N° 59, octobre 2010

L’approche critique de Seyyed Hossein Nasr sur la pensée de Khayyâm vue d’ailleurs

La figure d’Omar Khayyâm, un miroir inversé en Occident


Farzâneh Pourmazâheri


L’une des figures éminentes de l’intellectualisme persan est sans doute Omar Khayyâm Neyshâbouri, philosophe, poète et scientifique des Xe et XIe siècles. Grâce à ses réflexions de caractère existentialiste et théologique à la fois, aussi bien qu’à ses études minutieuses dans le domaine des mathématiques, de l’astronomie, de la physique et de la mécanique, sa renommée a de loin dépassé les frontières de l’Iran. Ce sont cependant ses quatrains ou Robâiyât aux tonalités mystiques qui ont contribué à l’universalité de Khayyâm en tant qu’homme de lettres classiques oriental. La question de la signification de son œuvre poétique a néanmoins suscité plusieurs polémiques que nous allons ici aborder.

Buste de Khayyâm à Bucarest, Roumanie

La poétique de Khayyâm construit sa propre parole à partir d’un langage chargé d’images évoquant le plaisir et la joie, notamment avec le motif du vin, métaphore rouge, rouge comme une pomme fraîche et comme le sang. Il y évoque également le caractère fugace de la vie et l’omniprésence de la mort et y exprime une certaine volonté de se rattacher à la source de l’Amour et de la Lumière. Il y prône un certain détachement face au passé et à l’avenir, et appelle à profiter de l’instant présent. Mais il faut essayer de percevoir le message que le poète s’efforce de transmettre au moyen de mots tels que l’ébriété, la bien-aimée, la coupe et le vin, l’allégresse et la jouissance, etc. ainsi, quelle est la frontière entre l’essence de l’idée et son apparence, c’est-à-dire les mots ? Malheureusement, Omar Khayyâm a parfois été mal interprété en Occident. La traduction des Robâiyât par Edward Fitzgerald au XIXe siècle inaugure la présence du poète persan en Occident. [1] Cependant, aucune traduction n’est totalement neutre, et Fitzgerald a parfois introduit de nouveaux mots dans certains quatrains. [2] Certains ont associé Khayyâm à l’hédonisme et à l’épicurisme, thèse qui suscita à son tour une antithèse sur laquelle se pencheront de nombreux chercheurs et spécialistes de l’iranologie et de la philosophie islamique. L’un de ses spécialistes est Seyyed Hossein Nasr. [3]

Selon lui, on ne doit pas chercher à savoir qui était Khayyâm en se basant uniquement sur sa poésie, mais également prendre en compte ses œuvres philosophiques et même mathématiques. C’est en prenant en compte l’ensemble de ses travaux que Nasr offre une nouvelle explication de la dimension spirituelle des Quatrains.

Seyyed Hossein Nasr fait partie du courant traditionaliste et est fidèle à la pensée de René Guenon. Sur cette base, il critique la manière avec laquelle l’Occident a cherché à connaître Khayyâm, en projetant souvent sur lui ses propres préjugés. Selon lui, Khayyâm n’est ni un hédoniste, ni une sorte de nihiliste indifférent au monde. Il invite néanmoins constamment son lecteur à profiter des plaisirs de la vie lorsqu’il se trouve face à un problème compliqué ou insoluble : dans une telle situation, l’ivresse et se délivrer de la temporalité permet de calmer l’inquiétude inhérente à l’homme. Selon Nasr, l’ivresse est avant tout cela : l’affranchissement du corps et de la pensée du temps aussi bien que des caprices de l’histoire. Ceux qui réduisent Khayyâm à un ivrogne désespéré n’ont donc rien compris à sa pensée. Certains lecteurs européens et américains n’ont également pas situé Khayyâm dans son contexte socioculturel, et ont tenté de l’interpréter en utilisant leurs propres problématiques et codes sociaux.

Khayyâm, par Rezâ Badr-os-Samâ’, 2001

Selon Seyyed Hossein Nasr, la popularité d’Omar Khayyâm ne se limite pas aux cercles intellectuels d’hommes de lettres et de philosophes. Actuellement, on peut ainsi observer dans quelques pays non-islamiques que certains lieux publics tels que des cabarets, bars et cafés sont appelés « Khayyâm ». Il s’est donc transformé en une sorte de symbole du désir et des plaisirs charnels, et même en modèle à suivre pour les libertins. Face aux nombreuses lectures qui font de Khayyâm un sceptique et une personne professant son non-attachement aux principes religieux, Nasr souligne, au contraire, le rôle de la foi et du sacré dans ses compositions poétiques. Il constate que Khayyâm parle d’une puissance intitulée « l’Unité divine », force extraordinaire qui ordonne tous les éléments de l’univers. Ainsi, pour connaître Dieu, Khayyâm choisit l’intuition et refuse la connaissance obtenue par le raisonnement. Il ne rejette néanmoins en aucun cas le sacré. Le sacré à cependant pour lui le sens d’une expérience ineffable au-delà du temps et de l’espace qui aboutit à l’union de l’être à sa vérité originelle, c’est-à-dire Dieu.

Concernant la lecture atomiste de la pensée de Khayyâm, Nasr dresse une ligne de séparation entre la perspective scientifique de l’Occident et la vision théologique de Khayyâm. [4] D’après ce dernier point de vue, la transformation des atomes est seulement possible par la volonté de l’Etre suprême. Sans la volonté de Dieu, il n’y aurait aucune transformation ou changement dans la nature et par conséquent, aucune destruction et renaissance.

En comparaison avec ses œuvres scientifiques et littéraires, seul un petit nombre de traités philosophiques de Khayyâm a survécu. Ce qui reste aujourd’hui de sa philosophie n’a pas été très étudié en Occident et l’attention des chercheurs occidentaux s’est dirigée principalement vers l’étude de ses écrits non philosophiques. De fait, son nom n’apparaît guère dans les histoires générales de la philosophie islamique publiées hors de l’Iran. Cependant, le nom de Khayyâm figure dans quelques sources traditionnelles islamiques. Cette réalité est également évoquée par Seyyed Hossein Nasr : « Zamakhshari s’est référé à lui sous le nom de "philosophe du monde" et son beau-fils, Mohammad Baghdâdi, a dit que Khayyâm avait enseigné la partie Ilâhyyât (Métaphysique) du livre Al-Shifâ (Le Livre de la Guérison) d’Avicenne. Beaucoup d’autres sources ont aussi témoigné qu’il a enseigné durant des décennies la philosophie d’Avicenne à Neyshâbour, là où il a vécu une grande partie de sa vie jusqu’à sa mort, et où il a été enterré. Son mausolée demeure un site célèbre visité par un grand nombre de gens chaque année. » [5]

Les recherches de Nasr ont amplement contribué à une révision sérieuse de la conception occidentale de la pensée khayyâmienne, en apportant une dimension critique aux lectures diverses et contradictoires propagées en Occident par les Occidentaux aussi bien que par les Iraniens. Il a notamment contribué à remettre en cause les commentaires de Taghi Irâni, l’un des chefs communistes iraniens avant la Seconde Guerre mondiale basés sur une sorte de matérialisme scientifique et qui ne correspondaient pas du tout avec l’idéal philosophique de Khayyâm. Il a également remis en cause la lecture de Sâdegh Hedâyat, auteur contemporain, qui considérait Khayyâm comme le précurseur du scepticisme en Iran moderne.

Notes

[1Il semblerait cependant que dès la fin du XVIII siècle, Khayyâm était déjà connu dans certains milieux en Occident.

[2C. H. A. Bjerregaard, Sufism : Omar Khayyâm and E. Fitzgerald, The Sufi Publishing Society, 1915.

[3Philosophe et professeur d’études islamiques à l’Université George Washington.

[4Nasr, Seyyed Hossein, Science and Civilization in Islam, New American Library, NY 1968, introduction.

[5Nasr, Seyyed Hossein, The Poet Scientist Khayyam as Philosopher, http://www.cis-ca.org/voices/k/khayyam.htm


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1 Message

  • - 1ere fois qu’une femme a eu *NOBEL DE MATHEMATIQUE*
    Maryam Mirzakhani une iranienne qui a eu le *prix Nobel de Mathématique* en 2014 ;
    félicitation à toutes les femmes et aux iraniennes et aux parents de Maryam Mirzakhani et à l’IRAN la racine des savoir.
    Bravo !

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