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Dans le domaine de la philosophie et de la littérature, la conception moderne du monde se caractérise particulièrement par une attitude d’opposition face aux traditions ou au passé, par une rupture avec ce qui précède, et remet en cause en particulier la croyance religieuse. La modernité commence pour ainsi dire dans une conception foucaldienne, avec Kant et l’Aufklنrung. Aussi a-t-elle l’âge de la raison et se caractérise essentiellement par l’émergence du sujet humain « comme liberté », pour reprendre le mot de Touraine. « La modernité, précise ce dernier dans son ouvrage majeur, Critique de la modernité, est l’antitradition, le renversement des conventions, des coutumes et des croyances. » [1]. Elle a donc pour conséquence la destruction du sacré, de ses interdits et de ses rites, et déclenche chez l’homme un flot de sentiments précisément modernes dont l’étrangeté du monde, la hantise de la mort et de la finitude. A l’encontre de l’homme religieux traditionnel, l’homme moderne, tel qu’on le trouve, entre autre, dans l’œuvre des maîtres mondialement connus de la littérature moderne [2], n’a pas de position stable dans le monde et donne l’impression de se trouver sur un immense champ de ruines des valeurs. Il paraît ainsi dépourvu de points de repère et des stables significations traditionnelles, et sa quête sur la terre est dénuée de sens : noyé au milieu des questions existentielles dont la réponse ne lui sera « jamais » révélée, il mène une vie qui sombre dans le vide. Sans la promesse de la vie éternelle, il se heurte partout au néant.
La poésie de Khayyâm (né entre 1030 et 1040), poète, savant et philosophe iranien du XIe siècle est étrangement proche de cette sensibilité moderne, celle qui se fait remarquer par la description d’un monde frappé du sceau de l’absurde. Nous disons étrangement, car le milieu et le moment où vécut Khayyâm furent bien loin de voir le rationalisme et le scepticisme dont fait preuve dans son œuvre poétique ce poète-philosophe.
L’Iran était à l’époque sous le règne de la dynastie turque des Seldjoukides ; ces derniers, dédaignant la philosophie et la science, montraient une préférence pour les traditions et considéraient d’un œil suspect les philosophes et les mystiques. Dans un tel milieu, Khayyâm révèle la qualité d’une poésie qui remet en cause les dogmes et les certitudes religieuses. Il représente la figure d’un rationaliste et savant tel qu’on en trouve à l’époque moderne. Le monde qu’il décrit dans ses quatrains se situe en effet en dehors de la religion et du mysticisme. « Ne me préoccuper ni de créance, ni de croyance, voilà ma religion », confesse-t-il dans ses poèmes où il dit encore qu’il ne faut guère se soucier de l’âme : les théologiens, les docteurs et les philosophes, prétendent tout connaître du paradis et de l’enfer, pourtant ils n’en savent pas plus que nous [3]. Ce qu’écrit Théophile Gautier dans un journal du 8 décembre 1867 à propos d’un recueil [4] des textes du poète traduit par Nicolas, peut bien être révélateur à ce sujet : « (…) La pensée, dit Gautier, y domine et y jaillit par brefs éclairs, dans une forme concise, abrupte (…) On est étonné de cette liberté absolue d’esprit (c’est nous qui soulignons), que les plus hardis penseurs modernes égalent à peine, à une époque où la crédulité la plus superstitieuse régnait en Europe… ».
Selon Dâriush Shâyegân, « Khayyâm est le seul penseur iranien qui ait complètement renversé la topographie platonicienne du haut et du bas » [5]. Avec lui, dit-il, on participe à la mise en question de tous les dogmes, et à la destruction totale des illusions métaphysiques. On est là même autorisé à penser que Khayyâm précède l’anti-métaphysisme de Nietzsche. Car son monde est marqué par un pessimisme existentiel, qui met en évidence le néant de l’univers.
Pour Khayyâm que l’on découvre à travers Les quatrains, le fondement du monde est absurde, rien n’a de sens, ni paradis ni enfer ; le monde n’a ni commencement ni fin, et tout est condamné à disparaître. Le poète ne se lasse pas de répéter qu’il n’y aura pas de retour pour l’homme, sauf s’il est sous forme d’une cruche ; il nous rappelle en ce sens que le monde est éphémère, que tout sombrera dans le néant. Dans ce même ordre d’idées, il voit le monde comme une « lanterne magique » autour de laquelle « nous tournons en rond comme des images égarées » : il n’y aura ni résurrection, ni retour vers quelque origine, ni l’espoir qu’après « cent mille années nous puissions croître au jour comme l’herbe tendre ». Il met perpétuellement en garde son lecteur contre la finitude inévitable de toute chose et de l’existence. D’où son invitation à jouir du peu de temps de vie qui est octroyé à l’homme. Dans ses poèmes, Khayyâm cherche aussi à nous dire qu’il n’est d’autre vie que celle de ce monde ni d’autre vérité que ses plaisirs éphémères.
La prise de conscience khayyâmienne de l’absurdité du monde « est acte pur de lucidité », estime Shâyegân. Pour ce poète, répétons-le, l’univers est insensé ; l’homme ne peut rien y comprendre. Khayyâm voit le monde en tant que théâtre sur lequel une main invisible fait apparaître « des marionnettes » pour les faire aussitôt glisser dans le « coffret du néant ». En ce sens, le monde n’est qu’une illusion [6], il ne peut rien offrir d’essentiel à l’homme. Pour ce maître incontestable du pessimisme, le fond même de l’existence est « leurre, songe et illusion » ; nous sommes voués à être réduits en poussières, estime le poète. Le monde n’est pour ainsi dire qu’une scène de ruines, de vestiges et de métamorphoses permanentes ; il ne saurait jamais devenir familier à l’homme, qui est de son côté destiné à se changer en une « main de cruche », en une « herbe ». A l’instar des écrivains des temps modernes, d’un Joyce, d’un Faulkner, ou d’un Camus de Noces, juste au moment où il nous invite à la joie, « (…) s’arrange pour que le mot même de bonheur nous reste dans la gorge, car au même moment, avec mille allusions, il (nous) présente l’ange de la mort, le linceul, le cimetière, le néant… » [7]. Aussi évoque-t-il l’image enchanteresse d’un clair de lune, déchirant légèrement la robe de la nuit, tout en nous rappelant que ce même clair de lune resplendira tôt ou tard sur nos tombes.
Notons que cette conception du monde en tant que lieu d’ouverture sur le néant n’est pas propre des modernes, on la trouve également dans la pensée, entre autre, des bouddhistes. Dans la préface qu’il écrit aux Quatrains de Khayyâm, Sâdegh Hedâyat, le premier grand moderne de la littérature persane, trouve l’influence du bouddhisme chez le poète : « Ce désir du néant, dit-il, que Khayyâm répète dans ses quatrains, ne ressemble-t-il pas au Nirvana de Bouddha ? » [8]
Khayyâm se garde cependant dans sa poésie de ce mysticisme particulier que l’on trouve chez les Bouddhistes.
Que penser donc d’une telle conception du monde qui reste nettement en dehors des catégories de religion et de mysticisme ? Parlant en termes de néants de ces deux mondes qui précèdent et qui suivent ici-bas ne le ferait pas se joindre à cette conception absurde du monde qui trouve son origine dans les temps modernes ?
Khayyâm paraît être libre de tout a priori, un individu particulier qui va à l’encontre de toutes les idées reçues de son époque, laquelle fut de toute évidence marquée profondément du sceau des traditions.
[1] Touraine, Alain, Critique de la modernité, Paris, Ed. Fayard, 1992, p. 238.
[2] La liste des auteurs est longue mais parmi les plus importants nous pourrons citer Kafka, Dostoïevski, Faulkner, Camus, Joyce, …
[3] « Je ne sais pas si mon âme par celui qui m’a pétri/ Est abandonnée aux flammes ou promise au paradis
Un verre, une belle, un luth dans chaque jardin : à moi/ Ces trois au comptant, à toi le paradis à crédit » (Cent un quatrains, op. cit., p. 83).
[4] Ce choix parait d’ailleurs critique vu son travestissement mystique.
[5] Shâyegân, Dâriush, Les illusions de l’identité, Paris, Ed. du Félin, 1992, p. 21.
[6] On connaît bien cette conception du monde qui est dite baroque et qui touche essentiellement aux thématiques modernes. Le monde baroque est justement la manifestation de toutes les caractéristiques qu’on attribue à l’univers d’écrivains comme Khayyâm : le triomphe de l’illusion, les métamorphoses, l’omniprésence de la mort, la fuite du temps…
[7] Roland Jaccard, Le Monde, 17 septembre 1993.
[8] Hedâyat, Sâdegh, Les chants de Khayyâm, Téhéran, ةd. Javîdân, 1313 (1934), p. 30.