N° 59, octobre 2010

Les Robâiyât d’Omar Khayyâm révélés par l’Occident, selon Reuben Levy


Mireille Ferreira



Reuben Levy (1891-1966), professeur de persan à l’Université de Cambridge en Angleterre, est l’auteur de deux ouvrages sur l’histoire de l’islam, A Baghdad Chronicle et The sociology of islam, considérés comme une approche originale de l’histoire du monde musulman.

Son domaine d’étude et d’enseignement a également largement couvert le champ de la littérature persane, sujet de ses nombreuses recherches historiques, études de textes et traductions. Sa traduction en anglais du Shâhnâmeh de Ferdowsi a été rééditée récemment par Yassavoli Publications et on le trouve actuellement sans difficulté dans les librairies d’Iran.

En 1923, il écrit An introduction to Persian literature, traduite en français et éditée en 1973 par G.P. Maisonneuve & Larose, dans la collection Unesco, sous le titre Introduction à la littérature persane.

Un chapitre de cet ouvrage est consacré aux différentes formes du vers persan :

- Le ghazal, proche du sonnet européen dont le thème principal est l’amour, mystique ou humain, a pour maîtres Hâfez et Sa’adi, de Shiraz,

- Le masnavi, long poème épique proche de la chanson de geste, forme souvent employée pour l’enseignement des mystiques soufis. Le plus célèbre est le Masnavi-ye Ma’navi, ou « masnavi spirituel » de Roumi.

- La qasida, éloge chanté ou récité, allant souvent jusqu’à la flatterie démesurée, d’un maître ou d’un prince dont on attend une récompense. On retrouve cette forme dans les spécimens de persan littéraire les plus anciens et les plus nombreux.

- Le robâ’i ou quatrain, forme la plus connue de la poésie persane dans le monde occidental, grâce à la publication des Robâiyât de Omar Khayyâm, traduits en anglais par Edward Fitzgerald au XIXe siècle.

C’est la présentation par Reuben Levy de cette dernière forme du vers persan qui a été développée ci-dessous. Le texte qui suit s’inspire largement du sien mais il a été un peu réduit pour entrer dans le format d’un article de presse et, pour la même raison, n’épouse pas l’ordre de l’original.

Le quatrain dans la poésie persane

La forme du robâ’i, invention probable des Persans, consiste en quatre demi-vers dont le premier, le deuxième et le quatrième riment ensemble, alors que le troisième reste en dehors de la rime ; dans cette brève structure un thème est posé, développé et atteint son point culminant dans le dernier demi-vers, avant lequel le vers sans rime marque une pause anticipée. En général, la forme donne l’impression de quelque chose de non travaillé, de spontané et en même temps d’élégamment précis, quelque chose qui serait « improvisé » pour fêter quelque événement.

Les biographes persans pensent que cette forme a été mise en usage soit par le poète du Xe siècle Abou Shakour de Balkh soit par le soufi Abou Sa’id Abol-Khayr, qui vécut un siècle environ plus tard ; cependant, comme des éléments fortement ressemblants ont été identifiés dans les Gathas, ou hymnes zoroastriens, il est probable que c’est au moins au début de la période sassanide qu’il faut la faire remonter.

Toujours est-il que Abou Sa’id mit son empreinte sur cette forme qu’il utilisa pour exposer un panthéisme mystique en métaphores fantasques qui devinrent caractéristiques de ses vers ; voici une épigramme, à titre d’exemple :

Je dis : Tu es belle, de qui es-Tu ?
Elle dit : de Moi-même – Je suis moi-même, je le déclare,
Je suis l’Amant, l’Amour, l’Aimé tout en un ;
Et le Miroir, la Beauté, la Vision, tout est un.

Dans un autre quatrain, il révèle la distinction faite par le soufisme entre la Réalité et l’Altérité, et qui constitue le monde des phénomènes :

Ne me reproche pas, maître, de m’adonner au vin
D’agir en amant et de rendre un culte au vin.
Dans la sobriété, ceux qui m’entourent sont des Étrangers,
Mais dans l’ivresse, je suis un avec l’Ami.

Ici, le « vin » indique les voies de l’Ivresse Divine et « l’Ami » est la personnification de la Vérité Divine, de la Réalité Unique. Voici encore un autre quatrain qui exprime la même idée :

De Toi je n’ai jamais été séparé tant que je suis demeuré en vie ;
En cela gît la preuve de mon étoile fortunée.
Si j’ai cessé d’être, je me suis perdu dans Ton Essence,
Si j’existe, c’est par Ta Lumière que je suis apparent.

Dans le suivant, le poète marque la préférence pour l’illumination intérieure du soufisme, sur les devoirs conventionnels et le rituel prescrits par l’orthodoxie :

Le combattant de la foi est toujours à la recherche du martyre,
Ignorant que le martyr de l’amour est plus noble que lui.
Au jour de la Résurrection, comment comparer les deux,
Celui tué par l’ennemi et celui consumé par l’Ami ?

A l’occasion, il n’hésite pas à employer le langage équivoque des soufis, qui devint si caractéristique du ghazal, et qui donne un sens transcendental à ce qu’un œil profane pourrait prendre pour un quatrain érotique :

La nuit dernière j’étais étendu près de mon aimée, toute gracieuse pour moi.
De moi ne venait qu’adoration et d’elle toute bonté.
Mais avant que notre amour fût dit, la nuit avait passé.
Comment blâmer la nuit, tant était long le dire de notre amour ?

Les Robâiyât d’Omar Khayyâm

Khayyâm, par Abbâs Jamâlpour


Abou Sa’id était encore vivant quand naquit l’auteur des robâiyât le plus connu du monde occidental, Omar Khayyâm, ou Omar fils du fabricant de tentes. Né à Nishâpour, dans le Khorrâssân, il fut l’astronome de Malekshâh, un des sultans seldjoukides turcomans dont les activités belliqueuses amenèrent l’Europe à entreprendre la première croisade.

Il y a peu d’hommes de lettres dans toute la galaxie des auteurs persans qui n’aient, quelle que soit leur spécialité, composé des Robâiyât à un moment quelconque de leur vie ; ils révélaient leurs véritables sentiments mieux que leur « visage » public et c’est pourquoi ils devaient être rédigés en termes discrets ou produits de façon anonyme si l’auteur voulait éviter des ennuis sérieux de la part des autorités. Normalement le langage du soufisme était suffisamment équivoque pour fournir une échappatoire, si le besoin s’en faisait sentir. On a dit de Khayyâm qu’il « a démêlé les enchevêtrements de la métaphysique avec le bout des doigts du robâ’i » ou, en d’autres termes, qu’il a touché des sujets très sensibles, révélant sa liberté de pensée, dans l’idiome voilé du soufisme.

Comme beaucoup d’Iraniens instruits, Omar Khayyâm composa des quatrains occasionnels mais les biographes qui rapportent ce que nous connaissons de détails sur sa vie ne lui attribuent aucune œuvre poétique et se bornent à faire état de son œuvre mathématique et scientifique ; c’est seulement lorsqu’un certain nombre de quatrains d’Omar Khayyâm furent réunis en recueil par Edward Fitzgerald, amateur anglais de littérature persane qui vécut au XIXe siècle, que le monde occidental eut connaissance de ce talent poétique ; ce fut même une sorte de révélation pour ses propres concitoyens.

Il n’y a pas de diwân [recueil d’œuvres] reconnu d’Omar Khayyâm et vu la grande quantité de quatrains « flottants » il serait téméraire de dire de façon catégorique lesquels sont les siens. On admet généralement qu’il vécut jusqu’en 1123 et le premier manuscrit mentionnant ses quatrains que nous ayons ne remonte qu’au XIVe siècle ; ce document en cite seulement treize ; dans les manuscrits postérieurs le nombre augmente à mesure que les années passent, et dépasse huit cents suivant un manuscrit relativement récent. Le fait que le persan littéraire a peu changé au cours des siècles rend encore plus difficile de désigner avec certitude l’un ou l’autre des quatrains comme étant les siens, vu surtout que les thèmes appartiennent au même patrimoine traditionnel. L’anonymat, uni à la forme, procurait un second et peut-être un meilleur bouclier contre les attaques, mais rend encore plus difficile de déterminer de façon certaine la paternité de chaque robâ’i en particulier.

Reuben Levy établit qu’Edward Fitzgerald s’est fait d’Omar Khayyâm l’image d’un homme moyennement sensuel, aimant le vin et les bonnes choses de la vie, méfiant envers les interprètes professionnels de la religion et plein de doutes sur le but de la vie ici-bas et sur la réalité de l’au-delà. Dans le grand nombre de Robâiyât qu’il avait à sa disposition, Fitzgerald a donc choisi ceux qui convenaient à sa thèse, les complétant au besoin avec des œuvres de poètes soufis. Reuben Levy cite quelques quatrains illustrant la philosophie de vie de Fitzgerald plutôt que celle d’Omar :

Le premier exprime ses doutes au sujet du lendemain :

Dans cet univers et ne sachant Pourquoi
Ni d’Où, comme l’eau qui s’écoule qu’elle le veuille ou non ;
Et hors de lui, comme le vent, dans l’Immensité,
Je ne sais vers où, soufflant qu’il le veuille ou non.
Le deuxième accuse implicitement la Destinée d’injustice :
Ô toi qui de pièges et de traquenards
As entouré la route que j’allais suivre,
Tu ne me prendras pas au piège du Mal Prédestiné
Pour m’accuser ensuite de tomber dans le péché !

D’humeur triste, il s’écrit :

Ô roue, tes tours me laissent non récompensé ;
Pourquoi me donner un conseil que je ne puis suivre ?
Tes faveurs vont toutes aux niais et aux vauriens.
Bien, je ne suis ni sage ni méritant.

Conscient de son insuffisance religieuse, il essaie ironiquement d’apaiser les autorités en disant :

Bien que je n’aie jamais enfilé les perles de la piété,
Ni effacé de mon visage la souillure du péché,
Cependant je ne désespère pas de Ta compassion
Car je n’ai jamais dit que Un était Deux.

Il laissa à ces autorités le soin de décider s’il voulait exprimer son adhésion au credo orthodoxe, « Il n’y a d’autre Dieu qu’Allah », ou s’il parlait le langage ambigu du soufisme. Comme musulman déclaré et fils de son temps, Khayyâm ne pouvait avouer ouvertement et sans risques avoir des sentiments qui l’auraient mis en conflit direct avec l’orthodoxie qui enseignait que la destinée de l’homme dans l’Au-delà était conditionnée par sa conduite ici-bas, ou, alternativement, que sa destinée était fixée dès le début des temps. Les quatrains que nous venons de citer dérivent du fonds commun voilé d’anonymat parmi lequel les Persans avaient coutume d’exprimer leur révolte contre les formes invariables du rituel, la doctrine rigide et les sermons arides. Dans le quatrain suivant, l’auteur, peut-être Khayyâm, s’exprime hardiment.

Les cœurs remplis par Lui de la gloire de l’Amour
Qu’ils battent dans la Mosquée ou séjournent dans l’Eglise
Que le nom de leurs possesseurs soit inscrit dans le livre d’Amour,
Et ils seront libérés de l’Enfer et peu soucieux du Ciel.

Ou d’une autre façon :

Le temple païen et la Kaba musulmane sont maisons de servitude ;
Le son des cloches est musique de servitude ;
Ceinture, église, chapelets de prière et croix
Sont vraiment marques de servitude.

Le quatrain suivant, attribué à Abou Sa’id Abol-Khayr, exprime un semblable dédain pour la doctrine musulmane officielle :

Ce feu brûlant appelé Amour,
Habillé d’hérésie ou de foi, est une fièvre furieuse.
La croyance qui s’appuie sur Allah et la religion de l’Amour sont choses différentes ;
Et le Prophète d’Amour n’est ni Arabe ni Gentil.

Parfois s’élève une protestation du cœur humain contre tout ce jargon mystique d’amour allégorique et le poète a le courage de donner libre cours à ses sentiments d’homme :

L’amour, qui est métaphore, manque d’éclat
Comme un feu consumé à demi, son rougeoiement est terne.
Le vrai amant est celui qui, jour et nuit, année après année,
Renonçant à ses aises, oublie nourriture et sommeil.

Tissée obscurément dans la toile d’un grand nombre de quatrains, Reuben Levy distingue une méditation désabusée sur l’impuissance de l’homme aux prises avec un destin capricieux et tout-puissant qui enlève tout dessein à son existence, quelle que soit la religion qu’il professe ; on trouve un exemple de ce découragement dans le quatrain suivant :

Je ne suis pas propre à la Mosquée ni bon pour l’Église ;
Dieu sait de quelle manière il a pétri mon argile.
Je suis pauvre comme un païen et veule comme une prostituée,
Sans foi, sans élan, avec le Ciel lointain.

Un critique européen a affirmé que non seulement les quatrains, mais tous les chants de la Perse, sont un chant de révolte contre le Coran, contre les pharisiens, contre la suppression de la nature et du sens commun par la loi religieuse. L’homme qui boit du vin est pour Omar Khayyâm le symbole de l’être humain émancipé ; car le vin mystique est quelque chose de plus encore : c’est le symbole de l’ivresse divine.


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