N° 64, mars 2011

Entretien avec Rita Vega Baeza,
professeure de philosophie, poétesse, peintre et psychanalyste mexicaine


Entretien réalisé par

Farzâneh Pourmazâheri


"Le souvenir du lierre, du jacaranda, et du cempasúchil [1] est toujours là."


Sacrée est l’invention de l’écriture
En un hybride qui parle y vole : Ibis.
Tes hiéroglyphes fluviaux se débordent
Et une eau lointaine se fixe dans cette feuille
Une pierre semblable a la mémoire,
Et condensée en cercles concentriques
De pierre
Un rêve qu’en le lisant, en plus
S’éparpille

Rita Vega Baeza, l’Egypte


Née en 1961 à Querétaro, Rita Vega Baeza est poétesse, psychanalyste et professeure d’université au Mexique (Universidad Autónoma de Zacatecas). Elle est également docteur en philosophie et psychanalyse à l’Université Compultense de Madrid. Elle a écrit diverses œuvres telles que Dictionario de usos del español, México-España (Diccionnaire des usages en espagnol, Mexique-Espagne) et l’anthologie de Que-rétaro, SEP. Elle a également publié des articles et des poèmes dans les revues Alhucema (Espagne), Diserta (Guadalajara, Mexique), Dos filos et Reitia (Zacatecas, Mexique).

Rita Vega Baeza a été membre d’ateliers littéraires dans différents pays et institutions aux côtés d’intellectuels comme Fernando Savater, Efraín Bartolomé, Juan José Macías, Luis Antonio de Villena ou encore Silvia Donoso. Elle s’est aussi distinguée dans le concours de poésie à la Universidad Autónoma de Querétaro. Ses peintures abstraites manifestent un autre aspect des talents de cette artiste et intellectuelle mésoaméricaine.

Farzaneh Pourmazaheri : Pouvez-vous nous parler des moments décisifs de votre vie qui ont contribué à la formation de votre personnalité actuelle d’académicienne polyvalente ?

Rita Vega Baeza : J’ai commencé à écrire des poèmes avant l’âge de vingt ans, notamment du fait de la difficulté que j’avais à exprimer mes sentiments. Je voulais dire à quelqu’un un mot affectueux, mais au lieu de cela, je me comportais avec indifférence et répondais même avec désintérêt. Je me demandai ensuite : "Pourquoi lui ai-je dit ce mot-ci et pas celui-là, que je voulais réellement dire ?" Le fait est que le langage est un organisme qui se surimpose.

Puis, pour dominer partiellement cette révolte, j’écrivais tout ce que je voulais dire. Mais plus tard, il arrivait que mon écriture, bien qu’elle ait été justement celle d’hier, me paraisse bizarre. C’était anachronique ; quand mon destinataire me disait quelque chose en rapport avec cela, je ne pouvais pas m’armer des mots appropriés. Je me suis rendue compte que le temps est une difficulté en relation avec des désirs. J’ai vu pour la première fois sa forme géométrique dans un iris, dans les yeux de ma mère, ce qui est circulaire, oraculaire : le temps. Je dis bien ce qui est oraculaire et non pas oculaire. Dans le regard d’autrui, il y a quelque chose d’infinitésimal.

Je crois que le temps dans la poésie est réversible, parce que là, l’énigme entre dans le jeu, la devinette : un savoir qui possède l’exactitude et la vivacité du clair-obscur et du crépuscule.

F.P. : Comment le savoir philosophique peut-il influer l’inspiration poétique ?

R.V.B. : C’est peut-être l’inverse. Il y a plutôt une influence de la poésie comme matière première. Je considère que les personnes n’évoluent pas en fonction de la poésie. On ne peut pas dire que tel poète ou tel mouvement poétique a évolué. En fait, cette idée remonte à la notion de progrès, mais le progrès en question n’a presque rien accompli de ce qui avait été promis.

Si tous les siècles sont en ce moment présents, comme nous en a averti Octavio Paz, la simple existence du mal questionne les philosophies et les théologies de l’obéissance morale, tout en offrant et en prolongeant des mondes meilleurs que ce monde ci, avec le prix très cher d’avoir infériorisé le mot poétique à la faveur d’un ordre strictement utilitaire, rational et correct.

F.P. : Que pensez-vous de la "déshumanisation de l’art moderne" ? Cet art a-t-il vraiment été déshumanisé ?

R.V.B. : Il y a une survalorisation non pas de la valeur de l’art, mais de son prix. Si une telle déshumanisation existait, elle serait basée sur le fait que presque toute expression aspire au marché, c’est-à-dire au spectacle. L’art dans la vitrine, dans l’exhibition, pour être vendu. La volonté de l’absence a été perdue, le besoin de la périphérie.

F.P. : A votre avis, quels penseurs modernes ont réussi à donner sens au "néant" de la vie d’aujourd’hui ?

R.V.B. : Il n’y a pas que des penseurs, mais aussi des créateurs et des organisations : Renoir, Rothko, Modigliani, Balzac, Goethe, Kurt Vonnegut, J.D Salinger, Bahman Ghobâdi, Nazim Hikmet, Orham Gencebay, Bob Dylan, Edit Piaf, G. Brassens, Anna Magnani, F. Fellini, P. Pasolini, F. Coppola, Majid Majidi, Kant, Schopenhauer F. Nietzsche, S. Freud, Lacan, F. Saussure, Heidegger, Novalis, Baudelaire, Rimbaud, J. L. Borges, O. Paz, Miguel Hernلndez, l’UNICEF, Martin Luther King, le Comité International de la Croix Rouge, Rita Levi-Montalcine, James Watson et Francis Crick. Béla Bártok, Matt Groening, Walt Whitman, Saint-John Perse, Vicente Huidobro, Jordi Savall, Salvador Dalí, Ernesto Cassirer, Levi-Strauss, R. Otto, H. Marcuse, P. Sloterdijk, E. Allan Poe, J. Joyce, etc.

F.P. : Que pensez-vous de l’influence de la philosophie islamique dans la pensée chrétienne, en particulier au regard de l’influence de la culture musulmane sur la société espagnole après la conquête arabe ?

R.V.B. : Justement fatigué de l’Occident, Nietzsche s’est tourné vers Zoroastre, en estimant que le christianisme avait fait de la souffrance le centre et le modèle de tout apprentissage, et que la haute valorisation de cette souffrance empêchait de vivre, car il ne restait plus que l’aspiration à l’auto-mortification.

L’inclusion de l’Autre, de cette instance symbolique et indéfinie, nous permet de penser à nous-mêmes et d’accepter la différence.

F.P. : Que-ce que la mythanalyse ? Quelle relation a-t-elle avec la psychanalyse et comment les sociétés modernes sont étudiées à partir de cette science ?

R.V.B. : L’on peut dire que le père de la psychanalyse est Sigmund Freud, qui a comme découverte fondamentale l’inconscient, grâce a laquelle on peut mesurer la fragilité de "la raison" et de l’homme. A partir de cette science, de multiples écoles et ruptures épistémiques ont vu le jour. L’une de ses nouvelles branches a été la mythanalyse, dont l’un des grands représentants est G. Durand. Donner un lieu au mythe est justement ne pas accepter l’hégémonie de la raison et s’ouvrir à autre forme de savoir.

F.P. : Si nous disséquons les éléments constitutifs de la peinture abstraite, la ligne, la couleur, le clair-obscur, etc., en disant que chaque élément porte son propre langage, lequel de ces éléments communique le plus puissamment avec le public ?

R.V.B. : La magie, l’explosion de la lumière, tout ce qui ne peut pas être expliqué et qui, nonobstant, s’ouvre au règne de l’exclamation.

F.P. : Connaissez-vous les poètes persans ?

R.V.B. : Seulement Ferdowsi.

F.P. : Quel poète persan est connu au Mexique ? Quelle est la raison pour laquelle le public mexicain est attiré par tel poète et non par tel autre ?

R.V.B. : En général, ici au Mexique, nous ne connaissons pas beaucoup la culture persane. Il y a peu de programmes culturels sur cette très riche culture millénaire. L’échange culturel est réduit et c’est seulement fugacement que nous pouvons avoir un accès direct à un poète moderne ou classique.

F.P : Avez-vous déjà visité l’Orient ? Si oui, quels sont les aspects de la vie orientale qui vous ont touchée ?

R.V.B. : J’ai eu l’opportunité de connaître une partie de la culture islamique au Maroc et en Egypte. Mais je n’ai pas encore voyagé dans l’Orient géographique. J’aimerais beaucoup découvrir l’architecture, la peinture et ses mondes littéraires, aussi bien que sa culture culinaire, sa musique et surtout ses gens… ses marchés et ses cimetières.

F.P. : Quels sont les caractéristiques notables des sujets antiques, médiévaux et modernes ?

R.V.B. : Leur besoin de savoir et leur passion pour l’art.

F.P. : Comment est-il possible de montrer l’oubli dans une œuvre artistique, un poème, une peinture, etc ?

R.V.B. : En oubliant justement toute question strictement méthodique et en n’acceptant que le minimum, le détail. Peut-être que ce qui est inutile possède une richesse singulière.

F.P. : Si un jour vous voyagez en Iran, quels aspects de ce pays aimeriez-vous connaître premièrement ?

R.V.B. : En premier lieu les gens. Leur langue. Leur architecture, leurs expressions artistiques, littéraires, en général toute leur culture.

F.P. : Du point de vue esthétique et philosophique comment une mosquée ou une église, représentent-elles l’idée du temps et de l’espace ?

R.V.B. : L’une autant que l’autre garde en son intérieur un temps et un espace sacré, dans lequel chaque sujet se retrouve soi-même rattaché à ce monde sacré. Le temps n’est pas linéaire et l’espace n’est pas euclidien.

F.P : Quels sont vos philosophes favoris et pourquoi ?

R.V.B. : Héraclite, Empédocle, Pascal, Nietzsche, Freud. D’autres qui ne sont pas philosophes en termes stricts ; Esquilo, Euripide, Sophocle.

Parce qu’ils nous ont enseigné que la clarté est toujours assoiffée d’une forme et, par conséquent, que la Nuit récupère sa valeur. Ceci indique que chaque vie est un excédent qui s’unit avec le merveilleux et l’irrémédiable, d’où il peut penser la fraîcheur de l’abîme.

F.P : Selon vos lectures, quels sont les écrivains engagés mexicains qui ont contribué à la reconnaissance de l’identité nationale et l’indépendance du peuple mexicain ?

R.V.B. : Il y en a beaucoup, les uns bien connus et les autres moins. Disons que Miguel Hidalgo est le père de l’indépendance mexicaine, ensemble avec José Marيa Morelos, Allende, Josefa Ortiz de Domيnguez, entre beaucoup d’autres. Les hommes qui ont été en relation avec le mouvement révolutionnaire de 1910 sont Pancho Villa et Emiliano Zapata. Quant à un homme de lettres et prix Nobel de littérature, on peut citer Octavio Paz, poète important du XXe siècle.

F.P : La vie, la mort, pour chacune de ces notions, pouvez-vous nous donner une définition à partir de la philosophie, l’art et la psychanalyse.

R.V.B. : N’aie pas peur de la mort, car quand tu es là, elle ne l’est pas et quand elle est là, tu n’es pas là. Etre consiste en accepter son être pour la mort.

C’est toujours à partir d’autrui que nous nous représentons la mort. Nous n’avons pas l’expérience de notre propre mort, et la chose qui y ressemble le plus est "la perte". On pourrait également dire que toute maladie est un morceau de la mort, mais non pas la mort même, et que par conséquent, la mort est inconsciente.

F.P : Merci d’avoir accordé cet entretien à La Revue de Téhéran.

Notes

[1Fleur qui symbolise la mort dans la culture mexicaine et est utilisée dans leur fête nationale et traditionnelle intitulée "le jour des morts".


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