N° 67, juin 2011

Le nuage rose


Ali-Rezâ Mahmoudi Irânmehr
Traduit du persan par

Azitâ Hempârtiân


En cette matinée froide du 27 décembre 1980, je n’avais d’yeux que pour ce nuage rose au lever du soleil. On montait en file indienne une colline et je regardais le ciel quand une pluie de tirs perça ma poitrine. Je tombai sur le dos. Mes poumons se chauffèrent et se remplirent de sang. Trois minutes plus tard, en regardant le nuage orange et rose, je mourus. Je n’ai jamais vu le tireur caché derrière la colline. Il s’agissait sans doute d’un soldat de vingt ans, sinon il n’aurait pas choisi, parmi trois adjudants et deux sous-lieutenants de notre colonne, un simple réserviste.

Mon père me voyait bien rejoindre mon frère médecin en Australie. Je n’étais sans doute pas doué. A la fin de l’été, juste après mon bac, l’aéroport de Téhéran fut bombardé. La guerre avait commencé. Ma mère m’enferma pendant neuf mois dans la maison. Elle m’achetait tous les jours les journaux et de temps en temps un livre. Finissant par me lasser, je fixai un rendez-vous à Parvâneh dans un parc. Je la connaissais depuis la deuxième année du lycée. Elle avait de beaux cheveux roux et mettait toujours du rouge à lèvre cuivré. C’est en troisième année de lycée que je pus voir ses cheveux, lorsque nous nous rendîmes en douce chez elle pour la première et la dernière fois.

Lorsque les patrouilles de volontaires nous arrêtèrent, je n’avais pas encore donné à Parvâneh ni le flacon de parfum que je lui avais acheté sur mon chemin, ni la lettre que je lui avais écrite durant les neuf mois de ma détention domestique. Tant qu’on ne fut pas embarqué à l’arrière du 4X4, je n’avais pas encore réalisé ce qui nous arrivait. Depuis ce moment je fixais mes ongles pour ne pas la regarder.

On la remit avec beaucoup de tapages à sa famille et moi, on m’emmena dans un lieu de détention, au sud de la ville, je ne sais pas exactement où. Quand on fit descendre Parvâneh devant chez elle, une voisine nous dévisagea de sa fenêtre qu’elle ne quitta pas avant notre départ. Un gros cœur avait été gravé avec un objet pointu sur le mur de ma cellule. Il penchait sur un côté. Deux jours durant, j’ai fixé la porte, les jambes allongées. Ils arrivèrent enfin pour me conduire à un poste de gendarmerie à l’extérieur de la ville. Celui-ci était entouré de murs en briques, coiffés de barbelés. On nous fit monter, moi et un grand nombre de jeunes tondus, à bord d’un autobus. Direction la caserne d’entraînement. Seize heures plus tard, on descendit devant le portail de la caserne. Un sergent nous mit en colonne et nous fit courir autour de la caserne si bien que je boitai toute la semaine. Nous étions tous déserteurs. Le soir, après un pot au feu bien allongé, on nous mit à nouveau en rang pour nous distribuer des uniformes qui ressemblaient à des sacs de pommes de terre.

C’est dans l’autobus qui tournait autour de la place Azâdi pour nous mener à la caserne, que je vis pour la dernière fois mes parents. Ils se tenaient au bord d’un des parterres de fleurs de la place. Ils agitèrent les mains au passage du bus. Les autres réservistes, tous la tête tondue, agitèrent les mains en leur direction. Mon père et ma mère rirent et s’approchèrent pour nous saluer tous en agitant les mains. Comment ils avaient su que notre bus traverserait la place Azâdi, à cette heure précise ? Je ne le sais. Cinq mois plus tard, les balles me transpercèrent la poitrine. La lettre que j’avais écrite au bout de neuf mois de méditation était toujours au fond de la poche de mon pantalon. Le flacon de parfum avait été confisqué lors de ma garde à vue.

Je suis resté plusieurs heures près d’un buisson qui ressemblait à une tête de cheval. Plus loin, une pierre d’une étrange couleur verte. Le nuage rose devint petit à petit orange puis jaune et disparut complètement. Notre colonne s’était égarée sur les terrains ennemis. Sous les tirs des mitraillettes, personne ne pensa à m’évacuer. Les Irakiens arrivèrent dans l’après-midi et m’amenèrent à la morgue à bord d’un 4X4. Après m’avoir déshabillé, ils me fouillèrent partout. Ils m’avaient sans doute pris pour un autre, car ils décidèrent de ne pas m’enterrer tout de suite.

Je restai quatre semaines à l’intérieur d’un grand tiroir métallique avec une ampoule fluorescente. Chaque fois qu’on ouvrait le tiroir, celle-ci s’allumait. Plusieurs fois on y emmena des gens pour me voir. Certains portaient des menottes, d’autres pas. Les derniers jours, on mit deux autres personnes dans les tiroirs voisins. On leur avait arraché les ongles et leur peau portait des marques bleues de brûlure. Trois jours plus tard, on nous emmena tous les trois, à bord d’une ambulance aux fenêtres peintes, à un cimetière désert. Aucune des tombes n’avait de pierre. Nos trous étaient déjà creusés. On m’y jeta et deux prisonniers de guerre iraniens vêtus de jaune me couvrirent de terre et entassèrent sur mon lopin un amas de terre, à ma taille, à côté d’autres amas.

Aucun n’avait de nom. Juste une plaque verte assortie d’un numéro blanc. Une rangée d’eucalyptus jetait son ombre sur les tombes sans nom. Dans ses lettres, mon frère parlait des eucalyptus en Australie où il n’avait rencontré aucun autre Iranien. ہ l’écart des eucalyptus frêles, se dressait un bâtiment en ciment d’un étage. De temps en temps, des têtes apparaissaient furtivement aux fenêtres. Elles pouvaient sans doute voir les plaques vertes. De l’autre côté du cimetière, un champ entouré par une mince ligne de barbelés. Le matin, des camions y conduisaient des hommes pour travailler les champs et le soir, en passant près du cimetière, ils laissaient entendre des bribes de phrases en persan.

Le soir du quatre-vingt septième jour, alors que l’ombre des eucalyptus rampait jusqu’au bout du cimetière, trois personnes qui creusaient de nouveaux trous, vinrent discrètement sur ma tombe pour planter un oignon de tulipe à côté de la plaque. Comment avaient-ils trouvé l’oignon ? Mystère. Mais ils m’avaient sans doute pris pour la même autre personne. Quelqu’un de très important pour que ces gens se félicitent d’avoir planté une tulipe sur sa tombe. Dès le lendemain, les prisonniers de guerre iraniens qui se rendaient aux champs dans leur uniforme jaune, fixèrent ma tombe et leurs têtes suivirent le mouvement du camion qui tournait.

Des racines poussèrent progressivement et plongèrent dans la terre tandis que la tige qui en était issue sortait sa tête. Sept jours plus tard, trois officiers irakiens ayant noué les lacets de leurs bottes sur le bas de leurs pantalons se tenaient devant mon trou. Ils arrachèrent l’oignon de la tulipe, mais aussi la plaque verte. C’est probablement pour nettoyer le temple des prisonniers de guerre, qu’ils ordonnèrent aux bulldozers de déraciner même les eucalyptus. La pelle mécanique nous arracha aussi de la terre et nous jeta tous les uns sur les autres, pêle-mêle. Pendant toute l’opération, des voix vociféraient en arabe et en persan dans le bâtiment en ciment. Finalement la pelleteuse nous entassa à l’arrière de quelques camions. Alors que ces derniers se mettaient en route, les pelleteuses remplirent et aplanirent le terrain de nos ex-tombes. J’y laissais à jamais les phalanges des doigts de ma main gauche.

Les camions roulèrent toute l’après-midi. Avant le coucher du soleil, nous arrivâmes à un endroit avec de hautes montagnes. Les camions se garèrent dans la cour d’un poste de gendarmerie éloigné. Les murs étaient blanchis à la chaux. Le soleil couchant passait par le portail et dessinait un carré rouge sur le mur de la cour. Nous y restâmes deux jours et le carré rouge se formait tous les soirs sur le mur du poste. Le troisième jour, on se remit en route. C’était un chemin caillouteux et tordu. Les ânes qu’on croisait sur le chemin nous devançaient de temps en temps. Vers midi, nous voici arrivés dans une vallée profonde entre deux montagnes boisées. On nous jeta dans une fosse oblongue, comme un canal. La fosse avait été creusée au préalable. Le soir même, d’autres camions arrivèrent pour jeter sur nous des individus fraîchement fusillés. Leurs larges vêtements ensanglantés étaient pleins de trous d’où suintait encore du sang. Vinrent ensuite les bulldozers pour recouvrir le canal. Juste sur mon cou, était tombée la tête d’une femme aux longs cheveux châtains qui lui enveloppaient le visage et lui cachaient les yeux. Les jambes maigres et blanches d’un homme avaient échoué sur ma poitrine et la bouche ouverte d’un autre se collait à mon ventre. J’étais, pour ma part tombé de dos sur la poitrine d’un homme dont les côtes étaient rongées. Cet état chaotique ne dura pas longtemps. Soixante-cinq jours plus tard, soldats et gradés vinrent nous déterrer à la hâte. Ils s’étaient noués des mouchoirs autour de la bouche. Ils nous jetèrent rapidement à l’arrière des camions. Quelqu’un avait dû dénoncer ce lieu à quelques organisations internationales et il fallait faire disparaître les traces. Nous partîmes alors que des soldats entassaient de vieux pneus dans la fosse oblongue et vide pour recouvrir le tout avec de la terre.

Ce soir-là, les camions cheminèrent le long de routes montagneuses, une bonne odeur se fit sentir. Un berger avait fait du feu au pied de la montagne. Plus loin, au pied d’une autre montagne, une rangée de ruches en bois brillaient au clair de la lune. Une odeur de plantes sauvages et d’insectes planait dans l’air. Si Parvâneh était là, on aurait passé une nuit blanche. On se serait allongés sur un lit, dans des draps propres pour regarder les vers luisants qui auraient pénétré dans la chambre par la fenêtre. Le temps se couvrit peu après et il plut. J’étais sur les autres et mes os se trempèrent. L’aube pointait sur la cime des montagnes quand on arriva là où on nous attendait. Le camion descendit une pente de colline et la plaine apparut sous la lueur pâle du ciel. Avec les innombrables trous qu’on y avait creusés, elle ressemblait à un rayon de ruche.

Le soleil montait et des hommes portant des masques vinrent nous jeter dans les tombes. Nous toucher les répugnait. Ils nous y poussaient avec des pelles à manches longues. Dans ma tombe, ils jetèrent une autre main avec une alliance rouillée à l’annulaire. Mon compagnon de voyage avait perdu son appareil dentaire dans le camion. Un soldat qui passait par là se dépêcha de le jeter du bout du pied dans mon trou. Les dents noircies étaient couvertes de sang desséché. Les ongles de la main à l’alliance étaient bleus. Un tibia étranger ne tarda pas à rejoindre le tas au fond du trou. Une bosse s’était formée au milieu du tibia. On aurait dit qu’il était collé. Sans doute les stigmates d’une fracture. Mais moi je n’avais rien de cassé, maniaque qu’était ma mère, elle veillait à ce que je ne me mêle pas à des jeux dangereux.

Les tombes avaient été creusées à la hâte, cela se voyait. La mienne avait une paroi de biais et le fond était bosselé. Encore deux ou trois coups de pelle et le cimetière ancien, se trouvant deux empans plus bas, aurait été mis au jour. Juste sous mon trou, se trouvait le tombeau d’un prince assyrien qui serrait à deux mains sur sa poitrine une longue épée de bronze et il lui aurait suffi de la soulever un peu pour que sa pointe plonge entre les deux os de mon bassin.

Tout comme mon premier enterrement, on fit un amas à ma taille sur ma tombe et on enfonça une plaque portant quelques chiffres en blanc. Le lendemain il plut et deux semaines plus tard, le sol verdit. Des herbes sauvages se desséchèrent et repoussèrent plusieurs fois. J’y suis resté deux mille huit cent soixante quatre jours. Les racines des plantes sauvages pendaient des parois de la tombe et le prince assyrien serrait toujours son épée. Un beau jour, des hommes armés de pelles arrivèrent pour ouvrir les tombes et nous mettre dans des sacs blancs. Ils collaient un numéro sur chacun. Les sacs furent chargés dans un camion jaune qui roula jusqu’au soir. Nous rentrions. On était toujours sur le sol ennemi et à l’horizon le ciel d’Iran était couvert de nuages. Il faisait nuit lorsque nous gagnâmes la frontière. ہ un poste frontalier sur le sol iranien, quelques gros camions nous attendaient à la lumière d’énormes projecteurs. Si mes parents ou Parvâneh savaient que j’étais de retour, ils seraient certes là à m’attendre. Mais personne n’y était. Cela me rappelait la fête du feu, le Chârshanbeh souri de cette année-là où on avait ramassé du bois pendant deux jours. Mais la pluie avait commencé le soir et mouillé les bûches. Tout le monde était rentré et il n’était plus resté personne.

On nous rangea à bord des camions pour nous conduire à l’aéroport. On me fit embarquer dans un avion avec tout mon excédent de poids dû aux os étrangers. On décolla. On atterrit à Téhéran sous un ciel couvert. On nous emmena dans un des grands entrepôts de l’aéroport de Mehrâbâd. Celui-là même qui avait été bombardé l’année de mon bac. Ils fermèrent la grande porte de l’entrepôt et nous retirèrent des sacs numérotés. Le sol de l’entrepôt était couvert de cercueils uniformes à l’intérieur desquels on nous déposait attentivement. Certains se tenaient à l’écart et versaient quelques larmes. Ils finirent leur travail en recouvrant chaque cercueil d’un grand drapeau et y collèrent une photo. Celle collée sur mon cercueil montrait un jeune homme avec une fine moustache. Je n’avais jamais porté de moustache de toute ma vie. Pas de doute, quelque part sur le sol ennemi il y avait eu erreur sur mon numéro. Des soldats qui ne nageaient pas dans leurs uniformes à galons rouges soulevaient un à un les cercueils pour les ranger dehors. Une foule compacte s’était rassemblée autour de cette aire. Beaucoup pleuraient et d’autres brandissaient la photo encadrée d’un jeune homme. Mon père et ma mère n’étaient pas parmi eux. Nulle trace de Parvâneh non plus. Si j’avais eu un visage, quelqu’un aurait pu m’identifier. Les soldats entouraient les nombreuses caméras qui se pressaient pour immortaliser chaque instant de l’opération. Un homme juché sur une estrade derrière les cercueils, prononçait un discours pour la foule.

Un visage familier au milieu de la foule. La photo d’un jeune homme aux cheveux châtains, sourire aux lèvres. C’était moi. Une vieille dame au foulard marron la tenait au-dessus de sa tête. C’était ma mère. Elle-même. Elle avait beaucoup vieilli. Mon père n’y était pas. Ils étaient tout de même ensemble à agiter leurs mains sur la place Azâdi. Mère semblait plus petite. Père était sans doute décédé, sinon maman ne serait pas venue seule.

Discours et prises d’images terminés, on installa chacun de nous à bord d’une fourgonnette et le convoi se mit en route. Quand on fit le tour de la place Azâdi, les passants s’arrêtèrent à côté des parterres fleuris de la place pour suivre le convoi du regard. On me conduisit à une vieille maison avec cour et bassin. Une table était déjà prévue pour moi et les abeilles se régalaient des pots de géranium déposés tout autour. Les gens défilèrent jusqu’au soir. Ils appuyaient leur front sur le cercueil, versaient des larmes et partaient. Seule une vieille femme ne bougeait pas. Son grand nez était tout rouge à force de pleurer. Cela me rappelait ma mère quand elle pleurait. Je me demande si tous les hommes ne se ressemblent pas quand ils pleurent. Toutes les cinq minutes, elle se levait et venait embrasser un coin de mon cercueil. Mais à chaque fois qu’elle tentait d’ouvrir ma boîte, quelques personnes la prenaient par le bras et la faisaient s’asseoir sur la chaise de cuir noire.

Le lendemain, mon cercueil fut placé dans cette même voiture espace qui me conduisit en haut d’une belle colline, en dehors de la ville. De vieux arbres se dressaient autour de la colline. On nous avait creusé des tombes spacieuses et somptueuses. On ouvrit enfin le cercueil pour me déposer à ma place. Quelques uns retenaient toujours la vieille femme, mais ce n’était plus la peine : elle ne bougeait plus. Elle fixait l’alliance rouillée à l’annulaire de cette autre main. Elle ne pleurait même pas.

On m’enterra soigneusement. On déposa une belle pierre tombale noire à ma taille. Et la photo de ce jeune à la fine moustache fut installée en haut de la tombe. La vieille femme fixait toujours la pierre. On avait prévu un siège pour qu’elle puisse s’asseoir. Elle devait souffrir de rhumatismes. Une foule s’était rassemblée, comme la veille. Les cameramen éternisaient tous les moments dans leurs moindres détails. Il y avait aussi une estrade et quelqu’un faisait un discours. Le temps était couvert et les flashs des appareils photos zébraient le ciel comme des éclairs. Ensuite tout le monde s’en alla emmenant la vieille femme.

De là où je suis, de cette hauteur, on peut voir Téhéran jusqu’à une grande distance. Mais c’est si loin que je n’arrive pas à localiser la maison de Parvâneh. La lettre que j’avais écrite après neuf mois de réflexion, devait traîner quelque part dans les tiroirs des archives irakiennes. Le flacon de parfum avait dû être depuis longtemps enfoui avec les déchets. Si un jour Parvâneh venait prendre l’air de ce côté-ci, je saurais si elle se sert toujours de ce rouge à lèvre cuivré et luisant. Belle saison. Le soleil et la pluie alternent. Un grand nuage se promène dans le ciel. Il tourne au rose en commençant par le haut. Un papillon orange s’est posé sur le gazon parsemé de fleurs jaunes. Tiens ! Il s’envole vers les vieux arbres.


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