N° 67, juin 2011

L’alimentation et son évolution logique dans le mythe iranien du premier homme (II)


Bahâr Mokhtâriân
Traduit par

Arefeh Hedjazi


Strauss, dans l’étude des mythes des Amérindiens, montre également la divinité florale, en soulignant la différence de cette divinité avec la divinité des plantes dans l’Antiquité grecque. Cette différence réside, selon Lévi-Strauss, dans le fait que pour les Amérindiens, la plus haute manifestation de cette divinité se manifeste dans l’agriculture, qui possède une essence périodique. Autrement dit, l’agriculture est l’alternance de la vie et de la mort. De l’agriculture, la nourriture est obtenue et de la nourriture, la vie. La nourriture peut être également obtenue par le moyen de la chasse, mais la chasse est du domaine de la guerre et la guerre est du domaine de la mort. Est-ce que le mythe iranien considère également la nourriture végétale comme l’expression la plus élevée de la nutrition et l’alimentation carnivore comme un symbole de la mort ? L’étude des extraits cités du Bondaheshn et d’autres exemples qui vont suivre montre que oui. La classification tripartite de la nutrition du premier couple, ainsi que des humains avant la mort, selon le schéma du Bondaheshn, est ainsi :

Dans le schéma ci-dessus, les traits indiquent la direction de l’alimentation. Les premiers et derniers aliments, c’est-à-dire l’eau et l’anthropophagie (manger ses propres enfants) sont les deux aliments-limites, interdits et extraordinaires, dans les deux premiers types d’alimentation cités. Cependant, l’eau conduit à la création végétale, elle est donc considérée comme le niveau supérieur ou idéal de l’alimentation. Pour cette raison, ce type d’alimentation est également vu comme supérieur pour l’autre monde (après la mort), d’autant plus que l’homme, proche de la mort, finit par se contenter d’eau, comme une plante, puis finalement, de rien. A ce moment, le principe de ressemblance entre l’homme et la plante disparaît également.

Dans le troisième type d’alimentation, qui est l’alimentation des hommes proches de leur mort, la direction va de l’alimentation carnivore à l’eau et ceci signifie le retour à l’essence végétale. Le lait est l’intermédiaire entre le végétarisme et l’alimentation carnée. Ainsi, selon le mythe, l’homme commence à se nourrir d’aliments végétaux, puis devient carnivore. L’alimentation carnée est une autre forme de nutrition et en devenant carnivores, Mashi et Mashyâneh commencent à se battre et trouvent leurs sexes. Sa forme extrême se voit dans le fait de dévorer ses propres enfants, geste qui symbolise la mort et la destruction. Effectivement, dans le mythe, c’est uniquement avec l’arbitrage et l’enseignement d’Ahoura Mazdâ, qui fait d’autre part disparaître le désir d’anthropophagie dans le cœur du premier couple, que la race humaine peut continuer. Dans ce mythe, l’anthropophagie du premier couple n’est pas focalisée sur le geste cannibale lui-même, mais nomine l’anthropophagie aux côtés de l’eau, comme l’une des extrêmes interdites pour l’homme : l’extrémité supérieure et idéale étant de se nourrir uniquement d’eau et l’extrémité inférieure étant l’anthropophagie parentale. La troisième colonne montre donc l’homme avant la mort. Avant de mourir, l’homme s’arrête de manger de la viande carnée et finit par ne plus boire que de l’eau. Dans cette version du Bondaheshn, à la place de la plante, il y a le pain. En réalité, le pain est l’aliment obtenu de la plante (la plante modifiée). Cette différenciation montre la conscience de la différence essentielle entre les deux membres du premier couple et leur descendance humaine, c’est pourquoi les éléments fondamentaux du mythe sont au fur et à mesure remplacés logiquement. Globalement, on peut déterminer dans ce mythe trois manières de satisfaire le besoin nutritionnel : l’agriculture, l’élevage et la chasse. La seconde, c’est-à-dire l’élevage, ne suffit pas à subvenir seul aux besoins de l’homme et c’est la première méthode, l’agriculture, qui possède la divinité et une importance et valeur propres à la culture iranienne pré-islamique. Le modèle végétal possède une telle valeur dans cette culture que même l’essence de la première vache, la vache sacrée, est, d’après le texte du Zâdesparam, végétale.

Autre exemple de cette valorisation, particulièrement remarquable dans la culture iranienne, en particulier en raison des enseignements du zoroastrisme, est l’alimentation diabolique de Zahhâk, narrée dans le Shâhnâmeh. Dans cet ouvrage également, avant l’invitation et la tentation du Diable, ce roi mauvais suit une alimentation végétale. En l’invitant à manger de la viande, le Diable fait chuter Zahhâk et ce dernier finit même par devenir cannibale. Dans cette histoire également, la gastronomie est le meilleur exemple de la valorisation culturelle et éthique de l’alimentation végétarienne :

"Il n’y avait alors que peu de préparations, puisqu’il y avait peu de plats faits avec des animaux morts,

de toutes viandes, d’oiseaux ou de bétails, le chef prépara des repas,

Il les cuisit dans le sang comme un lion, pour aguerrir et renforcer le roi comme un lion...

Il le nourrit d’abord avec des plats au jaune d’œuf et le garda sain pour un temps avec cela...

Un autre jour (…) il prépara des repas avec des faisans et oies blanches et vint, le cœur plein d’espoir.

Quand le roi des Arabes porta la main aux plats, son esprit sans sagesse le prit en amitié,

Le troisième jour, il ordonna la table avec de la chair d’oiseau et de la viande grillée, il remplit la table avec des viandes de tous genres

Le quatrième jour, il présenta un repas fait avec de la viande de veau."

Durant cet épisode, en mangeant de la viande de veau, Zahhâk est si fasciné et charmé qu’il demande au Diable (qui s’est présenté en tant que chef cuisinier) son souhait :

"Il lui dit, demande-moi tout ce que tu souhaites, Bien né !

Le chef (le Diable) lui dit O roi, vis pour toujours et règne pour toujours dans la joie !

Mon cœur est tout entier rempli de ton amour, c’est ta vue qui me fait vivre !

Mon seul souhait est que Ta Majesté soit toujours victorieuse, et même si je n’ai pas le droit de demander une telle chose, mon vœu serait d’embrasser les épaules de Sa Majesté et d’y frotter le visage.

Il (le roi) ordonna que le Diable l’embrasse aux épaules, comme s’il était sa compagne."

Avec cette action, deux grands serpents apparaissent sur les épaules de Zahhâk, qui ne peuvent être rassasiés qu’en étant nourris quotidiennement avec un cerveau d’homme. Le but du Diable est de mettre ainsi fin à la race humaine :

"A part cerveaux d’hommes, ne les nourris de rien, pour qu’ils meurent d’eux-mêmes.

La tête des deux démons mâles, combien fut-elle excitée et combien profita-t-elle de cette conversation.

Pour pouvoir, en se cachant, trouver une solution radicale aux hommes sur la terre, pour qu’elle soit vidée des hommes." [1]

Les passages narrant l’alimentation du roi diabolique comportent également des allusions à l’orientation sexuelle et à l’attraction entre le Diable et Zahhâk, directement provoquées par l’alimentation carnée. Il est évident que, puisque le passage met en scène deux des personnages importants du Mal, leurs préférences sexuelles sont également inversées. Mais en passant à l’acte, deux serpents anthropophages (ils dévorent des cerveaux humains) sortent des épaules de Zahhâk. C’est montrer combien bas l’alimentation carnée fait tomber l’homme. Ici, le milieu entre l’alimentation végétarienne et carnivore est l’œuf, qui n’est ni végétal, ni carné. Il est un entre-deux. Mais l’alimentation carnée est enseignée par un étranger (le Diable) et son résultat est la destruction de l’humanité. Autrement dit, une alimentation uniquement carnivore a pour résultat la mort. L’enseigner, de quelque manière que ce soit, est également diabolique. [2] Au contraire de cela, l’agriculture, en tant qu’autre base alimentaire, pourvoit à la vie, et est divine, car approuvée par Ahourâ Mazdâ.

Il est évident que ce mythe est également inspiré des enseignements zoroastriens. Nous savons que dans la culture iranienne pré-zoroastrienne, le sacrifice de taureau était largement répandu et que Zoroastre s’opposa avec vigueur à cette pratique et réforma la culture populaire en la matière. C’est pour cela que dans le Shâhnâmeh, manger de la viande est enseignée par un étranger et ses disciples égarés et mauvais. Ainsi, la valorisation d’une pratique alimentaire végétarienne et s’aidant de laitages se fait sur la base d’un refus d’une pratique carnivore mauvaise et dévalorisante. On peut d’ailleurs voir la trace d’une telle croyance dans la majorité des mythes et récits liés à l’alimentation. En réalité, dans le nouveau système zoroastrien de valeurs, l’alimentation carnée présente, en harmonie avec tous les autres détails de valeur, l’alimentation végétarienne comme nutrition idéale. Par exemple, dans la religion zoroastrienne, il est dit pour un mourant, durant les trois premiers jours de l’agonie :

(…) et durant ces trois nuits, il ne faut consommer de la viande fraîche ; Farig a dit que ses proches, quand leur temps arrive, doivent consommer peu de viande. Farig a dit que durant ces trois nuits, il ne faut pas mettre de viande à table, si du pain et des œufs y sont mis, (c’est bien). [3]

Ou autre exemple, durant le Gâhanbâr, l’alimentation végétarienne ou moyenne est ainsi valorisée :

« Narré de Shâpour Baroushi : S’il n’y a pas de viandes durant le gahanbâr, ce n’est pas grave, à part la chair des fruits qu’il faut consommer en pensant au gahanbâr, ou manger ce qu’il y a en pensant au gahanbâr, ou tous ses dérivés en pensant au gahanbâr, et peut être le gahanbar sera accepté, et il est aussi dit s’il y a du lait et du vin durant le gahanbâr, le gahanbar sera accepté et il n’en sera que meilleur, de plus, la méthode du gahanbâr est que si chacun mange ce qu’il a de bien en pensant au gahanbâr, un tel gahanbâr est accepté. Autre chose qu’il faut savoir : à la place de la viande de mouton, la chair de l’oiseau qui vole n’est pas acceptée sauf s’il n’y a rien d’autre à manger. [4]

Les serpents sur les épaules de Zahhâk, attribué à Soltân Mohammad, page du Shâhnâmeh de Tahmâsp (26-V), première moitié du XVIe siècle

On peut voir que la plus élevée des modes alimentaires dans la tradition et la culture iranienne est l’alimentation végétarienne. Des aliments tels que les laitages et l’œuf jouent, quant à eux, un rôle d’intermédiaire par rapport à la viande. ةvidemment, chaque légende et récit en la matière comprend des divergences et des convergences avec les autres textes, en particulier au vu de la date de chaque récit, mais le fond et la structure de toutes ces légendes se rejoignent.

Un bon exemple de ces changements de forme dans ce récit est la chronique afghane qui raconte la généalogie des Ghorbati (gens du voyage) de l’Afghanistan. Ce récit, comme les autres récits mythiques, raconte l’expérience humaine, mais aussi les concepts utilisés pour structurer ces expériences, selon la culture et la situation spatio-temporelle du peuple auquel il appartient, et c’est uniquement en le comparant avec d’autres textes qu’il devient possible d’isoler sa structure significative. Malgré les grandes différences qui existent entre cette légende et le mythe iranien du premier couple, elle a cependant préservé sa structure très ancienne, tout en subissant des modifications importantes sous l’influence des croyances et récits islamiques. Voici un extrait de cette légende :

« Bâbâ Adam avait quatre fils. L’un deux, Shish, - le salut de Dieu soit sur lui-, n’avait pas d’os. Un jour, Bâbâ Adam demanda à ses fils d’aller au Paradis et d’y ramener du kabâb. Shish, qui n’avait pas d’os, demanda à Dieu d’exaucer son père. L’Ange apporta le kabâb et Shish l’offrit à Bâbâ Adam. Ce dernier fut heureux et demanda à Dieu de donner l’une des houris du Paradis comme femme à Shish. Ainsi fut fait et l’Ange Gabriel unit le couple. Ils eurent un enfant du nom de Keymoureth, et ses fils à lui furent Keyghobâd, Keykhosrow et (…). » [5]

En raison des difficultés formelles de ce texte, il est difficile de trouver, à première vue, la relation entre ce récit et le mythe de Mashi et Mashyâneh, d’autant plus que de très nombreux éléments tardifs se sont rajoutés à l’ensemble. Cependant, après l’analyse des éléments, on peut retrouver la structure analogue à celle du mythe de Mashi et Mashyâneh. Comparé au mythe du premier couple, ce récit est plus court et moins complexe et de nombreux éléments des croyances islamiques s’y sont rajoutés. Dans ce récit, la dissémination de la race humaine ne se fait pas par l’intermédiaire de Bâbâ Adam, mais de son fils Shish. C’est bien Bâbâ Adam qui, comme Mashi et Mashyâneh, se nourrit de viande (kabâb) mais il souhaite l’épouse non pour lui-même, mais pour son fils. Si on exclut les deux éléments ajoutés de Bâbâ Adam et du paradis, la structure du récit est bien celle du mythe de Mashi et Mashyâneh. Autrement dit, Shish est une créature dépourvue d’os, donc quasi-inhumaine. Il peut ainsi être un symbole de la plante, comme la rhubarbe du mythe de Mashi et Mashyâneh. D’autre part, le désir de l’épouse, né comme résultat du désir de manger de la viande (le kabâb), rappelle l’attraction physique de Mashi et Mashyâneh lors de la troisième étape de leur nutrition. C’est en considération avec en particulier ces deux éléments cités qu’il est possible d’établir le parallèle entre le mythe iranien du premier homme et celui des Ghorbati afghans.

Dans le mythe de Mashi et Mashyâneh, d’autres éléments sont à remarquer, qui peuvent faire l’objet d’études ethno-mythologiques de mœurs ou de croyances. L’élément « mensonge » est l’un des facteurs qui caractérise l’homme descendant de ce premier couple, ainsi que le premier couple lui-même. Le facteur de la « tromperie » également, menace le couple tout au long du mythe où ils sont constamment soumis à la tromperie et à la tentation des diables et des démons. Ce même facteur existe également dans le récit biblique du premier couple Adam et Eve, qui se voient forcés de quitter l’Eden. C’est avec la chute de ce couple que l’humanité commence à être. Le mythe iranien est quelque peu différent. Dans ce mythe, avant même de créer l’homme, Ahurâ Mazdâ veut que l’Homme soit, pour qu’il lutte face aux démons et au Mal. La tentation désigne avant tout l’existence potentielle de l’erreur et de l’errance de l’homme qui doit retrouver son chemin sur terre uniquement avec sa connaissance du Bien et du Mal. Autrement dit, ce mythe reconnaît l’homme comme une « créature potentiellement pécheresse ».

Conclusion

Nous avons tenté, dans cet article, d’analyser les éléments fondateurs du mythe du premier homme, l’évolution logique de la question de l’alimentation et son rôle culturel au travers de ce mythe. Au regard de l’étude de mythes et de récits comparables, le rôle de l’alimentation en tant qu’élément fondamental du mythe est clair. La culture iranienne, avec sa valorisation propre des types d’alimentation, nomine le végétarisme en tant que meilleur type de nutrition, le type opposé et réprouvé étant l’alimentation carnée. Entre les deux extrêmes, il existe l’alimentation basée sur la consommation de produits tels que le lait ou l’œuf. Cette structure, qui existait dans la culture iranienne pré-islamique, a été à la base de nombreuses croyances et coutumes. Si une telle analyse est pertinente, il est ainsi aisément possible d’isoler des éléments de même type dans de nombreux autres mythes iraniens.

Bibliographie :
- Dhabhar, M.A., 1932, The Persian Rivayats of Hormazyar Framarz, Bombay.
- Lévi-Strauss, C., 1978, “Die Struktur der Mythen”, in : Strukturale Anthroplogie I, ـbersetzt von Hans Neumann, Frankfurt am Main,pp. 226-255.
- Manhardt, W., 1875, Der Baum Kultus, Berlin.
- Orlik, A., 1922, Die Sage von Weltuntergang, ـbersetzt von W. Ronisch, Berlin.
- Hossouri, Ali, Siâvoshan, Téhéran, Editions Tchechmeh, 1999.
- Cassirer, E., Falsafe-ye sourathâ-ye sambolik (La philosophie des formes symboliques), traduction persane par Yadollâh Mowghen, Téhéran, Ed. Hermes, 1999.
- Gozidehâ-ye Zâdesparam,traduction en persan moderne par Mohammad Taghi Râshed Mohassel, Téhéran, Ed. Moassesseh-ye motâle’ât va tahghighât-e farhangi, 1987.
- Ferdowsi, A., Shâhnâmeh, édition corrigée et publiée par Djalâl Khâleghi Motlagh, New York, Vol I., 1987.
- Mazdâpour, K., "Nyâyesh barây-e dargozashtegân"(Prières pour les défunts), Soroush-e Pir-e Moghân, Yadnâmeh-ye Djamshid Soroushiân, ed. Sorayya, Téhéran, 2002, pp.366-386.

Notes

[1Hakim Abolghâssem Ferdowsi, Shâhnâmeh, corrigé et publié par Khâleghi Motlagh, V. I, pp. 49-50 et 131-164.

[2Tel l’exemple du roi mythologique Djamshid, qui perdit son auréole divine lorsqu’il apprit aux hommes à manger de la viande.

[3Mazdâpour, 1381, pp. 373-374.

[4Dhabhar, 1932, p.324.

[5Hossouri, 1378, p.99


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