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A l’époque sassanide, où le persan était la langue officielle du pays, les Iraniens avaient déjà des dictionnaires persans, à l’instar des Chinois et des Grecs qui sont considérés comme les précurseurs de la lexicographie. Les archéologues ont ainsi découvert deux dictionnaires datant de cette époque : OIM et Monâkhtây ou dictionnaire Pahlavi. Lors de la diffusion croissante du persan dari en Iran, les locuteurs du persan pahlavi éprouvèrent le besoin d’apprendre le persan dari, ce qui entraîna une multiplication des dictionnaires. Après l’invasion des Arabes et la diffusion de leur langue en Iran, on vit l’apparition de dictionnaires bilingues persan-arabe appelés ghâmous [1].
L’histoire de la lexicographie persane se divise en deux périodes principales :
1. Période allant du VIe au XIe siècle, où la majorité des dictionnaires se consacrent à clarifier les difficultés des textes littéraires poétiques ou en prose.
2. Période allant de 1939 jusqu’à nos jours, où la grande majorité des dictionnaires se consacre à définir les mots vivants de la langue persane.
Voici quelques dictionnaires généraux de langue persane présenté par ordre chronologique, c’est-à-dire du début de la lexicographie à nos jours.
- Farhang-e [2] Abou-Hafs : Le dictionnaire d’Abou Hafs Samarghandi, poète et musicien du IVe siècle, est l’un des plus anciens de la langue persane. Son ouvrage disparût au XIe siècle mais à la même époque d’autres dictionnaires dont Sorouri, Madjma’-ol-Fors et Djahânguiri, très proches du dictionnaire d’Abou Hafs, firent leur apparition.
- Loghat-e Fors : Ce dictionnaire, dont le titre signifie "la langue persane", a été préparé par Assadi Toussi, poète et lexicographe du Ve siècle, également l’auteur du Garshâsbnâmeh [3]. Il écrit dans sa préface : "Mon fils, Ardéchir Ghotbi, me demanda de compiler un dictionnaire de telle manière qu’il soit donné un exemple de chaque mot au travers d’une citation d’un poète persan." Voilà le commencement de l’utilisation d’une méthode lexicographique selon laquelle chaque mot est défini à l’aide d’un exemple littéraire. En France, cette démarche fut notamment utilisée par Richelet dans son Dictionnaire françois contenant les mots et les choses (1680), où il recourt à la citation de différents auteurs pour illustrer chaque mot. [4] En 1276/1897, Loghot-e Fars fut corrigé par un orientaliste allemand et publié en Allemagne. La version la plus récente de ce dictionnaire date de 1957, date à laquelle Mohammad Dabir Siâghi en publia une nouvelle édition. Loghat-e Fors est le plus ancien dictionnaire persan et une version d’époque de ce dictionnaire est disponible à la Bibliothèque nationale d’Iran.
- Tafâsir fi Loghat-e Fors : écrit par Ghatrân-e Armavi, poète du Ve siècle. Nâsser Khosrow [5] l’a ainsi décrit dans son Safarnâmeh (Journal de voyage) : « J’ai rencontré un poète qui composait de beaux poèmes mais qui ne connaissait pas bien le persan dari ». Ce dictionnaire, qui est un commentaire sur le Loghat-e Fors d’Assadi Toussi, contient 300 termes.
- Sahâh-ol-Fors : le VIIe siècle coïncide avec l’attaque des Mongols en Iran. Durant cette période, les Mongols et les Tartares de l’Asie centrale anéantirent une bonne partie de l’héritage culturel et scientifique de l’Iran. Dans ce contexte, certains lexicographes persans se rendirent en Inde où furent publiés quelques dictionnaires persans dont le Sahah-ol-Fors, version rectifiée et complétée du Loghat-e Fors qui contient près de 2300 termes persans.
- Me’yâr-e Djamâli : écrit par Shams-e Fakhri, ce dictionnaire est, selon l’expression de S. Kiâ [6], une adaptation inspirée de la démarche d’Assadi Toussi. Semblable au dictionnaire moderne, chaque chapitre de ce dictionnaire comprend uniquement les mots commençant par la même lettre. Cependant, sa méthode comprend d’importantes erreurs.
- Farhang-e Djahângiri : compilé en 1599 en Inde par Mir Djamâl-o Din Andjavi Shirâzi, surnommé Azed-o Dowleh. Dans sa préface, on lit que ce dictionnaire rassemble et s’est inspiré de plus de 44 dictionnaires.
- Madjma’-ol-Fors : Parallèlement à la compilation du Farhang-e Djahânguiri en Inde, Shâh Abbâs Safavi commanda la rédaction d’un dictionnaire à Mohammad-Ghâssem Kâshâni, surnommé Sorouri. En 1599, ce dernier acheva le Madjma’-ol-Fors qui contenait 6000 entrées. A la même époque, la démarche lexicographique européenne se stabilise. En France, "en publiant le Dictionnaire francoislatin (1539) qui résultait de l’inversion du Dictionariurn latino-gallicum (1538), l’érudit imprimeur Robert Estienne, soucieux d’aider les clercs, offrait le premier dictionnaire de notre histoire [française] à présenter en tête les mots français. Le développement de l’imprimerie allait, dans le même temps, ouvrir un marché important à ce type d’ouvrage." [7]
- Borhân-e Ghâteh’ : en 1651, Mohammad-Hossein Tabrizi, surnommé Borhân, compila son dictionnaire en Inde. Ce dernier rassemble près de 19 500 mots, expressions et métaphores en usage dans la langue persane. Ce qui retient l’attention dans cet ouvrage est que l’auteur y présente les dialectes locaux des différentes régions de l’Iran et présente des mots d’autres langues comme le grec. Il explique dans la préface : "J’ai essayé de rassembler plusieurs dictionnaires iraniens et étrangers dans un seul livre."
- آnandarâdj : écrit en 1888 par Mohammad-Pâdshâh en Inde, cet ouvrage de 3 volumes s’inspire d’un grand nombre de dictionnaires précédents, et il est d’ailleurs connu pour être le dictionnaire le plus complet de son temps. En 1956, une version corrigée d’آnandarâdj fut publiée à Téhéran grâce aux efforts de M. Dabir Siâghi. L’édition la plus récente de ce dictionnaire date de 1964.
- Borhân-e Djâmeh’ : élaboré en 1844 par Mohammad-Karim Sarâbi Tabrizi, le précepteur de Mohammad Shâh Qâdjâr. Dans la préface, on lit : "Tout le monde a besoin de la langue ; considérant que la plupart des gens n’ont pas la possibilité d’apprendre la totalité d’un lexique, dans ce livre, j’ai essayé de préparer un résumé du Borhân-e Ghâtéh’ et en même temps donner pour chaque mot un exemple que j’ai tiré du Farhang-e Djahânguiri, c’est ainsi que mon dictionnaire est applicable, profitable, concis et détaillé à la fois."
- Farhang-e Nezâm : publié en 1926 en Inde, ce dictionnaire fut compilé par Seyyed Mohammad-Ali Dâ’ï qui a essayé d’y intégrer des mots de la langue courante de son époque. Il décrit ainsi son objectif : "…le développement de chaque nation est soumis au progrès de sa langue ; le développement de chaque langue a un rapport direct avec le développement de sa lexicographie. Les Iraniens n’ont pas jusqu’à présent compilé des dictionnaires de leur propre langue, ceci alors que toutes les grandes encyclopédies arabes ont été compilées par des Iraniens. Dès le commencement de la lexicographie en Iran, nos auteurs ont eu un penchant plus littéraire (poétique) que langagier ; mon dictionnaire est consacré, pour la première fois, à la langue persane courante."
Loghat Nâmeh : rassemblé et préparé en 45 ans par Ali-Akbar Dehkhodâ, ce dictionnaire de 16 volumes contenant près de 200 000 mots fut achevé et publié en 1946 à Téhéran. Dans l’introduction, l’auteur cite le nom de 188 dictionnaires compilés jusque-là. Il écrit : "Les mots de la langue se modifient conformément aux besoins de ses locuteurs ; le persan est la seule langue qui introduit tel quel le terme étranger en gardant la forme originale de l’emprunt. Le persan est riche de composées… du fait que la langue persane n’a ni masculin, ni féminin, ni duel, ni pluriel, ni article, elle est facile à apprendre". Outre le persan général, Dehkhodâ a, dans son dictionnaire, pris en considération la langue populaire de toutes les régions de l’Iran. Cependant, il précise que : « des milliers mots et expressions en usage dans notre langue ont été oubliés dans les dictionnaires ; j’ai le courage d’avouer que j’ai pu compiler près du tiers des termes persans, et cela signifie qu’il reste encore bon nombre de mots à sauvegarder… ». Dans ce dictionnaire, la plupart des mots sont évoqués dans un exemple plutôt littéraire.
Dans ces mêmes années, la lexicographie française atteint son apogée suite à l’avènement du grand triptyque lexicographique Littré, Hatzfeld et Darmesteter, et Larousse qui initient un profond renouvellement de la réflexion à la fin du XIXe siècle. Le XXe siècle est marqué par la conquête de tous les marchés par la Librairie Larousse : le Petit Larousse illustré, le Nouveau Larousse illustré (1897-1904 ; 7 vol.), le Larousse du XXe siècle (1928-1933 ; 6 vol.), Ie Larousse mensuel illustré (1907-1957 ; 14 vol.) et, en 1960, le Grand Larousse encyclopédique (10 vol.) consacrent de fait une lexicographie de très grande qualité. En 1934, paraît le Dictionnaire encyclopédique Quillet (6 vol.) dirigé par Raoul Mortier et tout au long de la première moitié du XXe siècle, la maison d’édition Quillet publiera des encyclopédies appréciées. En 1946, paraît le Dictionnaire Quillet de la langue française (3 vol.), annonciateur d’un nouvel élan dans ce domaine. [8]
- Farhang-e Mo’ïn : dictionnaire en 6 volumes écrit par Mohammad Mo’ïn et publié en 1963 à Téhéran. Ce dictionnaire est divisé en trois parties : 1) les mots et expressions persans ; 2) les termes étrangers (emprunts) en usage dans la langue persane ; 3) les noms propres. Dans ce dictionnaire, M. Mo’ïn a, pour la première fois dans l’histoire de la lexicographie contemporaine de l’Iran, appliqué les méthodes et critères de la lexicographie moderne. Il a essayé de prendre en considération toutes les dimensions de la langue comme la prononciation, les composées et les dérivés, l’étymologie, etc.
A l’époque contemporaine, d’autres dictionnaires généralistes ou spécialisés notamment dans le domaine de la littérature et de la langue populaire ont été écrits par Gh. Mossâheb, Dj. Mahdjoub, Z. Khânlari ou encore B. Meghdâdi. Des lexicographes comme H. Anvari et Gh. Sadri Afshâr ont également récemment compilé des dictionnaires généraux de la langue persane.
La lexicographie existe donc depuis plus de 9 siècles en Iran. Durant son histoire, la majorité des dictionnaires ont été l’œuvre d’individus isolés, contrairement à la majorité des dictionnaires élaborés en France. Cet aspect collectif est ainsi évoqué par Richelet en ces termes : "Un homme ne saurait tout voir, un dictionnaire est l’ouvrage de tout le monde." [9]
Bibliographie :
A’mid, Hassan, Farhang-e Fârsi, Téhéran, Amir-Kabir, 1357.
Dehkhodâ, Ali-Akbar, Loghat Nâmeh, Téhéran, Presses de l’Université de Téhéran, 1380 (2001).
Pruvost, Jean, Les Dictionnaires de langue française, Paris, Que sais-je ?, 2002.
Safâ, Zabihollâh, Histoire de la littérature persane, Téhéran, 1356 (1977).
[1] Mot arabe signifiant "dictionnaire".
[2] Mot persan signifiant "dictionnaire".
[3] Poème épique qui concerne les aventures du héros (pahlavân) Garchâsb, ancêtre de Rostam. Cet ouvrage contient près de 10 000 vers.
[4] Pruvost, Jean, Dictionnaires de langue française, Paris, 2002, p. 31. Cet ouvrage a récemment été traduit en langue persane par Mahnâz Rezâï et Khadidjeh Nâderi Beni, sous la direction du docteur Mohsen Hâfezian et publié aux éditions Gol-e Aftâb de Mashhad grâce au soutien de la maison d’édition Multissage à Montréal.
[5] Poète et touriste iranien du Ve siècle.
[6] Ecrivain et chercheur contemporain.
[7] Pruvost, Jean, Dictionnaires de langue française, Paris, 2002, p. 7.
[8] Pruvost, Jean, Dictionnaires de langue française, Paris, 2002, p. 11.
[9] Pruvost, Jean, Dictionnaires de langue française, Paris, 2002, p. 31.