische Literatur. Le Kindlers neues Literaturlexikon, vol. 20. Munich 1997, p. 538.
[5] Par exemple, L’histoire de Parvis écrit par Ali-Mohammad Oweysi, publiée à Istanbul en 1909, ou La résurrection des rois persans dans les ruines de Ktesiphon (1915) par Mirzâdeh Eshghi. En 1916, Abolhassan Foroughi rédigea une pièce en vers intitulée Shideh et Shidush. La seule comédie a avoir été écrite sous forme de poème est une pièce de Habib Esfahâni qui, en réalité, est une traduction libre du Misanthrope de Molière.