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Saeed Naghashian, né en 1977 à Téhéran, a suivi à la fois un enseignement traditionnel auprès des maîtres calligraphes et des études universitaires en graphisme. Il enseigne actuellement l’art graphique dans différentes universités en Iran, et s’intéresse surtout à la typographie. Je l’ai rencontré lors d’une exposition de ses tableaux de « peinture-calligraphie » [1] qui a eu lieu à Téhéran du 24 au 27 décembre 2010. Saeed Naghashian utilise dans ses créations des éléments graphiques inspirés de l’art et de la calligraphie iraniens.
Djamileh Zia : M. Naghashian, merci de présenter à nos lecteurs votre parcours professionnel et artistique.
Saeed Naghashian : J’ai commencé à apprendre la calligraphie en 1990 à l’Association des calligraphes d’Iran. Je suis entré à l’Université Soureh en 1996 et j’y ai étudié le graphisme. L’un de mes professeurs était Monsieur Ajami, qui a inventé le style calligraphique mo’allâ comme vous le savez. Mon intérêt pour la calligraphie a augmenté avec les cours que j’ai eus avec lui. J’ai commencé à apprendre le style mo’allâ auprès de M. Ajami en 1998, puis ai exposé mon travail dans de nombreuses expositions, individuelles ou collectives, depuis 1998. L’exposition actuelle est ma dixième exposition individuelle.
D.Z. : Vous enseignez également le graphisme n’est-ce pas ?
S.N. : Oui. J’enseigne le graphisme et l’utilisation de la calligraphie dans les arts traditionnels iraniens et en graphisme, dans différentes universités. Dans l’ensemble, mes centres d’intérêt sont la calligraphie persane et le graphisme, surtout la typographie.
D.Z. : Merci de nous expliquer ce qu’est la typographie.
S.N. : Le graphisme est comme vous le savez un art appliqué. C’est un langage visuel, utilisé pour transmettre un message avec des éléments divers tels que des couleurs, des images, et l’écriture. La typographie est l’art de l’utilisation de l’écriture dans la conception graphique. Les lettres de l’alphabet utilisées sur une affiche deviennent une partie de l’image que le graphiste crée. Les graphistes iraniens utilisent souvent la calligraphie iranienne dans leurs créations. La calligraphie devient alors un art appliqué, qui sort du cadre traditionnel de la calligraphie, et se place dans le cadre de ce que l’on appelle la typographie. La calligraphie iranienne et islamique a de grandes potentialités pour être utilisée en typographie ; nous avons en effet plusieurs styles de calligraphie (nast’aligh, shekasteh, etc.) qui peuvent être utilisés dans les conceptions graphiques. J’ai personnellement beaucoup tenté de travailler dans ce domaine, d’autant plus que je m’exerce depuis plusieurs années sur le style mo’allâ, qui est une calligraphie avec une grande potentialité graphique.
D.Z. : Vous avez donc en somme axé votre activité professionnelle et artistique sur l’application de la calligraphie persane en graphisme.
S.N. : On peut dire que j’ai tenté d’utiliser dans mon travail des éléments que l’on trouve dans l’art traditionnel iranien et islamique (qu’il s’agisse du choix des couleurs, de la qualité du passe-partout, des motifs picturaux, etc.), tout en me plaçant dans une ambiance moderne, de façon à ce que les éventuels spectateurs des autres pays, qui ne sont pas familiers avec l’art traditionnel iranien, puissent établir un lien avec ce que je fais.
D.Z. : Les tableaux que nous voyons dans votre exposition actuelle sont des « peintures-calligraphies ». Merci de nous en donner quelques explications.
S.N. : Dans mes tableaux, j’ai surtout écrit les noms de Dieu (que l’on utilise pour s’adresser à Lui) [2], ou les noms des Imams chiites. Dans l’un des tableaux par exemple j’ai écrit Allâh, dans un autre j’ai écrit Hou ; d’autres tableaux représentent le prénom Hossein, ou Ali-Asghar. Je trouve que les mots, la parole, ont une telle énergie en eux qu’ils attirent l’attention où qu’ils se trouvent, et j’ai envie que ces noms sacrés soient présents dans ma vie et la vie des autres. Dans d’autres tableaux, j’ai voulu représenter un concept gnostique ; pour l’un de mes tableaux par exemple, j’ai été inspiré par le concept de l’unicité de l’être (vahdat-e vojoud), et j’ai représenté le monde entier en train de tournoyer autour d’un point central, qui est l’unique point où l’on perçoit le calme. Ce tournoiement devient une danse pour celui qui n’a que Dieu à l’esprit ; c’est ce que j’ai tenté de représenter dans le tableau que j’ai intitulé samâ’.
D.Z. : Dans vos tableaux, vous avez utilisé des motifs picturaux iraniens, par exemple la forme du cyprès, ou les spirales que les Européens connaissent sous le nom d’arabesques, mais qui sont en fait issus de l’art iranien de l’époque sassanide.
S.N. : Oui. J’ai utilisé, comme vous l’avez vu, des éléments picturaux iraniens tout à fait traditionnels. Pour les couleurs par exemple, j’ai utilisé la couleur de la terre, la couleur turquoise, l’ocre, l’agate ; et j’ai effectivement utilisé des dessins évoquant le cyprès ou la flamme, qui sont des symboles ancrés dans la culture iranienne depuis l’Antiquité. Ces formes évoquent une sensation de liberté, de cheminement vers le ciel ; c’est pour cela que j’ai laissé un espace vide dans la partie supérieure de la plupart de mes tableaux, pour que le regard du spectateur ne s’arrête pas et se laisse aller vers le haut.
D.Z. : Dans plusieurs de vos tableaux, il y a des feuilles très fines en or ou en cuivre et j’ai vu que vous aviez tracé dessus des formes spiralées. C’est une innovation de votre part n’est-ce pas ?
S.N. : Je n’ai jamais vu ce genre de travail ailleurs ; on peut donc dire que c’est une innovation de ma part.
D.Z. : Comment tracez-vous ces dessins sur les feuilles en or ou en cuivre ?
S.N. : Je les trace avec un moghâr, qui est un outil métallique dont la pointe est extrêmement fine et flexible. Comme vous l’avez probablement remarqué, les formes tracées sur les feuilles en or ou en cuivre sont en harmonie avec l’ensemble des motifs qui figurent sur le tableau. En graphisme, il est très important que les différents éléments présents sur la page soient en harmonie les uns avec les autres, pour que le regard puisse tourner et voir toutes les parties de l’image, et ne s’arrête pas à un endroit.
D.Z. : Dessinez-vous ces dessins spiralés d’un seul trait ?
S.N. : Oui. Je commence par un endroit, et le reste suit.
D.Z. : C’est très beau. Y a-t-il d’autres innovations dans vos tableaux ?
S.N. : J’ai ajouté une ou deux pierres d’agate ou de turquoise dans quelques tableaux, ce qui n’avait jamais été fait auparavant, et la réaction des visiteurs a été très positive à ce sujet. Dans d’autres tableaux, j’ai placé les mêmes dessins ou les mêmes écrits de façon symétrique autour d’un centre symbolique (figuré par La Mecque ou le Mausolée de l’Imam Rezâ) ; tout le reste du tableau a été conçu de façon symétrique autour de ce point central, afin d’évoquer les Idées de Platon, selon qui tout ce qui existe en ce bas monde est une image de quelque chose qui existe dans le ciel. De plus, dans ces tableaux, j’ai utilisé toutes les calligraphies islamiques, depuis la plus ancienne, c’est-à-dire la première forme d’écriture coufique [3] jusqu’au style de calligraphie le plus récent qu’est la calligraphie mo’allâ.
D.Z. : Est-ce que vous aviez l’ensemble du tableau en tête avant de commencer à le réaliser, ou avez-vous ajouté les différents éléments au fur et à mesure, par improvisation ?
S.N. : J’avais l’ensemble en tête, et j’ai commencé par l’élément central.
D.Z. : Vous avez exposé vos œuvres dans plusieurs pays d’Europe au cours de ces dernières années, n’est-ce pas ?
S.N. : Oui. Au cours de ces deux dernières années, j’ai exposé mes tableaux et j’ai montré ma façon de travailler dans des ateliers dans quelques pays étrangers. J’étais en septembre 2009 à Torre Canavese, qui est un village de la province de Turin. En septembre 2010, j’étais à la Cité des Arts de Paris et à Minsk, en Biélorussie. L’accueil des gens a été à chaque fois très enthousiaste.
D.Z. : Il me semble que vous avez également conçu des couvertures de livres et des affiches.
S.N. : Oui. Cela fait longtemps que j’ai en charge la conception de la couverture des livres dont le thème a un rapport avec la mystique, pour plusieurs maisons d’éditions. J’ai conçu également l’affiche du cinquième et du sixième festival Rouyesh, qui est un festival de court-métrages ayant un thème religieux. Là encore, j’ai utilisé des éléments graphiques issus de l’art iranien et j’ai tenu compte des principes fondamentaux de la mystique iranienne, tant dans le choix des couleurs que l’harmonie d’ensemble de la mise en page.
D.Z. : Y a-t-il un point sur lequel vous auriez envie de donner votre avis ?
S.N. : La plupart des graphistes utilisent les caractères typographiques modernes occidentaux dans leurs créations, mais je trouve que ces caractères ne sont pas en harmonie avec l’atmosphère culturelle iranienne ; c’est pour cette raison que je n’utilise en général, dans ce que je fais, que la typographie issue de la calligraphie iranienne. La calligraphie iranienne est très riche et très belle. Je trouve que son utilisation en graphisme donne une grande potentialité à ce dernier et augmente les capacités de communication de l’image graphique. Les conceptions graphiques où la calligraphie iranienne est utilisée permettent par ailleurs de faire connaître l’écriture persane dans le monde.
D.Z. : Monsieur Naghashian, merci beaucoup d’avoir accordé cet entretien à La Revue de Téhéran.
S.N. : Merci à vous.
[1] La peinture-calligraphie est un style assez récent dans l’art iranien, où des calligraphies sont effectuées sur des toiles de peinture. L’un des pionniers parmi les plus célèbres de ce style est Mohammad Ehsaee.
[2] Selon le verset 180 de la sourate Al-A’raf.
[3] L’écriture coufique était utilisée dans les ornements des bâtiments au cours des premiers siècles de l’Hégire, ce qu’on peut considérer comme la première manifestation d’art graphique dans la civilisation islamique.