N° 67, juin 2011

La symbolique des drapeaux iraniens depuis l’Antiquité jusqu’au début de la période safavide


Marjân Salavâti
Traduit par

Babak Ershadi


Les symboles ornant les drapeaux de l’Antiquité iranienne possédaient des significations et des fonctions particulières dont les racines remontaient à la nuit des temps. Ces drapeaux, brandis par les Iraniens à diverses occasions comme les guerres, les expéditions militaires ou les cultes et cérémonies religieuses, pouvaient traduire une réussite éclatante ou une victoire sur l’ennemi. Et bien que ces drapeaux aient durablement véhiculé des symboles importants de l’identité iranienne dans l’identification et la matérialisation des buts fixés au-delà du monde matériel, ils semblent malheureusement tombés dans l’oubli. Or, il est nécessaire de les réétudier et de les reconnaître en tant qu’éléments significatifs des croyances culturelles profondes des peuples anciens de l’Iran. Le présent article étudie la signification de la notion de « symbole » et de « drapeau », et évalue les mutations de la symbolique des drapeaux iraniens de l’Antiquité au début de la période des Safavides, afin de définir la fonction des symboles tirés d’éléments naturels ou abstraits, dans la vie et les croyances des Iraniens anciens.

Couverture d’une revue nationaliste nommée "Kâveh", publiée par Taghi Zâdeh durant la Première Guerre mondiale.

Pour toutes les civilisations, le drapeau était le symbole d’une communauté humaine, vivant dans un territoire unifié sous l’emprise et l’autorité d’un pouvoir dominant. En tant que « moyen de communication », le drapeau avait une fonction importante dans l’identification des peuples et du pouvoir dominant, en présentant brièvement le mode de pensée et l’image que les Iraniens se présentaient d’eux-mêmes. Le drapeau était un symbole des motivations, des idéaux, et des pensées politiques, religieuses ou philosophiques ; et véhiculait aussi un résumé des conditions culturelles, de la vie spirituelle et des événements décisifs de l’histoire du grand territoire qu’était l’Iran. Dans le déploiement de leur drapeau, les Iraniens voyaient leur indépendance, leur liberté, leur dignité et leur force ; tandis qu’un drapeau baissé ou replié signifiait pour eux déshonneur et défaite.

L’emblème d’un drapeau trouvait donc une valeur symbole pour les Iraniens, tant de l’Antiquité préislamique que de la période islamique. Ces emblèmes furent une interprétation compréhensible pour tous des croyances et des idéaux communs.

La symbolique des drapeaux des différentes périodes de l’histoire de l’Iran n’a fait que très rarement l’objet d’études profondes sur cet ancien « moyen de communication ». Or, nous croyons que l’examen des emblèmes et des symboles dont ils étaient porteurs nous permettra de mieux connaître leurs concepts profonds relevant des croyances et du mode de vie des Iraniens pendant les périodes lointaines de leur histoire. Une étude plus approfondie de l’évolution de ces emblèmes pour permettra d’ailleurs de connaître l’influence des éléments culturels et sociaux sur la symbolique des drapeaux. Dans le présent article, nous adopterons donc une approche historique pour connaître d’abord les notions de base comme le symbole, le drapeau et ses évolutions depuis l’Antiquité iranienne jusqu’au début de la période safavide. Nous examinerons ensuite les emblèmes les plus importants des différentes périodes historiques.

Définition du symbole

Dans sa signification courante, le symbole est un objet ou un fait qui rend possible d’une manière imagée une association d’idée par l’intermédiaire d’un signe. A titre d’exemple, l’image d’un hibou est associée à la sagesse, ou l’image de la croix est associée au christianisme. Dans sa signification plus stricte, le symbole est le résultat d’une interprétation visuelle et imagée de quelque chose d’abstrait ou d’absent par la matérialisation de ses traits saillants par l’intermédiaire des formes, des images, des couleurs ou des mouvements. (Pâkbâz, 1999, p. 604).

Le symbole (du latin « symbolum », du grec : « sumbolon ») est un signe d’identité et de reconnaissance indirecte. En effet, l’objet du symbole est un fait abstrait ou absent qui n’est pas reconnaissable directement. Par conséquent, le symbole n’a qu’un pouvoir limité pour représenter son objet, alors qu’il reste tant bien que mal la meilleure représentation possible de son objet par l’intermédiaire d’une image. Le symbole n’est pas une signification directe, mais un simple rappel. C’est un rayon de lumière focalisé sur un point pour y réunir d’une manière spontanée et associative des notions qui ne sont pas facilement résumables (Sattâri, 2007, p. 23).

Henry Corbin définit le symbole comme un rappel à un niveau de la conscience différent de celui de l’évidence rationnelle. Selon lui, le symbole est un instrument pour décrire une notion indescriptible de manière spontanée. Le symbole rappelle donc un secret qui est à décrypter et à redécrypter à chaque instant, et à chaque époque. Corbin compare le symbole à la notation d’une composition musicale qui n’est jamais déchiffrable d’un coup, mais que le musicien peut « interpréter » chaque fois d’une nouvelle manière (Esmâ’ilpour, 1998, p. 42).

Les différentes définitions du symbole nous indiquent toutes que le symbole va au-delà d’un simple « signe ». Le symbole se place donc au-delà du « sens » et sa compréhension nécessite une « interprétation ». Cette interprétation exige un « goût » et un « talent ». Pour décrire une chose, le symbole la cache d’abord sous un masque, puis il s’accroche aux structures mentales pour la démasquer. En outre, il faut savoir que le symbole n’interdit jamais le recours aux éléments rationnels et aux instruments de l’expression directe pour la compréhension d’un signe. De même, le symbole n’interdit pas non plus le recours aux moyens de l’intuition. Le symbole reste dans le domaine de l’histoire ; il n’en perturbe pas la réalité, et il n’en supprime pas les signes. Par contre, il leur donne de l’éclat et de l’autonomie. Le symbole rétablit la réalité, la finalité, le signe et les relations supra-rationnelles et imaginaires entre les trois niveaux de l’existence : cosmique, humain et divin. Hugo von Hofmannsthal en dit : « Le symbole nous éloigne de ce qui est proche, et il nous rapproche de ce qui est loin. Il les opère d’une manière que nos sens puissent comprendre l’un aussi bien que l’autre. »

Qu’est ce que le drapeau ?

Le drapeau est une pièce d’étoffe attachée à une hampe et portant les symboles, les emblèmes et les couleurs pour représenter l’identité d’une nation et d’un Etat, ou pour communiquer un message. L’usage du drapeau par les différents peuples à une longue histoire ; et selon les estimations, son invention remonte à près de 5000 ans (Shâyân, 1991, p. 7).

En Iran, chaque période historique avait adopté une dénomination générale pour désigner le drapeau. Pendant l’Antiquité iranienne, le mot derafsh était généralement utilisé pour désigner le drapeau. Ce mot est répété plusieurs fois dans l’Avesta. Pendant la période islamique, plusieurs termes arabes le remplacèrent : râyat (رایت), ’alam (علم) ou lavâ (لوا). Les dynasties mongoles propagèrent un mot de leur langue pour désigner le drapeau : monjugh (منجوق). Sous la dynastie des Qâdjâres le terme beyragh (بیرق) devint plus courant. Et enfin, l’Académie de la langue persane proposa le mot partcham (پرچم) pour désigner le drapeau.

Les drapeaux de l’Antiquité iranienne

L’usage des drapeaux était courant parmi les Iraniens de la préhistoire, surtout pendant les batailles. Les groupes adversaires eurent chacun un drapeau d’une couleur donnée, et décoré de signes ou d’emblèmes permettant d’établir son identité. Le drapeau principal était toujours placé près de la tente du chef de guerre, et permettait de localiser le centre du commandement, symbolisant la vie et l’espoir. Sur le terrain où se livrait la bataille, le port du drapeau était souvent confié à un guerrier robuste et expérimenté, car tant que le drapeau était brandi, les guerriers se battaient avec courage, alors que sa chute ou son repliement - souvent considéré comme un signe de défaite ou de fuite – avait une influence négative sur leur moral. Voilà pourquoi les commandants de guerre prêtaient une grande attention à ce que les drapeaux de leur camp soient constamment agités en l’air (Bakhtevar-Tâsh, 1969, p. 10). Dans les textes avestiques, surtout le Yasnâ (principal document liturgique du zoroastrisme) le mot « drapeau » est plusieurs fois cité, et il est qualifié tantôt de « déployé » (pahn) ou de « brandi » (barafrâshteh), tantôt de « déferlant » (goshoudeh) ou de « tacheté de sang » (khounin). Dans le Yasht (ensemble d’hymnes aux anges et aux héros), il est dit : « Alors Ahourâ Mazdâ dit que si les gens admirent Bahrâm comme il le mérite, les troupes ennemies ne pourront jamais mettre le pied sur les terres d’Iran, ni débordements d’eaux, ni poisons, ni chars des ennemis, ni leurs drapeaux brandis … » (Bakhtevar-Tâsh, 1969, p. 129). Dans ces hymnes, ces ennemis puissants aux drapeaux brandis sont probablement les Babyloniens ou les Assyriens qui attaquaient souvent les régions montagneuses de l’ouest iranien.

Dans son ouvrage historique, Massoudi décrit les symboles animaux des drapeaux de guerre de l’Antiquité : « Les drapeaux des troupes du centre portaient l’image de grands animaux au corps massif comme l’éléphant ou le dragon. Les drapeaux des flancs latéraux, à gauche et à droite, portaient les images de bêtes féroces de plus petite taille : lion, panthère ou sanglier. Les arrières de l’armée portaient des drapeaux décorés d’images de bêtes sauvages encore plus petites comme le guépard ou le loup. Les unités chargées d’opérations d’embuscade, de reconnaissance ou de harcèlement qui devaient respecter les règles du camouflage, portaient des drapeaux ornés d’images d’animaux qui avaient la réputation d’être difficilement décelables comme le serpent ou le scorpion. » (Bakhtevar-Tâsh, 1969, p. 201).

Figure n°1 - Aigle doré achéménide

Le drapeau de bronze découvert à Shahdâd (Kermân) et conservé au Musée National d’Iran, et le drapeau découvert à Tépé Hesâr dont la hampe se termine comme une canne anglaise, confirment le récit de l’historien Massoudi. Il est à préciser que le drapeau de Tépé Hesâr faisait partie d’un trésor découvert sur le même site, dont plusieurs pièces étaient décorées de figures animales ou de créatures célestes. Les archéologues estiment que ces objets étaient liés aux cérémonies cultuelles. Les emblèmes des drapeaux anciens découverts au Lorestân représentent des scènes de chasse ou de la domination d’une bête féroce par l’homme.

Les poteries datant de l’époque de l’Empire achéménide (550-330 av. J.-C.) portent parfois l’image du drapeau composé d’une pièce d’étoffe attachée à une hampe, tout comme les drapeaux modernes . Les écrits des historiens grecs comme Hérodote ou Xénophon constituent les documents les plus anciens dont nous disposons aujourd’hui concernant la description de l’organisation politique, administrative, sociale et militaire de l’Empire achéménide. Hérodote cite de nombreuses fois les drapeaux des commandants des armées achéménides, sans décrire pour autant leurs emblèmes. Dans La Cyropédie (biographie romancée de Cyrus le Grand), Xénophon parle des drapeaux des armées de Cyrus le Grand, lors de l’expédition en Médie : « Cyrus fit avancer rapidement ses armées : la cavalerie était à la tête, les valets d’armes et de munition au milieu, et l’infanterie à l’arrière. A la tête de chaque compagnie il y avait un drapeau porté par un capitaine. »

Les empereurs achéménides se servaient d’emblèmes et de symboles précis pour orner leurs drapeaux : aigle ou faucon. Le drapeau de Cyrus le Grand portait un aigle doré éployé. Ce drapeau se fixait à l’extrémité d’une haute lance (figure n° 1) (Pirniâ, 1999, p. 355).

A partir du règne de Darius Ier, le drapeau achéménide connut une évolution importante. Les archéologues ont découvert des poteries représentant des scènes du combat des soldats iraniens contre les armées d’Alexandre. Sur ces images, des soldats portent des drapeaux aux bordures brunes rougeâtres, avec un aigle doré qui porte une couronne (Pope, 1972, 2766). Après la domination séleucide, les Arsacides parthes (appartenant à une autre ethnie d’origine aryenne) réussirent à établir un royaume indépendant, puis un empire allant de l’Euphrate à l’Indus, et de l’Oxus (aujourd’hui Amou-Daria) jusqu’à l’océan Indien. La grande armée des Arsacides possédait la cavalerie la plus redoutable de l’Antiquité.

Figure n° 2 - Drapeau de cheval blanc
(source : Bakhtevar-Tâsh, 2004, p. 121)
Figure n° 3 - Drapeau du dragon
(source : Bakhtevar-Tâsh, 2004, p. 120)

Les Parthes rivalisèrent avec Rome et plusieurs guerres opposèrent les deux puissances. A partir du IIe siècle de notre ère, les soldats parthes portèrent, lors des batailles, des drapeaux dont l’étoffe était tissée de fils de laine violette. Ces drapeaux arsacides, décorés de broderies en soie, d’or et d’argent, étaient décorés d’images brodées ou peintes d’animaux : cheval, sanglier, aigle, faucon, dragons… ou du soleil (figures n° 2-4) (Pope, 1972, 2769).

Selon certaines sources, les Arsacides imitaient parfois les Romains pour orner leurs drapeaux d’images d’aigle bicéphale, et parfois les Babyloniens pour décorer les drapeaux avec des croissants de lune ou des étoiles (figure n° 5).

Des bas-reliefs sassanides nous montrent des évolutions de drapeaux iraniens sous l’Empire sassanide. Sur l’un de ces bas-reliefs, on peut voir une bande d’étoffe pas très large, fixée en haut d’une lance. Ce drapeau porte l’image de cinq faucons dont les têtes se tournent dans la même direction. Sur les ailes de chaque faucon se trouve un cercle et plusieurs points identiques. Au-dessous du drapeau, on peut distinguer plusieurs mèches faites de poils de queue de cheval (figure n° 6).

Figure n° 4 - Drapeau du soleil
(source : Bakhtevar-Tâsh, 2004, p. 120)

Dans son ouvrage intitulé « Le drapeau et l’emblème du lion portant le soleil sur son dos », Nosratollah Bakhtevar-Tâsh dit que le drapeau officiel des Sassanides était Derafsh Kâviani (Enseigne de Kâveh), attribué au héros mythique du même nom (figure n° 7). Dans le Shâhnâmeh (Le Livre des Rois), ouvrage épique monumental de Ferdowsi, l’Etendard de Kâveh est décrit comme le drapeau le plus important de l’histoire préislamique d’Iran. Dans l’imaginaire collectif des Iraniens d’avant l’Islam, ce drapeau était un symbole d’unité et de victoire. Selon la légende, les Iraniens furent longtemps assujettis par le tyran étranger Zahâk. Kâveh n’était qu’un simple forgeron qui se révolta un jour contre le tyran ; il fixa son tablier de cuir à l’extrémité d’une lance et il en fit le symbole de sa révolte contre Zahâk. L’Etendard de Kâveh devint vite l’enseigne du ralliement pour les opprimés qui finirent par vaincre l’oppresseur étranger et par établir un nouvel ordre. A la différence des drapeaux impériaux ou princiers, l’Etendard de Kâveh était le drapeau national des Iraniens à l’époque des Sassanides (Nayer-Nouri, 1965, p. 19). Ce drapeau en cuir de panthère était décoré de pierres précieuses. Ce drapeau mesurait 7x5 m et chaque empereur sassanide y ajouta de nouveaux joyaux précieux. Lors de la bataille d’al-Qadisiyya, les Arabes s’emparèrent de l’Etendard de Kâveh, et pour humilier leurs adversaires vaincus, ils le vendirent 30 000 dinars alors qu’il en valait 1 200 000 (Nafissi, 2004, p. 23).

Figure n° 5 - Drapeau de la lune
(source : auteur)
Figure n° 6 - Drapeau sassanide
(source : auteur)
Figure n° 7 - Derafsh Kâviani (Drapeau de Kâveh)

Le Drapeau de Garshâsb est un autre drapeau célèbre de l’histoire de l’Iran préislamique. Selon la légende, le tyran Zahâk l’avait offert à Garshâsb, après qu’il ait tué le dragon pour louer le courage de ce héros. Ce drapeau était orné d’un lion doré et d’un croissant de lune, et sur sa hampe était fixé l’effigie d’un dragon (figure n° 8) (Bakhtevar-Tâsh, 2004, p. 24).

Figure n° 8 - Drapeau de Garshâsb
(source : Bakhtevar-Tâsh, 2004, p. 25)

Drapeaux de la période islamique, jusqu’au début de l’ère safavide

L’islamisation de l’Iran fit évoluer la culture, le mode de vie et la langue des Iraniens. Ces changements radicaux ne restèrent pas sans effet sur les évolutions des drapeaux. La religion musulmane frappait de prohibition la peinture et la sculpture en tant que pratiques blâmables. Ainsi, la tradition ancienne de décorer les drapeaux par des images d’animaux ou de corps célestes fut abandonnée, car les Musulmans les considéraient comme des signes du culte du feu (Bakhtevar-Tâsh, 1969, p. 101).

Dans son Histoire du drapeau iranien et de l’emblème du lion portant le soleil sur son dos, Hamid Nayer-Nouri présente une autre interprétation de ces évolutions : lors de la bataille à Siffin, l’omeyyade Mu’âwiya qui contestait le califat de l’Imâm ’Ali ibn Abou Tâlib, demanda à ses hommes d’accrocher des feuilles du Coran à leurs lances. Plus tard, les Arabes s’inspirèrent de ce stratagème de Mu’âwiya pour décorer leurs drapeaux de versets coraniques. Selon Nayer-Nouri, cette nouvelle tradition fut à l’origine du changement des emblèmes des drapeaux en Iran et dans les autres territoires musulmans . A titre d’exemple, le drapeau des Abbassides était une étoffe toute noire sur laquelle était écrit l’une des phrases de la profession de foi musulmane : « Mohammad est le messager de Dieu ». Les poteries découvertes à Rey (sud de Téhéran) portent les images de ce drapeau abbasside.

Dans L’histoire du chiisme et la chute des Omeyyades, l’orientaliste allemand, G. van Vloten décrit la raison de l’usage du noir dans le drapeau des Abbassides : « Les drapeaux omeyyades étaient blancs. Les Abbassides décidèrent de choisir le noir pour leurs propres drapeaux en signe du deuil pour le martyre des membres de la famille du Prophète, victimes de la violence et de l’oppression des Omeyyades. »

Cependant, G. van Vloten avance une autre théorie au sujet du drapeau des Abbassides : « Bien que les habits noirs fussent signes du deuil, les Arabes de l’époque n’utilisaient point les drapeaux noirs à cette fin. Les Abbassides ont peut-être choisi le drapeau noir pour reprendre la symbolique du drapeau du Prophète qui était lui aussi tout noir. Les califes abbassides, descendants d’un clan mecquois proche de celui du Prophète, voulaient suggérer ainsi que leur révolte contre les Omeyyades était directement liée aux enseignements du Prophète.

En Iran islamisé, le premier drapeau fut également noir. Ce drapeau fut hissé par un chef militaire dissident, Abu Muslim, au Khorâssân (nord-ouest) pour contester la légitimité du califat des Omeyyades et pour soutenir les Abbassides.

Vers le début du IVe siècle de l’Hégire, les gouverneurs des provinces iraniennes avaient un drapeau noir appelé râyat (رایت) et un drapeau blanc appelé lavâ (لوا). Ces drapeaux blancs ou noirs portaient parfois le nom du calife Abbasside de l’époque.

Suite aux mouvements nationalistes et indépendantistes en Iran, des dynasties locales s’émancipèrent progressivement de la tutelle abbasside. Les souverains de ces nouvelles dynasties ne s’engageaient guère à se soumettre au calife de Bagdad, et en ce qui concernait leurs drapeaux, ils se mirent à imiter le modèle sassanide pour les décorer de représentations d’animaux ou de corps célestes. La couleur dominante des drapeaux était fonction des appartenances ethniques (Bakhtevar-Tâsh, 1969, p. 118).

Pendant cette période, le drapeau n’avait pas seulement une utilité militaire : ainsi, les différents groupes religieux avaient eux aussi leurs drapeaux portant leurs emblèmes qu’ils utilisaient pour propager leurs fois respectives (Pope, 1972, 2773). Des poteries découvertes à Ray portent les images de ce type de drapeaux. Ces derniers étaient faits d’étoffes de différentes couleurs, et sur les hampes de certains de ces drapeaux, on fixait un support pour y mettre des bougies protégées par des boules de verre. De ce type particulier de drapeau, il ne reste aujourd’hui qu’un seul prototype préislamique, ce qui permet de déduire que ce type de drapeaux a probablement été conçu avant la période islamique, mais qu’il n’était pas couramment utilisé.

A l’époque de la dynastie des Ghaznavides, les drapeaux furent d’abord ornés de croissants de lune. Plus tard, le sultan Mahmoud de Ghazni, qui était un passionné de chasse au lion, fit de l’image du roi des animaux l’emblème de ses drapeaux. Le lion resta l’emblème principal des drapeaux des Ghaznavides et des Seldjoukides, drapeaux qu’ils préféraient noirs pour imiter ceux des califes abbassides. Après les Ghaznavides et les Seldjoukides, des dynasties d’origine turque régnèrent en Iran (les Atabeks et les Khwârazm-Shâhs) jusqu’à l’invasion mongole en 616 de l’Hégire (XIIIe siècle de l’ère chrétienne).

Les Atabeks dominaient l’Iran au VIe siècle de l’Hégire. Leurs drapeaux portaient tantôt l’image du lion, tantôt celle du dragon (Nayer-Nouri, 1965, p. 58). Cela n’interdisait pas pourtant aux Atabeks la fantaisie de décorer occasionnellement leurs drapeaux par des images d’autres animaux : tigre, loup, éléphant, aigle, faucon, paon… ou encore l’oiseau légendaire qu’était le « Simorgh ».

L’Iran subit l’invasion mongole au XIIIe siècle. Les descendants de Gengis Khân (les Ilkhanides) régnèrent en Iran pendant un siècle et demi jusqu’en 877 de l’Hégire, date de l’invasion du conquérant turco-mongol, Tamerlan (« Timour le Boiteux »), dont les descendants (les Timourides) dominèrent l’Iran jusqu’en 920 de l’Hégire (début du XVIe siècle de l’ère chrétienne).

Les drapeaux des souverains mongols s’inspirèrent curieusement des traditions anciennes de l’Iran préislamique. Ces drapeaux étaient ornés également par des mèches de longues toisons de yack (bœuf tibétain). Le drapeau de Gengis Khân en avait neuf. Le khân mongol, Djaghataï Tughluq Timur, qui gouvernait à Samarkand juste avant le début de l’ère timouride, avait choisi pour emblème le soleil et le lion, accompagné du taureau. Le drapeau de Tamerlan portait trois petits cercles qui représentaient, de manière abstraite, les trois sommets d’un triangle.

Selon certains historiens, cette forme serait une représentation des croyances religieuses du zoroastrisme : « Humata, Hukhta, Huvarshta » (« Bonnes Pensées, Bons Mots, Bonnes Actions »). En outre, Tamerlan aimait un autre emblème représentant un croissant de lune, accompagné parfois d’un cercle, qui constituerait peut-être les signes d’un talisman. Certains drapeaux de l’époque timouride portaient un aigle entouré d’éléments décoratifs (Pope, 1972, 2780). Les miniatures de l’époque timourides nous font voir aussi des drapeaux portant des représentations de lion, de lance, de lune et du nom de Dieu (Allah).

Après les Timourides, deux tribus nomades turkmènes prirent le pouvoir en Iran : les Qara Qoyunlu (« Moutons noirs ») (809-873 de l’Hégire) et les Aq Qoyunlu (« Moutons blancs ») (807-908 de l’Hégire). C’est sans surprise aucune que l’emblème des premiers fut un mouton noir sur un drapeau blanc, et celui des seconds un mouton blanc sur un drapeau noir (Pope, 1972, 2781).

Les Safavides vainquirent les dernières hordes des « Moutons Blancs » en 1501 de l’ère chrétienne, et fondèrent leur Empire pour réunifier l’Iran. A partir de cette date, les évolutions des drapeaux iraniens connurent de nouveaux tournants. Nous n’approfondirons cependant pas davantage la partie historique ici pour nous pencher sur la symbolique des emblèmes de certains drapeaux présentés ci-dessus : aigle, soleil, lion, lune, dragon, et le fabuleux « Simorgh ».

La symbolique des drapeaux iraniens anciens

Aigle : Dans l’imaginaire collectif de l’Antiquité iranienne, l’aigle, oiseau capable de voler à haute altitude, était un symbole du ciel infiniment haut et du désir ardent de réussite. En outre, l’Avestâ compare le « Farreh » divin (éclat, splendeur et magnificence) à un falconiforme de la famille des aigles, « Vereghan ». Les rois achéménides firent donc de l’aigle l’emblème de leurs drapeaux pour s’associer le Farreh divin que les Iraniens magnifiaient et exaltaient par de grandes louanges. Les Achéménides voulaient ainsi suggérer qu’ils étaient les représentants du « Seigneur de Sagesse » (Ahourâ Mazdâ) sur la terre (Bakhtevar-Tâsh, 1949, p. 50). Pour les Iraniens de l’Antiquité, l’aigle était un symbole des plus grands dieux : le soleil et le feu céleste. L’aigle était, pour eux, la seule créature capable de regarder directement le soleil. Cet oiseau était un symbole si puissant qu’il dépassait les limites de la mythologie et de l’histoire : les dieux et les héros ne pouvaient triompher de leurs adversaires qu’à l’ombre de la protection et de la bénédiction d’un aigle (Gheerbrant, 2006, p. 286).

Dans La Cyropédie, Xénophon écrit : « Quand les troupes de Cyrus allèrent aider le roi de Médie, Cyaxare, les soldats virent un aigle voler au-dessus de leur têtes. La vue de cet oiseau de bon augure était un présage favorable pour eux. »

Pour les Achéménides, l’aigle doré était un symbole du soleil. Les aigles des drapeaux, reflétant les rayons du soleil, pouvaient donc gêner la vue des ennemis par leur trop vif éclat. L’emblème de l’aigle bicéphale était un symbole de l’autorité royale suprême, du Farreh divin et de la justice. Cet emblème n’existait que sur les drapeaux des deux plus grands rois achéménides : Cyrus le Grand et Darius Ier.

Soleil : Le soleil était l’emblème de nombreux drapeaux iraniens tant à l’époque préislamique que pendant la période islamique. Pour les Iraniens de l’Antiquité, le soleil était un symbole de la vie éternelle et de la splendeur royale. Le soleil était le roi des astres et il donnait de la vitalité aux plantes, aux animaux et aux humains. Dans une partie de l’Avestâ, le Haptanghaiti (« Rituel des Sept Chapitres »), rédigé en vieil avestique, le « corps » de Ahourâ Mazdâ est décrit comme un soleil. Dans un autre passage du même texte, le soleil est décrit comme l’œil de Ahourâ Mazdâ (Nayer-Nouri, 1965, p. 203). Selon les Iraniens de l’Antiquité, le soleil n’était pas une divinité, mais l’un de ses symboles.

Le plus ancien drapeau connu portant le sigle national persan du "Lion et Soleil" datant de 1423, ère teymouride.

Lion : Le lion était un symbole de courage et de fierté guerrière. A l’époque des Arsacides parthes, le lion était un emblème uniquement réservé aux rois. Selon les croyances mithraïstes, « Mithra le bénéfique » tua le « taureau divin » et du corps agonisant de ce dernier jaillirent toutes les plantes et les animaux bénéfiques à la race humaine. Dans plusieurs bas-reliefs de Persépolis qui montrent la scène de ce combat, Mithra est représenté comme un homme/lion poignardant le flanc du taureau. Parmi les sept étapes du culte de Mithra, la quatrième est attribuée aux hommes-lions (Bakhtevar-Tâsh, 2004, p. 308).

Bien que le lion soit l’incarnation de la puissance, de la sagesse et de la justice, il est en même temps un symbole d’orgueil et de vanité (Gheerbrant, 2006, p. 111). Selon les documents historiques, lors des batailles, les Iraniens portaient des drapeaux ornés d’images de lion. Mais il leur arrivait aussi de brûler ces drapeaux devant le camp des adversaires, pour manifester leur colère face à l’orgueil et à la vanité de l’ennemi.

Lune : La lune était considérée comme la source de la vie végétale et animale. Dans les religions anciennes des Iraniens, la lune était une puissance céleste hautement célébrée. Les Iraniens de l’Antiquité croyaient que le char de la lune était tiré par un taureau décapode (à dix pattes d’argent) et à cornes d’or (Bakhtevar-Tâsh, 1969, p. 83).

Dans les textes avestiques, il est dit que Spenta Mainyu (« Esprit-Saint », la force créative) créa d’abord un taureau. Mais Angra Mainyu « Esprit Diabolique » ; en persan moderne, Ahriman) fit frapper le taureau par la souffrance, la famine et la maladie. Le taureau en mourut. De son cadavre poussèrent cinquante-cinq plantes dont deux plantes médicinales. Sa semence monta à la lune, et devint pure et limpide… » (Nayer-Nouri, 1965, p. 8).

Selon certains historiens, les Iraniens anciens croyaient que leurs rois étaient des symboles de la justice et de la droiture, tandis que les autres pays étaient tous des royaumes ténébreux soumis à des tyrans oppresseurs et démoniaques. La lune qui était pour eux un signe des lumières de la justice ornait donc les drapeaux des rois dont la mission était de diffuser les lumières de la justice sur la terre.

Dragon : Cette créature fabuleuse était une force céleste, symbole de la créativité et de l’ordre, suggérant substantiellement le pouvoir royal. Comme la pluie qui tombe du ciel pour fertiliser le sol, et comme l’éclair qui envoie le feu aux habitants de la terre, le dragon était considéré comme une source de bien pour tous. On considérait également que c’était le dragon qui avait fait jaillir de sa bouche la semence qui donna vie au cosmos. C’était également lui qui partageait le bonheur et la sérénité parmi les humains. Voilà pourquoi le dragon devint un symbole royal en Iran (Gheerbrant, 2005, p. 127), car le roi s’engageait à établir l’ordre et la justice pour ses sujets.

En outre, les troupes royales se servaient des drapeaux portant l’image du dragon pour semer la panique dans les rangs de l’ennemi. Avant la période islamique, surtout sous les Arsacides parthes, l’image du dragon décorait les drapeaux que les soldats brandissaient sur le champ de bataille. En courant dans la direction du vent, le porte-étendard agitait le drapeau en l’air de façon menaçante. Le dragon du drapeau se mettait en mouvement comme une bête vivante pour angoisser l’ennemi et faire naître le sentiment de l’imminence du danger.

Simorgh : Le « Farreh » divin (éclat, splendeur et magnificence) s’associait souvent avec les grands oiseaux de proie, ce qui finit par l’apparition du mythe de l’oiseau légendaire « Simorgh », symbole du bon augure et de la puissance. Dans la littérature épique d’Iran, surtout le Shâhnâmeh de Ferdowsi, cet oiseau fabuleux jouait des rôles différents : guide, sage, guérisseur, protecteur, gardien des secrets… (Bakhtevar-Tâsh, 1969, p. 85). Les rois d’Iran faisaient de cet oiseau légendaire leur emblème indifféremment en temps de guerre comme en temps de paix.

Dans l’Avesta, cet oiseau est nommé « Saena » et il ressemble physiquement à l’aigle. Selon le Shâhnâmeh, le nid du Simorgh se trouve au sommet de l’Elbourz (nord d’Iran), tout comme Saena de l’Avesta (le Yasnâ, 10 , 10) qui vit au sommet du mont Hara Berezaiti (Elbourz, en avestique). Mais dans la littérature de la période islamique Simorgh vivait au sommet du mont légendaire de Qâf, habité par les fées et les démons. Le Simorgh était capable de parler la langue des humains, et il était à la fois messager et gardiens des secrets.

Mantiq al-Tayr (Le langage des oiseaux), poème allégorique et mystique de ’Attâr relate les aventures d’un groupe d’oiseaux à la recherche de leur roi, le Simorgh, symbolisant les enseignements de la gnose islamique et la question de l’union entre Créateur et créature. Seuls trente oiseaux arrive à rencontrer le roi « Simorgh » (jeu de mots : si morgh, trente oiseaux, en persan) (Gheerbrant, 2003, p. 710).

Le drapeau de Kourosh était un épervier aux ailes déployées hissé sur une très longue lance.

Conclusion

Avant et après l’islamisation de l’Iran, les drapeaux iraniens furent toujours porteurs de signes et de symboles tirés de la culture, de la mythologie, et des croyances religieuses (surtout zoroastriennes et musulmanes). Les symboles véhiculés par les drapeaux évoquaient, par leur forme ou leur nature, et une association d’idées spontanée : victoire, autorité, spiritualité, liens célestes, appartenances religieuses ou ethniques… Le drapeau était l’endroit idéal pour faire apparaître les symboles les plus forts et les plus significatifs d’un peuple : aigle, soleil, lion, lune, dragon et Simorgh. Chacun de ces symboles était porteur, à un moment donné de la longue histoire d’Iran, de l’incarnation des croyances et de la culture des Iraniens : l’aigle (« Farreh » divin), le soleil (vie éternelle), le lion (courage), la lune (fécondité), le dragon (créativité), le Simorgh (bon augure, union).

Sources et références :
- Esmâ’ilpour, Abolghâssem, Ostoureh-ye bayân-e namâdîn (Le mythe de l’expression symbolique), Téhéran, éd. Soroush, 1998.
- Bakhtevar-Tâsh, Nosratollah, Partcham va Peykareh-ye shir-o khorshid (Le drapeau et l’emblème du lion portant le soleil sur son dos), Téhéran, éd. Ataï, 1969.
- Bakhtevar-Tâsh, Nosratollah, Târikh-e partcham dar Irân (L’histoire du drapeau en Iran), Téhéran, éd. Behjat, 2004.
- Pâkbâz, Rouîn, Dâyerat-ol-ma’âref-e honâr (L’encyclopédie de l’art), Téhéran, éd. Farhang-e Mo’âsser, 1999.
- Pirniâ, Hassan : Târikh-e Irân-e bâstân (L’histoire de l’Antiquité iranienne), Téhéran, éd. Ataï, 1969.
- Sattâri, Jalâl, Madkhali bar ramz-shenâsi-e erfâni (Une introduction au symbolisme du mysticisme), Téhéran, éd. Nashr-e Markaz, 2007.
- Shâyân, Siyâvash, Rishehyâbi-ye nâm va partcham-e keshvar-hâ (L’origine des noms et des drapeaux des pays), Téhéran, éd. Kavir, 1991.
- Gheerbrant, Alan, Farhang-e namâd-hâ (Le Dictionnaire des symboles), vol. III, traduit en persan part Soudâbeh Fazâyeli, Téhéran, éd. Jeyhoun, 2003.
- Gheerbrant, Alan, Farhang-e namâd-hâ (Le Dictionnaire des symboles), vol. I, traduit en persan part Soudâbeh Fazâyeli, Téhéran, éd. Jeyhoun, 2005.
- Gheerbrant, Alan, Farhang-e namâd-hâ (Le Dictionnaire des symboles), vol. IV, traduit en persan part Soudâbeh Fazâyeli, Téhéran, éd. Jeyhoun, 2006.
- Nafissi, Saïd, Târikh-e tamaddon-e sâsâni (L’histoire de la civilisation sassanide), Téhéran, éd. Assâtir, 2004.
- Nayer-Nouri, Hamid, Târikhtcheh-ye beyraq-e Irân va shir-o khorshid (L’histoire du drapeau iranien et de l’emblème du lion portant le soleil sur son dos), Téhéran, éd. de l’Institut des études et des recherches sociales, 1965.
- Hall, James, Farhang-e negâreh-î-ye namâd-hâ dar honar-e sharq-o gharb (Dictionnaire illustré des symboles dans les arts orientaux et occidentaux), traduit en persan par Roghayeh Behzâdi, Téhéran, éd. Farhang-e Mo’âsser, 2000.
- Pope, Arthur Upham : A survey of Persian Art, éd. Ackerman, U.S.A., 1972.


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