N° 89, avril 2013

De la Révolution islamique à l’artiste révolutionnaire


Alirezâ Bâghi


Une grande partie de l’art islamique est basée sur la narration et le récit du passé. L’objectif est de raconter un événement inscrit dans un déroulement temporel contenant souvent une morale. La narration est omniprésente et indissociable de la communication. La tradition culturelle est fortement prédominante, comme le montre les ouvrages légendaires tels que Le Livre des rois et Les Contes des mille et une nuits. Ces textes nous permettent d’affirmer que l’art et la narration cohabitent depuis longtemps. L’artiste engagé fait appel à trois principes : le recours au langage, la représentation des événements et la dimension chronologique. A ce stade, l’art de la Révolution islamique démarre sous un aspect théâtral. Tandis que l’art figuratif l’emporte sur l’art abstrait car ce dernier est incapable de raconter un fait d’une façon significative, un art contestataire qui justement « conteste à taire », se formule et s’exprime dans l’art visuel et politique par le slogan révolutionnaire.

Mis en place, les éléments de suggestion et ceux de figuration donnent une pratique plastique à la narration, une nouvelle forme de langage. L’artiste participe aux représentations figurées du langage. L’œuvre est destinée à être traduisible dans le travail plastique, dans une écriture imagée et dans l’ensemble de sa composition. Par cette pratique (le souci de la chronologie), l’artiste cherche la réussite grâce à une seule image. Le pouvoir de suggestion d’une image dépend de sa puissance à représenter un événement.

L’image, concentrée sur une restitution mimétique de l’événement, se raconte par la position du narrateur. L’image doit montrer et le message doit raconter, intégrant ainsi le visuel à la situation du moment vécu. Dans la série des portraits muraux extraits des albums de famille, nous pouvons observer une dimension ordonnée, bien soignée.

Alfred Yaghobzâdeh, photo N&B, 30 cm x 40 cm,
guerre Iran-Irak, 1982

Leur caractéristique graphique rappelle les photos utilisées comme modèles par les peintres du XIXe siècle, ou celles du Pop’ Art, par leurs qualités de planéité, dans la représentation de sérigraphies, notamment. Il demeure indéniable que l’œuvre d’art se comprend par la lecture des images qui défilent, séquence par séquence. Les principes de réalisation de ce genre d’art figuratif sont proches de ceux de l’art islamique. Ces graffitis contestataires constituent un art spontané, improvisé, et interdit, dont la vérité dégouline sur les murs, en couleurs et en signes, à la manière du sang des martyrs.

Si au niveau plastique la solution ne semble pas simple à aborder, la tradition des miniatures persanes propose une issue. Les peintures juxtaposées, où il y a des visages qui se succèdent de manière estampée, évoquent un processus mnémonique. Une transformation de leur mode s’introduit de façon sémantique dans l’image. L’intensité dramatique est traduite par les gestes, le pli des vêtements et les ondulations du corps.

Nous touchons là un point essentiel : le genre figuratif relève du corps qui s’adapte au panorama de la scène artistique. Ces portraits se manifestent autour de l’imagerie religieuse qui représente les martyrs, les engagés de la guerre contre l’Irak, ou encore les Imâms, tels des saints. Ce langage plastique fort continue systématiquement jusqu’à aujourd’hui. C’est la juxtaposition de divers portraits dans le même style qui offre pourtant aux spectateurs la possibilité d’une lecture qui raconte l’évolution de la guerre au fil des années.

Le réalisme est accentué davantage par les paroles, qui aidées des images, apparaissent comme des pensées, et peuvent être considérées comme un révélateur plastique du travail par un effet réfléchissant. Ainsi les paroles sont intégrées à la dimension visuelle des œuvres. Il semblerait que l’espace de communication entre l’image et le message réponde à la complémentarité que l’artiste cherche à créer. Ses décodages conduisent à l’alliance entre ces deux éléments, fruit de sa propre interprétation. L’expression d’une œuvre plastique, qui se marie avec le message et l’image, représente la combinaison de deux dimensions montrées et racontées. La préoccupation artistique est de réunir l’expression iconique et l’expression mimétique dans un dispositif plastique. Ceci constitue l’un des enjeux majeurs du travail. On peut également distinguer deux types de graffitis muraux : ceux observés directement par un photographe sur le terrain, et ceux, en cas d’absence du martyr au moment du fait, qui poussent l’artiste à avoir recours au procédé de l’album de famille, que nous avons précédemment évoqué. Pour les scènes de guerre représentant un rassemblement de guerriers avec leur armement, l’artiste ajoute souvent un personnage réel et important sur un point stratégique de la composition.

Slogans dans la rue avec des tags sur les murs,
photo News Fars

Effectivement, la mémoire culturelle des musulmans porte les traces de l’ensemble des portraits qui montrent une succession de visages plus ou moins estompés. La présence des femmes voilées sur les peintures témoigne de « la mémoire crucifiée » ou de « la souffrance ». Cela rappelle les événements de Karbalâ où l’Imâm Hossein, le petit-fils du Prophète, s’était révolté contre le pouvoir de l’époque, en 680. La femme tient le corps du martyr comme une Pietà islamique. Ce procédé s’est développé jusqu’au perfectionnisme académique teinté de dolorisme. L’artiste y a ajouté parfois l’icône du Guide spirituel, ou un de ses aphorismes. Dans une ville proche de la Mer Caspienne, des images inachevées et des cadres vides abandonnés semblent témoigner de la fin de cette activité. Ces derniers rappellent les photos de Boltanski, comme « Monument » (1985), Les 101 visages de Richter [1], aux regards qui ne nous mènent nulle part, sans destinée.

L’art révolutionnaire comme source

Les nouvelles générations d’artistes, avant l’arrivée des réformistes au pouvoir en 1997, n’étaient formées qu’en Iran et gardaient un regard subjectif, repliées sur elles-mêmes et sur les préoccupations purement inhérentes au pays. Le travail des artistes vivant à l’étranger apporte une nouvelle source d’inspiration : ils se nourrissent de nostalgie, causée par l’éloignement du pays natal. Ils réagissent donc à une situation selon leur vécu. De retour au pays, l’acte créatif reste un processus mystérieux et complexe. Ils s’efforcent alors de trouver des formes plus globales afin de reconstituer un monde, ni tout à fait différent, ni tout à fait semblable à leur nation, en intégrant certaines références à l’art persano-islamique. En effet, le recours aux valeurs antiques et spirituelles permet de ne pas renier son pays, car en condamnant la terre qui nous a donné la vie, on bafoue sa propre existence. Avec l’arrivée des réformistes, les artistes sont encouragés à se tourner vers des formes artistiques venues d’ailleurs. Or, la modernité conduit l’artiste à une conception souple de son œuvre, mais aussi à une expression symbolique, ainsi qu’à une tension latente qui coïncide avec la situation du pays. On constate, chez les artistes de la nouvelle génération, l’émergence d’une volonté à s’investir personnellement dans divers sujets, d’une façon quasi hédoniste, cela étant un prétexte pour s’affranchir des tabous et des obligations exigées par une morale austère. L’art contemporain iranien s’est développé durant une période de transition. Il a fusionné les couches du passé et du présent, d’ailleurs, en ce moment, il cherche à comprendre la situation au-delà des postmodernes.

Ce fait se ressent d’autant plus dans l’art postérieur à la Révolution de 1979. Il est lié à une identité qui peine à se définir, oscillant sans cesse entre modernité et tradition. Mais le paradoxe qui caractérise la société iranienne veut que cette recherche se fasse sans une confrontation frontale avec les partis politiques. Nous voyons bien ici l’importance de l’art : par la symbolique du dessin, il constitue une sorte d’échappatoire. L’art est une catharsis pour la société. Le monde que l’artiste rend réel sous son pinceau, est celui qu’il voudrait voir se réaliser et se concrétiser, sans toutefois renier les événements inscrits dans un cadre temporel, car il en tire souvent un enseignement. L’objectivité de cet art s’inscrit automatiquement dans l’esprit et dans l’inspiration révolutionnaire tout en s’ouvrant sur une esthétique engagée.

Même s’il est toujours engoncé dans le même carcan, il y a eu une sorte d’assouplissement des règles : la question de la représentation des figures humaines ne se pose plus car l’homme, depuis la Révolution, devient le centre de l’attention. Donc l’artiste ne se contente plus d’art décoratif ou ornemental, qui était considéré jusqu’alors comme le fleuron de l’art islamique. En outre, l’interdiction de la figuration dans l’islam résulte d’une interprétation trop radicale du Texte Saint : elle concerne seulement quelques personnages supérieurs au commun des mortels, tels le prophète et Dieu.

Portraits des martyrs en céramique sur mur,
photo par Abbas

D’ailleurs, au moment de l’apaisement de la guerre Iran-Irak, l’artiste s’est interrogé sur l’art figuratif et l’art abstrait. Apparaît là un moment d’hésitation entre ces deux pôles, à peu près similaire à celui qu’on a pu constater chez certains artistes après la Seconde Guerre mondiale. Le malaise de l’individu intensifie les tensions entre ces deux conceptions de l’art. Et cela n’est pas gênant : comme nous l’avons évoqué plus haut, il n’y a qu’une vérité, celle de Dieu. L’artiste a donc conscience qu’il doit avant tout la chercher, ce qui amoindrit fortement les oppositions entre deux systèmes purement créés par la conscience humaine. De plus, dans l’islam, l’esthétisme est considéré comme une technique qui se fait connaître par l’Amour de Dieu.

Ces personnages s’illustrent presque dans tous les domaines visuels, des « flashbacks » répétitifs aux images télévisées, jusqu’au support plus archaïque qu’est le mur. C’est bien l’histoire du martyr que nous avons sous les yeux, mais la transcendance fait qu’il devient pour tous un enfant du pays.

Cet attachement à la grandeur d’âme pousse à créer dans l’optique d’un art sans tache, la création de Dieu étant pure. Les images que l’artiste emploie doivent représenter la beauté à ses propres yeux, et surtout à ceux de la société islamique. Cet art représente l’excellence.

Alirezâ Bâghi, doctorant en Arts plastiques à l’Université de Strasbourg

Notes

[1L’une des quatre séries photographiques de 48 portraits de Richter (1998).


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