N° 91, juin 2013

Pensée iranienne contemporaine – études religieuses et philosophiques (X)

Commentaire du verset de la Lumière (ayat al-nûr)
de ’Allâmeh Seyyed Mohammad-Hossein Hosseini Tehrâni*
(4ème partie)


Traduction et adaptation :

Amélie Neuve-Eglise

Voir en ligne : Pensée iranienne contemporaine – études religieuses et philosophiques (IX)
Commentaire du verset de la Lumière (ayat al-nûr)
de ’Allâmeh Seyyed Mohammad-Hossein Hosseini Tehrâni*
(3ème partie)


"Si les hommes connaissaient la valeur de la connaissance de Dieu,

ils ne jetteraient pas leurs regards sur les attraits de la vie de ce monde. […]

En vérité, la connaissance de Dieu est le compagnon de tout esseulement, l’ami de toute solitude,

la lumière de toute obscurité, la force de toute faiblesse et le remède de toute maladie."

Imâm Sâdeq, Al-Kâfi, vol. 8, p. 247, no. 347

اللَّهُ نُورُ السَّمَاوَاتِ وَالْأَرْضِ

"Dieu est la Lumière des cieux et de la terre." (24:35)

Dans la partie précédente [1], nous avons étudié les différentes conceptions de la rencontre avec Dieu et de Sa relation avec le monde, ainsi que le sens d’une telle rencontre selon le Coran. Nous avons également évoqué dans quel sens chaque créature peut être considérée comme un signe (âya) de Dieu, tel que cela est évoqué notamment au début de ces versets : "Nous leur montrerons Nos signes (âyât) dans l’univers ("les horizons" al-afâq) et en eux-mêmes (fi anfusihim), jusqu’à ce qu’il leur devienne évident qu’Il [Dieu] est la Vérité. Ne suffit-il pas que ton Seigneur soit témoin de toute-chose ? Ils sont dans le doute, n’est-ce pas, au sujet de la rencontre de leur Seigneur ? C’est Lui certes qui embrasse toute chose." (41:53-54). Selon le second verset, bien que l’ensemble des créatures et de ce qui existe "montre" un aspect du Créateur et que tout ce que nous voyons ne sont que Ses signes, les gens demeurent dans le doute au sujet de Sa rencontre. Si l’ensemble de ces créatures montrent un aspect de Dieu, peuvent-elles conduire à Son Essence (dhât) et Sa Vérité même ? La réponse est claire : chaque créature ne peut montrer et manifester qu’un aspect très limité de Dieu. Selon une règle philosophique, la connaissance de la cause par l’effet ne permet de connaître qu’une partie et qu’un aspect de la cause. [2]2 Chaque créature manifeste donc un aspect de Son Créateur : la beauté des créatures montre un aspect de Sa beauté, leur force un aspect limité de Sa force… Toutes les créatures constituent autant de petits miroirs de tailles distinctes reflétant Dieu, bien que de façon très limitée. Aucun ne peut donc conduire à la connaissance de l’Essence. Si l’on prend par exemple un tout petit miroir et qu’on le dispose devant son visage, on ne verra qu’une partie de l’œil, de l’oreille, de la joue… mais non l’ensemble du visage, et encore moins le corps, ainsi que l’ensemble des traits de caractère, du savoir et sentiments de la personne. Comment pourrait-on prétendre connaître l’homme dans sa dimension physique, psychique et spirituelle avec un petit miroir ? La logique est la même concernant les créatures et Dieu. A ce sujet, Mowlânâ donne l’exemple d’un éléphant qu’on avait un jour ramené d’Inde à titre de présent pour quelqu’un. On amena alors l’éléphant et on le mit dans une pièce sombre. Lorsqu’ils apprirent la nouvelle, les gens, qui n’avaient jamais vu un tel animal, se rassemblèrent autour du lieu en question dans l’espoir de l’apercevoir. Le gardien les conduisit à l’intérieur de la pièce. Comme il faisait noir, ils ne pouvaient le voir et se mirent donc à le toucher : l’un la trompe, l’autre les oreilles, un autre encore les pattes… Lorsqu’ils sortirent, ceux qui étaient restés à l’extérieur leur demandèrent : alors, comment est l’éléphant ? Celui qui avait touché la trompe répondit : "C’est comme une gouttière" ; un autre, l’oreille dit : "c’est comme un grand éventail" ; un autre encore : "l’éléphant ressemble à une colonne" ; chacun décrivant ainsi l’animal sur la base de la partie qu’il avait touchée. [3]

’Allâmeh Tehrâni dans sa jeunesse

Néanmoins, si la pièce s’éclaire, tout sera remis à sa place : on dira alors que la trompe de l’éléphant est telle une gouttière, son oreille tel un éventail, etc., sans réduire le tout à l’une de ses parties. Pour revenir à l’exemple précédent, plus le miroir sera grand, plus il montrera un aspect important de la personne ; néanmoins, il ne parviendra jamais à en refléter l’ensemble des dimensions extérieures et encore moins intérieures. De même, voir l’éléphant dans son ensemble ne permet pas de le "connaître" au sens vrai. Nous ne pouvons donc connaître les choses que de façon limitée, à partir de notre statut de créature à la science imparfaite. Tout comme il ne peut connaître une personne à l’aide d’un tout petit miroir, l’homme ne peut saisir l’essence de Dieu à l’aide de sa propre pensée et de sa perception des créatures. Par conséquent, la connaissance de Dieu dépend des capacités de l’homme qui peut saisir certains de Ses Noms et Attributs (asmâ’ wa sifât), mais non Son essence. Même les prophètes et les anges les plus proches n’ont pu y accéder, comme l’exprime cette phrase attribuée au prophète Mohammad : "Nous ne t’avons pas connu comme il se doit [tel que Tu es]" (mâ ’arafnâka haqq ma’rifatika). [4] Dans un hadith, l’Imâm Bâqer a également souligné que ce que l’on connait de Dieu par la pensée n’est qu’une création de notre esprit, un phénomène de la conscience, mais non Dieu tel qu’Il est. L’homme a ainsi tendance à penser Dieu selon ses propres critères de la perfection. [5] Cela ne remet pas en cause la validité de la connaissance humaine à propos de Dieu, mais en limite la portée : l’homme ne peut connaître Dieu que selon les attributs de perfection que Dieu lui a conférés. Ainsi, il constate la présence de force en lui, et attribue ensuite à Dieu la force et la puissance de la façon la plus parfaite et illimitée, de même que la vie, le savoir, la générosité, l’amour, etc. Néanmoins, il est possible que Dieu ait des milliers d’attributs que nous n’avons pas en nous-mêmes. Dans ce cas, il nous sera impossible de les connaître ; de même qu’il est impossible qu’un aveugle de naissance comprenne ce qu’est la lumière. En résumé, il est impossible de connaître ce que l’on ne détient pas en nous-mêmes, même de façon infime. Ainsi, tout comme nous ne pouvons pas connaître l’Essence divine, il nous est également impossible de connaître l’ensemble des attributs divins.

Les quatre étapes de la connaissance

Quatre étapes de la connaissance sont traditionnellement distinguées dans la pensée islamique. [6] Nous allons ici les expliciter au travers d’un exemple. La première étape est lorsque l’on explique à l’homme qui n’a jamais vu de feu ni ses effets comme la fumée, la chaleur… ce qu’est le feu à l’aide de concepts : c’est une réalité qui brûle tout ce qui entre en contact avec lui, qui ne diminue pas si on en emprunte une flamme, etc. Cette première étape est la façon dont la majorité des gens "connaissent" Dieu : cette connaissance n’est pas issue de la perception de Ses attributs ni de raisonnements, mais du fait qu’on leur a appris qu’il en était ainsi. La seconde étape concerne ceux qui n’ont pas vu le feu, mais en ont aperçu certains effets comme la fumée. Ils en ont alors déduit que cette fumée est issue d’une réalité qui est le feu, et ont saisi la réalité de la cause par la perception de son effet. Ce groupe est celui des philosophes qui ont prouvé l’existence de Dieu par la voie de Ses effets au travers de raisonnements intellectuels. La troisième étape rassemble les gens qui ont vu le feu, s’en sont approchés et en ont senti la chaleur. Leur connaissance est donc plus élevée : ce sont les croyants sincères qui se sont rapprochés des attributs divins et ont un lien avec le monde immatériel. La quatrième étape consiste à aller dans le feu et à y brûler jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de sa propre existence limitée, et à devenir le feu même. Ce groupe est celui des gnostiques qui ont perdu tout égo et sont éteints en Dieu ; la présence divine en eux ayant fait fondre tout ce qui n’est pas Lui. Ces quatre étapes sont également parfois qualifiées de connaissance commune (’ilm ma’mûli), science certaine (’ilm al-yaqin), l’œil de la certitude (’ayn al-yaqin), et la certitude même dans sa vérité (haqq al-yaqin). Le Coran fait également référence à deux d’entre elles (102:5 et 7). Néanmoins, l’ensemble de ces étapes demeurent celle de la vision des Noms et Attributs divins, c’est-à-dire de Dieu "selon un aspect", et non Dieu lui-même : de même qu’un simple verre ne peut contenir un tonneau d’eau, en tant qu’être limité, l’homme ne peut donc connaître la Cause telle qu’elle est. La pensée [7] et les êtres extérieurs, c’est-à-dire les signes des horizons (âyât âfâqiyya) ne permettent donc de saisir qu’un aspect de Dieu.

Signes intérieurs (âyât anfusi) et connaissance de Dieu

Dans le verset cité au début de cet article, deux types de signes sont distingués : les signes extérieurs que nous avons évoqués, et le signe de l’âme (âyât anfusi). Cette distinction est posée dans un autre verset du Coran : "Il y a sur terre des signes (âyât) pour ceux qui croient avec certitude ; ainsi qu’en vous-mêmes (fi anfusikum). N’observez-vous donc pas ?" (51:20-21). Cela implique de clarifier dans quel sens l’âme est le signe de Dieu, et si, contrairement aux signes "des horizons" du monde extérieur, elle peut permettre de saisir et de rencontrer Dieu tel qu’Il est, à la fois dans Ses attributs et dans Son essence.

En guise de réponse, il faut tout d’abord rappeler que selon le Coran, la création de l’homme est distinguée de celle des autres créatures. Il y est notamment évoqué que tout ce qui a été créé l’a été pour l’homme : "C’est Lui qui a créé pour vous tout ce qui est sur la terre" (2:29). Nous comprenons de ce verset que l’homme est donc plus éminent que les autres créatures, puisque ces dernières ont été créées pour lui. D’autres versets expriment une idée similaire : "Pour vous, Il a assujetti le soleil et la lune à une perpétuelle révolution. Et Il vous a assujetti la nuit et le jour." (14:33) ; "N’as-tu pas vu que Dieu vous a soumis tout ce qui est sur la terre" (22.65). Ailleurs, il est évoqué que Dieu a insufflé de Son esprit (min rûhihi) en l’homme : "Il lui donna sa forme parfaite et lui insuffla de Son Esprit." (32:9). L’esprit (rûh) signifie la vérité profonde de chaque chose. L’esprit de l’homme est donc ce qui constitue sa vérité profonde, qui lui a été insufflée directement par et de Dieu. Le Coran n’évoque un tel fait pour aucune autre créature, pas même les anges. De même, après avoir évoqué les différentes étapes de croissance du fœtus, le Coran dit : "Ensuite, Nous l’avons transformé en une tout autre création. Gloire à Dieu le Meilleur des créateurs !" (23:14). L’homme, doté de cette "autre création" immatérielle, est la seule créature au sujet de laquelle Dieu est glorifié en tant qu’Allah, qui désigne Dieu dans Son essence et l’ensemble de Ses perfections. [8] Ailleurs encore, il est affirmé que "Nous avons certes créé l’homme dans la forme la plus parfaite (fi ahsan al-taqwim)." (95:4) Une série de versets souvent citée résume les aspects principaux de l’anthropologie coranique :

"Lorsque Ton Seigneur confia aux Anges : "Je vais établir sur la terre un successeur (khalifa)." Ils dirent : "Vas-Tu y désigner un qui y mettra le désordre et répandra le sang, quand nous sommes là à Te sanctifier et à Te glorifier ?" - Il dit : "En vérité, Je sais ce que vous ne savez pas !" Et Il apprit à Adam tous les Noms, puis Il les présenta aux Anges et dit : "Informez-Moi de ces Noms, si vous êtes véridiques !" [dans votre prétention que vous êtes plus méritants qu’Adam]. Ils dirent : "Gloire à Toi ! Nous n’avons de savoir que ce que Tu nous as appris. Certes c’est Toi l’Omniscient, le Sage." - Il dit : "Ô Adam, informe-les de ces Noms." Puis quand celui-ci les eut informés de ces Noms, Allah dit : "Ne vous ai-Je pas dit que Je connais les mystères des cieux et de la terre, et que Je sais ce que vous divulguez et ce que vous cachez ?" Et lorsque Nous demandâmes aux Anges de se prosterner devant Adam, ils se prosternèrent à l’exception d’Iblis qui refusa, s’enfla d’orgueil et fut parmi les infidèles." (2:30-34) Trois points principaux au sujet de la vérité profonde de l’homme peuvent êtres déduits de cet ensemble de versets. Premièrement, l’homme y est nommé par Dieu lui-même comme son "successeur" (khalifa) sur terre. Le terme de successeur exprime l’idée de représentant, et donc d’une personne qui possède l’ensemble des qualités de Celui qui lui accorde une telle position. Lorsqu’un roi part en voyage et désigne une personne comme son représentant durant son absence, ou comme son successeur au trône, cela signifie que cette dernière a la capacité de le représenter dans l’ensemble de ses pouvoirs, qualités et fonctions. En tant que représentant de Dieu sur terre, l’homme peut donc devenir le miroir de l’ensemble des perfections divines ; Le montrer du point de vue de Son savoir, de Sa force, etc. Deuxièmement, une telle annonce suscite la protestation des anges qui voient l’aspect animal et corrompu de l’homme, et qui s’interrogent alors sur la raison de son éminence vis-à-vis d’eux, qui ne cessent de glorifier Dieu. La cause de cette supériorité réside en réalité dans la présence en l’homme de l’ensemble des Noms que Dieu lui a appris. Les Noms (al-asmâ’) désignent ici tout ce qui montre et manifeste les perfections divines. L’existence de l’homme contient donc en puissance l’ensemble des Noms et Attributs divins, et qu’ignorent les anges. Troisièmement, Dieu ordonne aux anges de se prosterner face à Adam pour cette dimension de son existence dont ils sont eux-mêmes dépourvus. On pourrait néanmoins objecter que seul Dieu mérite d’être le sujet de la prosternation ; pourquoi Dieu lui-même a-T-il donc ordonné aux anges de se prosterner face à une créature ? La réponse est que, comme nous l’avons vu, la nature profonde de l’homme vient de Dieu lui-même et de Son esprit insufflé en lui, et qu’en réalité, se prosterner devant cette vérité profonde de l’homme qui constitue sa perfection signifie se prosterner devant Dieu. Cette étape correspond à celle de l’extinction de l’homme en Dieu (fanâ’), là où plus aucun voile ne le sépare de Son créateur. L’homme occupe donc une position unique au sein de l’ensemble de la création et ce qu’il recèle en lui-même l’ensemble de ses perfections.

’Allâmeh Tehrâni

Cette réalité a été évoquée par de nombreux gnostiques. Comme le souligne notamment Mollâ Sadrâ, à l’inverse des autres créatures, l’âme de l’homme n’est pas limitée à un aspect ou à une position particulière, elle peut s’élever plus haut que les anges ou tomber plus bas que l’animal. [9]

Chaque homme contient donc en lui l’infini et l’illimité, même s’il n’en est pas toujours conscient. Il est ainsi possible qu’une personne possède une fortune sans le savoir, tel ce petit enfant auquel son père aurait légué toute sa fortune et qui, du fait de son ignorance, la cède en échange d’une poignée de friandises.

Selon le Coran, aucune autre créature ne possède la profondeur existentielle de l’homme qui, par son âme et tel un miroir aux dimensions illimitées, est susceptible de refléter l’ensemble des perfections divines et de montrer Dieu tel qu’Il est. Selon un hadith qodsi rapporté par le prophète Mohammad, Dieu a dit : "Ma terre et Mes cieux ne peuvent Me contenir, seul Me contient le cœur de Mon serviteur qui croit en Moi." [10] Cette parole ne peut signifier que Dieu s’auto-limite pour être contenu dans le cœur de l’homme, mais au contraire que le cœur du croyant, qui est le lieu de Dieu, devient, comme son Créateur, illimité. Cette réalité est également exprimée dans un autre hadith soulignant la proximité intense avec Dieu pouvant être atteinte par le croyant : "Le serviteur suscite Mon amour en accomplissant des actes de dévotion surérogatoires [et de bonnes actions], jusqu’à ce que Je l’aime. Et lorsque Je l’aime, Je deviens l’oreille avec laquelle il entend, l’œil par lequel il voit, la langue avec laquelle il parle, la main avec laquelle il donne et les jambes avec lesquelles il marche. Lorsqu’il Me prie, Je lui réponds, et lorsqu’il Me demande une chose, Je la lui donne." L’homme a ainsi la possibilité d’élever son âme jusqu’à se fondre dans l’Essence divine et abolir tout voile entre lui et Son Créateur. Cette étape constitue la réalisation profonde du sens d’être successeur de Dieu sur terre.

Qui connaît son âme connaît son Seigneur

L’homme peut donc connaître un aspect de Dieu au travers des créatures et de sa pensée, mais la connaissance de Dieu tel qu’Il est dans son Essence n’est possible que par l’âme dont la réalité profonde est divine. En d’autres termes, la connaissance réelle de Dieu passe par la connaissance de soi. Si l’homme se connaît véritablement lui-même dans sa vérité profonde, il aura atteint la connaissance de son Créateur. De nombreux hadiths évoquent ce sujet. On rapporte ainsi qu’un jour, l’une des femmes du Prophète lui demanda : "Quand l’homme connaît-il Son seigneur ?" Il répondit : "Lorsqu’il se connait lui-même" (idhâ ’arafa nafsahu). [11] Selon une autre narration, le Prophète a également dit : "Ceux qui se connaissent le mieux sont ceux qui connaissent le mieux leur Seigneur." [12] On demanda également un jour à l’Imâm Bâqer ou Sâdeq d’expliquer de quelle science il était question dans le célèbre hadith du Prophète enjoignant de "recherche[r] la science (al-’ilm) même en Chine." [13] Il répondit : "la connaissance de l’âme" (ma’rifat al-nafs). [14] De nombreux autres hadiths ont été rapportés des Imâms à ce sujet, dont celui-ci parmi ceux de l’Imâm ’Ali : "Celui qui connaît son âme, connaît alors son Seigneur" (man ’arafa nafsahu faqad ’arafa rabbahu). [15]

D’après ces hadiths, le fait de se connaître soi-même implique nécessairement de connaître Dieu. Néanmoins, l’inverse n’est pas valable : le fait de connaître Dieu, ou plutôt d’avoir une certaine connaissance de Dieu, n’implique pas de connaître son âme : nous avons ainsi vu qu’il est possible de connaître Dieu, bien que de façon imparfaite, au travers des créatures extérieures. Si le fait de connaître son âme dans sa vérité profonde implique de connaître Dieu, à l’inverse, le fait de ne pas se connaître entraîne logiquement que l’on ne connaît pas Dieu. Cette affirmation correspond de façon exacte à ce verset du Coran : "Et ne soyez pas comme ceux qui ont oublié Dieu ; [Dieu] leur a fait alors oublier leur propre personne" (59:19). Ce verset signifie en reflet que celui qui n’oublie pas sa propre personne n’oublie pas Dieu, et donc que celui qui se connaît lui-même, qui est conscient de sa vérité profonde, connaît son Dieu. Nous retrouvons ici la même idée exprimée par le hadith cité plus haut : l’homme doit se connaître lui-même pour pouvoir connaître son Dieu. Sur cette base, certaines caractéristiques de l’âme ont été rapprochées de celles de Dieu [16] : la relation de l’âme au corps selon une relation de compréhension et de présence omnisciente est similaire à la relation de Dieu au monde ; de même, le fait de ne pas pouvoir indiquer le "lieu" de l’âme dans le corps et son immatérialité permet de saisir l’immatérialité divine qui est invisible sans pour autant qu’une chose ne soit vide de sa présence. L’étude des propriétés de l’âme permet ainsi de connaître certaines caractéristiques de Dieu.

Calligraphie du verset de la lumière

Néanmoins, l’aspect principal de la connaissance de Dieu par l’âme est que, contrairement à Sa connaissance par les créatures extérieures, elle implique une purification de l’âme (tahdhib al-nafs). Car se connaître soi-même implique de purifier l’âme de ce qui est autre que sa vérité profonde, de la libérer de ses passions et de ce qui l’éloigne de Dieu. C’est dans ce sens que la connaissance de Dieu par soi-même est considérée comme plus bénéfique que la connaissance de Dieu par le raisonnement intellectuel à partir de Sa création. De nombreuses autres traditions abondent dans ce sens, parmi lesquelles cette parole du Prophète : "La connaissance (’ilm) dont la recherche est obligatoire pour tout musulman et toute musulmane est la connaissance de l’âme (’ilm al-nafs)." [17] L’idée de purification de l’âme indissociable de cette connaissance est également évoquée dans le Coran : "Par l’âme et Celui qui l’a harmonieusement façonnée ; et lui a alors inspiré son immoralité, de même que sa piété ! A réussi, certes celui qui la purifie, et est perdu, certes, celui qui la corrompt." (91:7-10) ; "Ô les croyants ! Vous êtes responsables de vous-mêmes [de vos âmes, anfusakum]." (5:105). Cette connaissance de soi passant par la purification de l’âme doit mener l’homme à se déprendre des identités et des perfections qu’il s’attribue pour réaliser qu’il n’est rien en lui-même et que l’ensemble de ses capacités, son savoir, sa force, sa vie… viennent de Dieu. Celui qui atteint cette connaissance de façon présentielle aura dès lors en même temps saisi la vie, la force et la puissance de Dieu. Supposons que nous sommes en plein jour, et que la lumière du soleil inonde tout ce qui est : la terre, les montagnes, le ciel, les maisons, les mers… lorsqu’elle est éclairée, la terre, les arbres, chaque chose resplendit de lumière. Si le soleil ne se couchait pas et que le monde ne se confondait pas ensuite avec les ténèbres, qui n’aurait pas tendance à penser que la lumière vient de la terre elle-même ? Seule la nuit permet de se rendre compte que rien ne possède sa propre lumière. Lorsqu’il est doté de force, de savoir et de vie, l’homme a naturellement tendance à s’en attribuer à lui-même l’origine. La connaissance réelle de soi permet au contraire de se rendre compte que tout est de Dieu, qui reprend peu à peu sa lumière jusqu’à ce que le savoir de l’homme vieillissant devienne de l’ignorance, sa force de la faiblesse, sa vie physique, la mort. La connaissance de soi fait donc prendre conscience à l’homme qu’il n’est rien sans Dieu ; et que toute perfection qu’il détient est en réalité Sa perfection, et que toute Lumière vient de Lui.

(à suivre)

* Hazrat-e ’Allâmeh Ayatollah Hâjj Seyyed Mohammad Hossein Hosseini Tehrâni, Tafsir Ayeh-ye Nour, Maktab-e Vahi, 1390 (2011).

Notes

[1Voir le numéro 85 (décembre 2012) de La Revue de Téhéran.

[2Cette règle est exprimée ainsi en arabe : " العلم بالعلّة من العلم بالمعلول، علم بها من جهة"

[3Histoire issue du Masnavi Ma’navi de Molânâ, daftar 2.

[4Voir Seyyed Mohammad Hossein Hosseini Tehrâni, Allah shenâsi, vol. 1, p. 158.

[5A ce sujet, certains hadiths soulignent que si elles pouvaient définir Dieu, les fourmis lui attribueraient sans doute deux antennes, étant donné qu’elles sont pour elles une perfection Voir Bihâr al-Anwâr, vol. 66, p. 292.

[6Ces étapes ont notamment été distinguées par Nasir al-Din Toussi.

[7La pensée correspond également à des signes extérieurs mais dans l’esprit qui, comme les créatures extérieures, sont limités et ne peuvent montrer Dieu tel qu’Il est.

[8D’autres versets rendent ainsi gloire au Créateur pour d’autres aspects de Son œuvre, mais seulement selon l’un de Ses aspects particuliers : "Béni soit celui dans la main de qui est la royauté." (67:1) ; "Béni soit Celui qui fait descendre le Livre de Discernement" (25:1).

[9Mollâ Sadrâ, Al-Hikmat al-Mota’âliyya fil al-Asfâr al-Arba’a, vol. 1, p. 343.

[10Anwâr al-Malakout, vol. 1, p. 91 ; ’Awâli al-Lla’ali, vol. 4, p. 7 ; voir également Bihâr al-Anwâr, vol. 20, p. 209.

[11Al-Amâli lil-Sayyed Mortazâ, vol. 1, p. 198.

[12Ibid., vol. 2, p. 329.

[13Wilâyat al-Faqih, vol. 2, p. 244.

[14Misbâh al-Shari’a.

[15Mahajjat al-Baydâ’, vol. 1, p. 681.

[16Bihâr al-Anwâr, vol. 58, p. 99.

[17Resâleh-ye seyr o solouk mansoub be Bahr al-’Oloum, p. 140, cité de Bihâr al-Anwâr, vol. 67, p. 67.


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