N° 89, avril 2013

Massoud Sa’ad Salmân,
poète de la prison et de l’amertume


Arefeh Hedjazi


D’aucuns poètes, d’aucuns hommes n’ont rien de prometteur, ou pas grand-chose, avant qu’une épreuve ne les révèle ou qu’ils ne soient jetés, contre leur gré, sur la scène. Parmi les poètes classiques panégyristes de l’Iran, certains se font remarquer en raison de particularités poétiques ou biographiques singulières. Massoud Sa’ad Salmân est l’un de ces poètes. De naissance noble, héritier d’une grande famille d’administrateurs, plusieurs fois gouverneur et administrateur, poète de cour, homme de guerre, il fut surtout un homme emprisonné pendant un tiers de sa vie. L’amère expérience de longues années de détention dans des citadelles montagneuses de l’Himalaya et de l’Hindokush donna une teinte unique et personnelle à sa poésie, un lyrisme qui, lié à sa naturelle puissance d’expression, a fait de ce panégyriste superficiel un poète désabusé à lire et à ressentir.

Une vie prédestinée à l’aisance et frappée par le malheur

La famille de Massoud Sa’ad, originaire de Hamedân en Iran, alla s’installer à Ghazna – en Afghanistan actuel -, à l’époque de la puissance de la dynastie ghaznavide et ses membres devinrent éminents courtisans et administrateurs de cette dynastie. Lequel de ces ancêtres a été le premier à entrer au service du roi ghaznavide, les historiens l’ignorent. Lui même précise qu’il est l’héritier de sept générations d’administrateurs et de régisseurs au service de la dynastie ghaznavide. Son père, Sa’ad Salmân, fut le premier à s’établir en Inde – Pakistan actuel -, en tant que haut fonctionnaire de la cour du roi ghaznavide Massoud, fils de Mahmoud le Grand. Sa’ad, comme son fils, était poète de cour à ses heures perdues, poète relativement talentueux à la plume agréable et redondante. On ignore la date de sa mort, mais on sait qu’il était encore vivant à l’époque du règne du Ghaznavide Massoud fils d’Ebrâhim. Comme la quasi totalité des poètes classiques persans, les indications biographiques autour de la vie de Massoud Sa’ad sont données au travers de ses propres poèmes, d’autant plus que Massoud a été l’un des rares panégyristes à être aussi personnel.

Les biographes et anthologistes anciens, comme Nezâmi Arouzi, cite Hamedân comme ville de naissance de Massoud, mais il est en réalité né à Lahore, ville où son père était en poste. On ignore sa date de naissance, probablement aux environs de l’an 1059.

Massoud a vécu le règne de six des rois ghaznavides. Il était haut fonctionnaire - certains détails donnent à penser qu’il était le directeur de la Bibliothèque royale -, mais aussi l’un des grands poètes officiels de la cour, le nombre impressionnant de ses panégyriques, surtout ceux datant d’après son incarcération qui comprennent souvent des détails personnels, en font foi.

Sur les conseils de son père, Massoud Sa’ad s’engagea à la cour du roi Ebrâhim et devint l’un des gouverneurs de Seyfodowleh Mahmoud, le fils du roi ghaznavide. D’après l’homme de lettres et biographe Nezâmi Arouzi sur les dires duquel les biographes futurs se sont basés, ce fils du roi fut soupçonné d’avoir voulu s’allier avec les Seldjoukides et par conséquent emprisonné en 1087 sur ordre de son père. Bien évidemment, les membres de sa suite, ses courtisans et ses administrateurs furent arrêtés, y compris Massoud Sa’ad. C’était du moins la version privilégiée par les biographes classiques. Mais, nous y reviendrons, il fut en réalité emprisonné avant la disgrâce de son seigneur.

Durant cette première incarcération, Massoud demeura dix ans emprisonné, Sept ans dans les citadelles de montagne de Dahak et Sou, trois ans dans la forteresse de Nây, également située dans les montagnes du Pamir. A Dahak, il était bien pourvu par un protecteur, ’Ali Khâs, mais il fut transféré à la forteresse de Sou, endroit où il ne disposait d’aucune ressource et vécut une période très difficile.

En réalité, il fut emprisonné parce que d’un caractère colérique, il oublia son rang suite à une affaire de rivalité poétique et qu’il osa quitter la cour du fils du roi, Mahmoud Seyfodowleh, avec l’intention bien arrêtée de rejoindre le Khorâssân. Pareil comportement ne pouvait être admis et il fut bien évidemment arrêté, perdant dans l’heure tous ses privilèges. On peut penser que l’incarcération de Massoud commence plutôt comme une farce. On l’accuse d’avoir chanté les louanges de l’ennemi, Massoud va se plaindre au roi. Ce dernier ainsi prévenu de l’affaire se fâche contre lui, et Massoud gâche encore plus l’affaire en décidant de s’enfuir. Il n’est pas arrêté immédiatement mais l’ordre est donné de confisquer ses affaires, Massoud va directement à Ghazna se plaindre au roi lui-même, et le roi ordonne son emprisonnement. Visiblement, le fils du roi Ebrâhim, Seyfodowleh Mahmoud, a été incarcéré après cet incident et l’arrestation de Massoud prit soudain une teinte politique.

Finalement, dix ans plus tard, il fut libéré sur ordre du même roi Ebrâhim qui l’avait emprisonné, lequel roi avait lui-même passé treize ans en prison avant de monter sur le trône. Il libéra donc Massoud peu de temps avant sa mort en 1098.

Le prince Massoud, fils d’Ebrâhim, qui était devenu dauphin après la colère de son royal père contre son aîné Mahmoud Seyfodowleh, devint alors roi et confia le gouvernement de l’Inde à son fils Shirzâd, nommant Abou Nasr Pârsi – un ami de Massoud Sa’ad – ministre. Ce dernier conquit une région du Jalhandar et confia son gouvernement à Massoud. Abou Nasr fut disgracié quelque temps plus tard et jeté en prison avec à sa suite ses protégés, notamment Massoud Sa’ad, qui fut de nouveau incarcéré, cette fois dans la forteresse de Maranj, pour huit ans.

Après sa libération dix ans plus tard, Massoud demeura jusqu’à la fin de sa vie au service des Ghaznavides en tant que chef de la Bibliothèque royale, d’abord pour Massoud, puis Shirzâd, puis Malek Arsalân, fils de Massoud et finalement son frère Bahrâmshâh.

Après sa libération et jusqu’à la fin de sa vie, Massoud demeura sous la protection des Ghaznavides, à la cour desquels, après tous ses malheurs, il fut respecté jusqu’à sa mort. Finalement, Massoud Sa’ad Salmân est mort en 1121, à l’âge de 77 ans. Un astrologue lui avait prédit 80 ans de vie, mais Massoud a été l’un des rares poètes anciens à n’accorder aucune foi dans ce qu’on pourrait lire dans les étoiles.

Massoud est l’auteur de trois divân en persan, de poèmes en arabe et en indien. De ses poèmes indiens, aucun n’est resté, mais quelques uns de ses poèmes arabes nous sont parvenus.

C’était un poète reconnu dès son vivant par d’autres éminents poètes comme Amir Moezzi ou le grand Sanâi, poète mystique qui rassembla les poèmes de Massoud en un recueil unique alors que ce dernier était toujours vivant, ou Rashidi Samarghandi, Abolfaraj Rouni ou Nasrollâh Monshi, l’auteur du très célèbre Kelileh va Demneh. C’est en raison de cette reconnaissance poétique que malgré les conditions souvent dures de détention, ses poèmes sortaient de prison et étaient lus et appréciés. Fait très rare pour un courtisan déchu, même durant son emprisonnement, des poètes ont composé des panégyriques en son honneur.

Massoud le vaniteux

Massoud Sa’ad, comme la plupart des poètes anciens, se tenait en très haute estime, parfois exagérément et a nommé tous les poètes persans et arabes "les festoyeurs des miettes de sa table", titre qui offensa plus d’un de ses contemporains. Aujourd’hui, dans le recueil réuni comprenant l’ensemble de sa poésie, de tels vers se perdent à travers les centaines où il décrit ses malheurs, mais visiblement, de son vivant, il était si suffisant que beaucoup se plaignaient de lui et que ce caractère n’a sans doute pas joué un mince rôle dans la durée de son incarcération. Il allait jusqu’à se vanter de sa race et de sa fortune, qu’il perdit au fil de ses emprisonnements successifs.

Couverture du divân de Massoud Sa’ad Salmân

Massoud est le représentant parfait de la situation sociopolitique et culturelle du XIIe siècle. Il apprécie la poésie épique, mais aussi lyrique, il est orgueilleux, mais modeste aussi, ultimement soumis au pouvoir, mais aussi agressif. Un poète panégyriste capable de violente critique sociale, insérée directement dans le panégyrique. D’ailleurs, ceci a également joué un rôle important dans son emprisonnement, les hautes personnalités de la cour ghaznavide dont il chantait la gloire n’appréciant pas outre mesure sa satire et sa critique sociopolitique.

Le Divân de Massoud fut pour l’époque moderne, publié pour la première fois en lithographie par Seyyed Abolghâssem Khânssâri en 1917.

La poésie de Massoud

Aujourd’hui, l’ensemble des poèmes de Massoud a été compilé dans un divân unique, comprenant essentiellement ses poèmes de prison. Dans son livre Le Prisonnier de Nây, le professeur Sirous Shamissâ compare ces poèmes au Prisoner of Chillon de Byron. Il remarque la beauté de ce poème mais finalement, il souligne que Byron n’a pas connu une expérience carcérale semblable à Massoud et que les milliers de distiques de ce dernier décrivant cette expérience ne peuvent être imités. Massoud raconte par exemple la voix éraillée par trop de silence que la prison donne, ou la taille courbée, provoquée par la vie dans une cellule trop basse pour une taille d’homme :

Je parle d’une gorge blessée

Courbé, je suis le maillet du polo

Shamissâ fait également remarquer un dernier détail : alors que le prisonnier imaginaire de Chillon éprouve de la nostalgie pour sa prison maritime et les années qu’il y a passées, Massoud, le vrai prisonnier, n’est que reconnaissance quand il est finalement libéré.

Avant même d’aller en prison, Massoud Sa’ad était un poète reconnu pour son talent, qu’il limitait pourtant à l’éloge enthousiaste des grands de la cour ghaznavide. La prison fit de lui un poète blessé, désabusé et craintif, amer et ironique et surtout, chose extrêmement rare pour un panégyriste persan du XIIe siècle, un poète au ton personnel, qui, n’ayant personne à qui parler dans sa solitude, en fait le sujet de poèmes, qu’il écrit parfois du doigt sur de la cendre ou avec du charbon, parce que le gardien, qu’il compare dans sa laideur au porc, lui refuse du papier et de l’encre :

Mon porche est un tombeau obscur

Et mon gardien un porc hideux

Il parle du froid, de l’obscurité, des étoiles qu’il voit au travers d’une lucarne et des montagnes farouches qui entourent les hautes citadelles où il est emprisonné. Emprisonné dans la citadelle de Sou, il écrit :

Dans cette citadelle, ma confidente est l’étoile

Et de mes propres yeux puis-je voir la marche du zodiac

A la citadelle de Dahak :

Les étoiles dansent et passent devant mes yeux

Moi qui suis sur cette montagne haute comme le ciel

Tu ne pourrais m’atteindre

Même si tout ton corps était fait d’ailes

A Nây, il écrit :

C’est à la montagne que je raconte tout ce dont elle m’emplit

Car rien ne répond à ma parole que l’écho

Chaque matin sur ce haut mont

Un nuage vient me visiter, comme sur le mont Sinaï

Ce qui distingue nettement la poésie de Massoud, non pas au niveau du style, qui appartient bien à la fin de la période khorâssani et au début de la période arâghi, mais au niveau du contenu, c’est l’emprunt qu’il fait au style à venir de la période qui suivit la sienne, le arâghi, c’est-à-dire son lyrisme, rare dans la littérature khorâssâni, l’expression d’une émotivité intérieure et de sentiments personnels, alors même que la forme stylistique est bien celle du khorâssâni, épurée et plutôt rude. Massoud utilise le langage direct et clair du style khorâssâni pour exprimer des sentiments très personnels, éprouvés et intériorisés par de longues années de solitude forcée et ceci fait de sa poésie une des plus hautes poésies de habsieh (poésie de prison) de la littérature islamique, et la plus belle forme de habsieh de la littérature persane, alors même que d’autres poètes, comme le grand Khâghâni, lui aussi emprisonné durant une courte période, ont pu exprimer la prison en des formes plus belles mais auxquelles il manque ce "cri du cœur" de la poésie de Massoud.


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1 Message

  • Massoud Sa’ad Salmân,
    poète de la prison et de l’amertume
    26 juin 2017 21:42, par jeaninemuller@orange.fr

    Dans l’édition Connaissance de l’Orient - Anthologie de la poésie persane, Mas’oud-e-Sàad serait ne en 1407, puis prisonnier de 1058 à 1096, dates assez confuses, c’est pourquoi je me suis penchée sur le contenu de cette revue, et j’en suis très satisfaite et enrichie sur toute sa vie. Merci

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