|
ART BRUT JAPONAIS
La nouvelle vague japonaise
Paris
La Halle Saint Pierre, Musée d’Art Naïf
Ce musée de taille modeste se situe sur la Butte Montmartre, au pied de l’église du Sacré Cœur. Le bâtiment est une ancienne halle (un marché couvert) de type Baltard c’est-à-dire une architecture métallique érigée à la fin du XIXe siècle et devenue en 1986 un musée d’art brut et d’art naïf. Le fondateur de ce musée est un collectionneur passionné, Max Fourny, qui a, au fil des années, rassemblé plus de 600 œuvres représentatives de ce qui est indéniablement le meilleur de l’art brut et de l’art naïf. Le musée comporte deux grands espaces d’exposition, une librairie fort intéressante dans le domaine de l’art brut et de l’art naïf, un vaste espace central qui est un lieu de rencontre, de lecture et en même temps une cafétéria et enfin un auditorium utilisé notamment pour tout ce qui intervient en complément des expositions : concerts, rencontres et débats, conférences, projections et spectacles.
Avec l’art brut, l’art des marginaux, l’art enfantin, l’art des aliénés et d’une certaine manière les arts qu’on appela primitifs, nous sommes en présence d’un art de nature alternative c’est-à-dire un art désigné comme tel par une attention qui lui a été portée a un moment donné par notamment la psychanalyse, des artistes, des anthropologues et des collectionneurs. Le terme d’art est ici quelque peu impropre en ce sens que les auteurs de ces œuvres sont étrangers à la notion institutionnelle d’art et n’ont le plus généralement pas d’intention artistique constituée comme telle. L’art brut est une notion inventée qui va désigner certains travaux ou œuvres comme étant une forme d’art alors que cette activité existe depuis toujours : il s’agit de ce que créent les uns et les autres durant leurs loisirs ou dans le but de conjurer leur ennui ou leur mal être, ou encore en vue de décorer leur environnement. Le concept d’artiste lui-même est une invention relativement récente dans l’histoire de l’humanité. Nathalie Heinich explique fort bien cet aspect des choses dans son ouvrage Du peintre à l’artiste. Artistes et académiciens à l’âge classique.
Les œuvres rassemblées sous ce label de l’art brut ont donc des fonctions qui peuvent être d’ordre thérapeutique, de l’ordre du loisir ou bien encore de l’ordre du rituel. C’est donc une attention particulière portée à ces œuvres qui a permis de les nommer œuvres d’art et de les faire entrer dans la catégorie art. L’un des principaux promoteurs de l’art brut fut le peintre Jean Dubuffet opérant dans le cadre d’une révolte personnelle contre l’enseignement académique de l’art et contre une culture trop pesante (voir son ouvrage Asphyxiante Culture) ; cependant, bien avant lui, le chemin avait été tracé et un intérêt porté aux arts autres ou alternatifs avec par exemple les artistes collectionneurs d’art africain tels Picasso ou Derain. L’histoire de l’art nous enseigne également que la révolution cubiste passe par une prise en compte des figures des masques africains collectionnés par Picasso ; celui ci ayant par ailleurs été un admirateur de l’œuvre du Douanier Rousseau.
La Halle Saint Pierre présente au fil du temps des expositions d’une grande pertinence et qualité quant à leur nature et quant au choix des œuvres ; la librairie a une politique volontariste et éclairée d’accompagnement des expositions et offre une multitude d’ouvrages liés à chacune d’entre elles.
L’exposition "Art Brut Japonais" rassemble une soixantaine de créateurs contemporains, la plupart souffrant de handicaps mentaux et œuvrant le plus souvent dans l’ignorance totale de l’art institutionnel ; il s’agit donc de pratiques que l’on peut qualifier d’autistes et à caractère obsessionnel marqué. Certaines œuvres relèvent de la psalmodie ou du récitatif incantatoire comme par exemple l’écriture de minuscules et proliférants idéogrammes de Moriya Kishaba ou la répétition infinie de son nom en sortes de chenilles processionnaires effectuée par Mineo Ito. L’écriture est très présente ici ; soit en tant que telle et pour elle même ; pour ce qu’elle signifie ou tente de signifier ou en accompagnement de l’image dessinée ou collée, tel est le cas des travaux de Hiraoka Nobuhiro. Bien évidemment, pour le visiteur, ces écritures sont à la fois fascinantes en leur dimension infinie et d’autre part perçues en tant que signes plastiques puisque leur sens n’est point accessible à qui ne maîtrise pas le japonais. Pas bien loin de l’écriture ou des idéogrammes, une œuvre sous forme d’installation de figures humaines ou animales de petits formats se présente comme en amont de l’invention de l’écriture, ceci en ce sens que les figures très simplifiées, mises à plat, sont avant tout des pictogrammes. Le parcours de l’exposition assure une diversité des rencontres avec des œuvres différentes les une des autres, certaines sont des œuvres sur papier, d’autres des céramiques où l’on retrouve d’une autre manière le caractère obsessionnel et compulsif propre aux écritures, ce à quoi s’ ajoute la force générée par la trituration primaire de la terre à modeler. Ce sont par exemple les œuvres très organiques de Satoshi Nishikava ou celles de Shinichi Savada. Et puis il y a des dessins étonnants de précision acharnée comme ces séries de minuscules trains de Hidenori Motooka, et ici encore le caractère obsessionnel est frappant.
D’autres œuvres plus picturales penchent vers une forte expressivité, comme celles de Koichi Fujino dont les formes brunes et animales évoquent à la fois les monstres des cauchemars enfantins et certaines œuvres de Brauner. Les peintures de Hiroe Kittaka nous renvoient à travers notre culture artistique vers Wols ou Tobey, donc à un art informel au geste compulsif mais aussi un art qui voulut être un art de la table rase. Des figures humaines très fortement cernées nous renvoient à Dubuffet avec par exemple les peintures de Kubota Yoko ou de Hirano Shinji. Et puis pour abonder dans la diversité d’autres œuvres relèvent du reliquaire ou de l’installation, faites par exemple à partir d’assemblages d’objets usuels tout à fait ordinaires.
L’exposition peut surprendre quelque peu en ce sens qu’une grande partie des œuvres semble être au diapason non seulement d’un Japon contemporain mais aussi de la vie mondialisée d’aujourd’hui… ou bien, question, serait-ce que ma propre représentation de l’art brut se serait figée sur ce que j’ai pu en voir antérieurement, se serait peut être un peu trop immobilisée sur un type d’art brut daté ? Il est indéniable que, pour suivre la position prise par Dubuffet, nous ne percevons les œuvres qu’à l’aune de nos connaissances et de notre culture. Cette exposition d’art brut japonais actualise sans nul doute des représentations de l’art brut un peu convenues et de ce fait en perte de leur singularité. Il est vrai que l’art d’aujourd’hui a toute liberté pour s’auto-définir au fur et à mesure qu’il se crée, dans la plus grande profusion et diversité, ainsi les frontières entre l’art et la vie se sont beaucoup érodées et nul doute que l’art brut a un peu perdu de sa singularité et de son pouvoir d’étonnement.
L’exposition s’accompagne d’un catalogue intéressant mais malheureusement cher, la culture à un prix qui est aussi celui de son accès.