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Lorsque j’ai débuté ma carrière de professeur d’arts plastiques au collège, je ponctuais le temps scolaire par des projections de films documentaires ou de films en tant qu’œuvres. L’un de ces films que j’avais projeté portait sur un peuple de sculpteurs, les Makondés, implantés entre la Tanzanie et le Mozambique, en Afrique de l’est. Il s’agissait d’un vieux documentaire en noir et blanc montrant les Makondés sculptant des figures dans le bois cependant qu’une voix off expliquait pourquoi seuls les hommes de ce peuple étaient sculpteurs. La raison donnée était que les femmes, quant à elles, en donnant le jour aux enfants, sculptaient le vivant. Cette raison m’a laissé pensif, émerveillé autant que sceptique quant à ce partage des tâches entre hommes et femmes, particulièrement en ce qui concerne la création artistique.
Organiser aujourd’hui une exposition d’œuvres réalisées par seulement des femmes pose de nombreuses questions et suscite nécessairement des réactions. Dans la mesure où dans le monde des arts, la distinction hommes-femmes n’est plus pratiquée, on peut se demander si organiser une exposition à partir d’œuvres réalisées exclusivement par des femmes n’est pas anachronique, ou n’est pas une discrimination positive issue tardivement de la notion du politiquement correct. Dans tous les cas, le groupe des personnes circonscrit par l’exposition incite à repérer à la fois des ressemblances, des dissemblances et des particularités propres à leur travail artistique. En ce sens, la question sous jacente posée par une telle exposition est celle, pour les femmes artistes, d’une non appartenance à une masculinité omniprésente et largement majoritaire. Bref, inéluctablement, il y a une potentialité mise en concurrence des femmes artistes avec les hommes artistes. Les intentions des commissaires ne sont pas pour autant suspectes même si, assurément, il n’en va pas de même d’organiser une exposition de peintures abstraites géométriques extraites des collections d’un musée ou d’organiser une exposition d’œuvres réalisées par seulement des femmes.
En cette fin 2010, j’ai eu l’opportunité de revoir l’exposition : elles@centrepompidou, à Paris et l’idée m’est venue de voir comment se présentaient également deux autres expositions mettant en scène des œuvres réalisées par seulement des femmes : celle du musée de Brooklyn : Seductive Subversion : Women Pop Artists : 1958-1968 et celle du musée d’art de Joliette, près de Montréal : Féminin Pluriel, 16 artistes de la collection du MAJ. Mon but n’est pas de comparer les expositions mais de voir et comprendre comment en tant qu’expositions d’œuvres faites par seulement des femmes, elles se présentent dans des contextes muséaux très différents. Il y a donc ici trois machines à montrer l’art, l’une est une des plus grosses usines culturelles au monde, le Musée National d’Art Moderne, Centre Georges Pompidou, l’autre est le grand musée de Brooklyn dont les collections et les activités sont celles d’un musée d’histoire et d’art comme il y en a aux Etats-Unis, qui couvre une période allant de l’antiquité à nos jours et enfin le musée d’art de Joliette, une toute petite ville du Québec, dont l’activité intense tourne en partie autour de l’art contemporain.
Le centre Pompidou de Paris a organisé l’exposition Elles, une très vaste exposition, avec 200 artistes et 800 œuvres, en puisant dans ses propres collections sans pour autant les épuiser puisque n’est montré ici qu’un quart des œuvres faites par les femmes et appartenant à cette collection. Cela va des artistes pionnières, comme Sonia Delaunay, Suzanne Valladon ou Natalia Gontcharova, qui connurent une époque où les femmes n’avaient pas accès aux écoles d’art, jusqu’à aujourd’hui et toutes les pratiques artistiques du XXe siècle sont présentes, directement ou rapportées par le cinéma, la photo ou la vidéo. L’exposition, qui échappe à un parcours chronologique, est scindée en thèmes qui prennent appui sur la nature, l’orientation des œuvres et les postures adoptées par les artistes : il y a ainsi par exemple Feu à volonté, Corps Slogan, Une chambre à soi, Immatérielles ou encore Le mot à l’œuvre. Deux de ces thèmes sont consacrés au design et à l’architecture. Ainsi, l’exposition récapitule le travail artistique des femmes sans laisser dans l’ombre quelque pratique moderne et contemporaine que ce soit. Lors de la visite de l’exposition, on peut rencontrer différentes formes de peinture figurative ou abstraite, géométrique ou non, le body art, la performance, la vidéo, les œuvres multimédia, la photographie, l’installation, l’art conceptuel et le minimal art, l’engagement social et l’esthétique relationnelle.
Exposition "Féminin pluriel", Musée d’art de Joliette.
Ce qui retient peut être vraiment l’attention dans cette énorme exposition, en dehors de l’absence de particularités féminines pour ce qui est de la majorité des œuvres, c’est la lutte des femmes, celle pour accéder à un certain nombre de droits à l’égal des hommes, dont témoignent un certain nombre d’œuvres, principalement dans les années 70, même si cette lutte féministe ne coïncide pas exactement avec les limites de cette décennie et en déborde allègrement jusqu’aux années 90. Un certain nombre d’artistes ont ainsi agi et œuvré directement et différemment dans le cadre des luttes féministes, certaines par l’affrontement non metaphorisé aux problèmes posés à la femme par la société : statut professionnel, image de son corps en tant que corps objet cher à la publicité, territoires réservés aux hommes, etc. C’est cela même qui m’a semblé le plus spécifique des pratiques artistiques des femmes, leur engagement dans des combats qu’elles seules pouvaient mener en transposant les questions sociales dans le champ de l’art. Parmi ces femmes artistes engagées dans la revendication et la contestation on peut citer, parmi beaucoup d’autres, Ghada Amer, Gina Pane, Jenny Holzer, Barbara Kruger... Evidemment certaines œuvres peuvent aujourd’hui paraître un peu littérales voire simplistes, mais il en va souvent ainsi de l’art engagé idéologiquement et politiquement ; ce fut le cas avec certaines œuvres du Réalisme Socialiste ou de la Figuration Critique ou d’autres, un peu lourdement démonstratives.
L’exp
osition Elles du centre Pompidou est remarquable dans son exhaustivité, cependant, malgré une organisation thématique judicieusement établie, elle nécessite plusieurs visites pour acquérir une représentation assez solide des œuvres et de la démarche de celles qui les ont créées. Le catalogue me semble être un outil indispensable autant au visiteur peu au fait de l’art contemporain qu’au public averti.
Joliet
te est une modeste ville située à une heure de Montréal, à proximité de la vallée du fleuve Saint Laurent. Le musée d’art de Joliette ne peut en aucun cas être comparé au centre Pompidou : c’est un petit et charmant musée qui montre à la fois ses collections classiques de peinture et de sculpture et s’acharne à exposer l’art contemporain dans sa diversité formelle et conceptuelle. Pour ce faire, il collabore avec d’autres musées comme par exemple le Musée national des beaux arts du Québec qui organisa, dès 2009, à partir de ses propres collections, une importante exposition en deux volets intitulée Femmes artistes du XXe siècle, dont le premier volet intitulé Femmes artistes. La conquête d’un espace, 1960-1965 a été accueilli au musée de Joliette lors de l’été 2010.
Féminin Pluriel. 16 artistes de la collection du MAJ qui est une exposition propre au musée de Joliette est en quelque sorte un rebondissement sur le thème de la femme artiste avec pour singularité notable que les œuvres choisies l’ont été par le personnel du musée dans les collections de celui-ci. L’exposition présente des œuvres réalisées entre les années 1920 et nos jours, œuvres quelquefois modestes comme de petites peintures plus ou moins narratives ou œuvres d’une dimension plus internationale comme celles de Sonia Delaunay ou Kiki Smith. Au-delà des œuvres et de leurs qualités propres, les cartels donnent à la fois les raisons qui ont poussé les personnels du musée à choisir une œuvre parmi d’autres et font apparaître l’engagement de certaines des artistes dans des luttes régionales propres à l’histoire du Québec, comme le Refus Global (le Québec est une province francophone du Canada et persiste à revendiquer à la fois la langue française et une plus grande autonomie). Si certaines artistes ont été présentes lors de la Biennale de Venise, telle Geneviève Cadieux, d’autres comme Irène Sénécal ont fait une carrière ancrée sur le territoire canadien et marquée pour partie par un intérêt prononcé pour les amérindiens qu’on appelle aujourd’hui les autochtones. Certes l’exposition est modeste, mais elle est intéressante en ce sens qu’elle témoigne d’une action pugnace de la part de ce musée, ici pour célébrer le travail des femmes, action qui nous enseigne que l’art n’est pas seulement mondial et médiatique et que les plus humbles des œuvres sont en dialogue avec les plus ambitieuses.
Cette exposition se tient au musée de Brooklyn et présente un aspect inconnu ou fort peu connu du Pop’art, celui réalisé par des femmes. Le projet annoncé par le musée est de réévaluer le rôle des femmes artistes dans ce mouvement apparu au milieu du XXe siècle. Le Pop’art fut sans doute l’un des mouvements les plus bruyants de l’après Seconde Guerre mondiale et les figures dominantes de son histoire sont presque exclusivement masculines : Warhol, Lichtenstein, Rauschenberg, Johns, etc. En ce sens, le Pop’art serait l’un des derniers mouvements artistiques du XXe siècle à avoir pratiqué l’exclusion des femmes. En 1970, Linda Nochlin, critique d’art, posait la question : « Pourquoi n’y a-t-il pas de grands artistes femmes ? ». Pour ce qui est du Pop’art, cette exposition semble apporter la réponse suivante : les artistes hommes qui ont contribué à son édification ont fait des œuvres réellement plus fortes, à la fois dans leur tenue à travers le temps et dans la persistance de leur travail.
A travers une exposition de moyennes dimensions - par rapport à Elles, au Centre Pompidou - on découvre un ensemble d’œuvres et mon premier sentiment a été celui de visiter un grenier tant le support papier (les affiches, la presse), très présent, a jauni, tant la peinture acrylique de l’époque s’est ternie, mais aussi en raison de la distance dans le temps : cinquante ans, un demi siècle et peut-être aussi des œuvres un peu moyennes. L’exposition est en grande partie une exposition d’images issues du cinéma, de la publicité et de la presse, images détournées, reproduites avec des moyens qui aujourd’hui semblent bien sommaires. L’image de la vie quotidienne américaine est au cœur même du Pop’art, qu’il soit masculin ou féminin, c’est un art dont la matière première est l’ordinaire de chacun, le plus ordinaire associé à l’extraordinaire de la mode devenu ordinaire lui-même car reproduit à l’infini et en ce sens réduit à n’être qu’image. Ici il en va de même avec les artistes femmes, toutes les manipulations de l’image se déclinent, ce sont celles qui deviendront des procédés académiques dans les années 70. On est au cœur de l’ère de la reproductibilité.
Cependant, un certain nombre d’œuvres s’affirment en leur différence car véhiculant des revendications ou des postures critiques propres aux femmes. Si dans les années 50 et 60, on n’est pas encore à l’apogée des mouvements féministes, dans cette exposition, on rencontre cependant des œuvres très critiques à l’égard de la société et de la place attribuée à la femme dans celle-ci ; ainsi en est-il avec les photomontages de Martha Rosler, particulièrement acides sur le sujet de la femme américaine au foyer, ou celles de Yayoi Kusama aux prises avec le sexe masculin, ou bien encore avec les œuvres de May Wilson, de la série des Ridiculous portraits, collages d’images d’actualité et avec l’installation grinçante de Jann Haworth. L’origine des artistes, belge, australienne, anglaise, française ou japonaise autant qu’américaine est un rappel de la dimension internationale du Pop’art, qui, il ne faut pas l’oublier, est né à Londres au début des années 50 et a eu des ramifications dans différents pays du monde, comme par exemple avec le Nouveau Réalisme en France.
Ces trois expositions révèlent à la fois une absence de différence : il n’y a rien de propre à un art fait par des femmes, et une différence posturale : les artistes femmes sont des femmes et se sont pour une partie d’entre elles engagées dans des luttes pour l’évolution de leur statut social, à leur manière, avec les moyens de leur art, luttes qui leur incombaient en ce sens qu’elles étaient bien plus aptes que qui que ce soit à revendiquer des changements les concernant. Et puis avec cette exposition de Paris qui balaye le vingtième siècle, une autre à Brooklyn, centrée sur les années 50 et 60 et un mouvement artistique particulier, il apparaît clairement que l’art féminin est désormais et incontestablement un art de plain pied avec tout autre.