N° 96, novembre 2013

SIMON HANTAÏ
…ou la peinture autrement…


Jean-Pierre Brigaudiot


Avec cette exposition qui s’est tenue au Centre Georges Pompidou jusqu’au 2 septembre, il s’agit de peinture et seulement de peinture, d’une peinture qui, dans le second parcours de Simon Hantaï, se fera sans pinceaux, selon des procédures inventées en fonction de son projet.

Affiche de l’exposition

Le premier Hantaï : la période surréaliste

Hantaï est né en Hongrie en 1922, pays où il reçoit une formation académique ; les écoles d’art n’avaient alors pas été contaminées par les révolutions artistiques de la première partie du vingtième siècle. Les œuvres exposées et datant de la première période du peintre montrées au Centre Pompidou sont le fruit de sa rencontre avec le surréalisme, elles témoignent d’un savoir-faire mais de peu de singularité, en tout cas parmi les artistes ayant adhéré à ce mouvement. Arrivé à Paris un peu après la fin de la Seconde Guerre mondiale, en 1948, c’est donc la rencontre avec le surréalisme et ses leaders, dont évidemment André Breton, qui va ouvrir grand l’imaginaire de Hantaï et lui permettre de nouveaux sujets picturaux. Comme pour beaucoup d’artistes, la connaissance du surréalisme fut un choc ; pour autant, et comme pour un bon nombre de peintres liés au surréalisme, la peinture née de cette rencontre reste académique dans sa facture comme dans ses modalités de représentation du visible ou de l’imaginé ; ceci même si la peinture de Hantaï intègre un certain nombre d’innovations dues à d’autres artistes surréalistes dont par exemple Max Ernst. L’univers formel de Hantaï, lors de cette traversée du surréalisme, est globalement anthropomorphique et organique : Dali et d’autres peintres comme Yves Tanguy ou Wifredo Lam se profilent en arrière plan, sans pour autant que l’œuvre de Hantaï soit réellement et directement redevable de ceux-ci. Avec Hantaï, le propos est plutôt onirique, les formes flottant en un espace pictural à caractère indéterminé, quelquefois évoquant un mur. Par rapport à l’œuvre majeure et à venir de Hantaï, on peut retenir ce système de cloisonnement de certains tableaux composés de rectangles juxtaposés, et peut-être peut-on aussi y voir une influence à la fois de la psychanalyse freudienne et des fondements mêmes du surréalisme tel que le conçut Breton. Cependant, Hantaï ne fit qu’un passage dans le territoire du surréalisme dont le leader, Breton, semble avoir volontiers excommunié ceux qui, selon lui, transgressaient le dogme. Après ce côtoiement du surréalisme, Hantaï élabora peu à peu une œuvre beaucoup plus autonome et dénuée de toute dimension illustrative ou narrative, pour aboutir à une abstraction, c’est-à-dire une absence de représentation du monde visible, abstraction qui fait de cet artiste un repère incontournable des avant-gardes des décennies 70, 80 et 90, en matière de renouvellement de la façon de penser la peinture et de la mettre en œuvre.

Tabula, 1980, huile et acrylique sur toile, 285,6 × 454,5 cm, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris © Adagp, Paris 2013

D’autres repères et une autonomie en devenir

L’exposition du Centre Pompidou, simplement chronologique, propose un parcours des périodes et séries successives de l’artiste expliquées par les textes muraux. Hantaï quitte donc le surréalisme, ses univers oniriques et ses procédures picturales académiques, partant à la recherche d’innovations ; et il le fait sans doute à force de rencontres d’artistes et d’œuvres qui lui permettent d’entrevoir d’autres chemins, notamment ceux des abstractions lyriques, gestuelles et expressionnistes, celles qu’il peut connaître dans les expositions parisiennes et dans le monde de l’art où il navigue. Nul doute que certains artistes vont lui servir de tremplin pour penser et réaliser son œuvre majeure, alors naissante. Ce sont notamment Pollock (montré pour la première fois à Paris en 1952) et Georges Mathieu, le premier pour cette procédure particulière, gestuelle, dont le résultat prend la forme du all over (c’est-à-dire que le tableau se présente, sans points de focalisation, comme le prélèvement d’une partie d’un tout, avec cette suggestion qu’il se continue au-delà de ce qui est donné à voir. Ceci à l’opposé de la composition traditionnelle qui cadre et inscrit ce qu’elle montre dans les limites du format du tableau). Et pour le second, Mathieu, il s’agit de l’un des peintres de la gestualité de la seconde Ecole de Paris, opérant souvent dans de très vastes formats peuplés d’un ensemble de signes tracés d’un geste fulgurant ; cela revêt un aspect très calligraphique, d’une calligraphie libérée de tout alphabet préalable.

Dans le courant des années cinquante, Hantaï va donc changer de cap et quitter l’univers organique peuplant ses toiles au profit d’œuvres, souvent de très grands formats, qui témoignent d’une gestualité nerveuse, qui se construisent dans la répétition du signe, cela dans des tons de camaïeux ocrés. Ici le faire pictural s’exhibe, loin de celui des peintures surréalistes où la peinture en tant que médium laisse la place à la représentation. Une série de toiles donne à voir ces signes nerveux et rapides, accumulés, enchevêtrés, dressés en un corps vertical ou horizontal. La proximité avec Mathieu est évidente en même temps que ce travail de Hantaï témoigne d’une indéniable singularité. Le peintre use de procédés de recouvrement des formes, mais aussi d’effacement, de froissement, d’enfouissement. Le tableau se fait peu ou prou palimpseste, chargé de la mémoire de son élaboration. Cela annonce ce qui va advenir un peu plus tard, selon des procédures plus radicales, systématiques et singulières. Il y a aussi, différentes, ces immenses toiles de 1958 et 1959 (plus de 4x3 mètres), couvertes d’une fine écriture manuelle, illisible, cette écriture devenant pour le spectateur, réseau, voile, résille. Il s’agit d’un travail de copiste, un véritable travail de moine ! Hantaï recopie à l’encre, des textes liturgiques, sur la toile préalablement apprêtée afin de recevoir cette écriture manuelle. Le résultat est un voile aux tonalités pastel où l’écriture perd la lisibilité du sens initial au profit d’un propos plasticien mis à distance de toute représentation, même celle de l’écriture. Si l’on cherche quelques similitudes avec ces œuvres, on peut regarder du côté de Mark Tobey, voire de Wols et donc d’une certaine manière vers certains aspects de l’Abstraction lyrique ou de ce qui s’appela également l’Art informel. Pour autant les grands formats, les immenses formats pratiqués par Hantaï, inscrivent sa peinture en écho à l’expressionnisme abstrait qui règne alors aux Etats-Unis ; mais il ne s’agit pas seulement d’une question de format, les procédures mises en œuvre par Hantaï, les modalités de l’exécution du tableau et quelquefois le résultat, évoquent immanquablement le travail de Pollock. De cette période qui précède l’avènement des années soixante, on peut dire que pour Hantaï, elle est celle d’une affirmation en même temps que celle des prémisses de l’œuvre majeure, celle qui fera le Hantaï entré dans l’histoire de la peinture, de plain-pied avec les plus grands peintres des avant-gardes de la seconde moitié du vingtième siècle.

Mariale m.a.2, 1960, huile sur toile, 278 x 214,5 cm, CAPC, musée d’art contemporain, Bordeaux © Adagp, Paris 2013

La procédure s’impose au médium

La peinture a été conçue pour recouvrir des surfaces ; au vingtième siècle, dans le domaine de l’art, elle se présente sous forme de pigments, de pâte ou de liquide, voire en pulvérisation, que le peintre traite et modifie selon ses besoins et intentions. A partir de la série nommée Les Panses, au début des années soixante, Hantaï va soumettre le médium pictural à des procédures qui renouvellent son rôle habituel, en matière de figuration comme d’abstraction, rôle consistant à rendre visible des formes préalablement imaginées.

Pliage, dépliage, nouage, trempage ou imbibition, repli et dépli

Hantaï invente les procédures de réalisation du tableau : la toile, mince, est nouée sur son envers, ici et là - avant que le nœud ne se place selon un plan géométrique, plus tard-, puis elle est enduite de peinture, imbibée de peinture, puis déployée, laissant apparaître des formes laissées en épargne, un peu comme il en va de la technique artisanale du batik. Ces formes laissées en épargne, pour dire les choses clairement, peuvent être le blanc de la toile ou bien, si le processus de nouage se répète, la couleur utilisée précédemment.

La série des Mariales, de 1960 à 1962, conduit le tableau, une fois effectuées les différentes procédures d’élaboration, à être sans aucun centre, identique à lui-même sur toute sa surface, fait d’une infinité de formes pointues, aiguës, dévoilant les dessous de stades successifs. Ces œuvres témoignent d’une richesse coloristique en même temps que de matières picturales exceptionnelles. Ici encore et comme avec les écritures, il y a référence à la religion par la couleur et le pli : référence au bleu du manteau de la vierge et aux plis de celui-ci dans l’iconographie catholique. Le tableau semble, d’une certaine manière, vouloir dire l’infini, ou donner une idée des constellations ; en ce sens, il évoque une immensité suggérée autant par le format que par ce qui est inscrit à sa surface.

Avec la série des Panses, la procédure inscrite à la base de l’œuvre majeure de Simon Hantaï se met à nouveau réellement et systématiquement en place. Les Panses se présentent souvent sous une forme organique suspendue devant un fond blanc ou teinté et travaillé. Mais les couleurs employées par Hantaï éloignent l’œuvre d’une évocation prononcée d’organes ou de pièces de viande. La couleur est souvent chatoyante, faite par exemple de bleus transparents, entre outremer et lapis-lazuli, ces bleus qui vont caractériser l’œuvre majeure. Ces formes organiques des Panses témoignent également d’une indéniable proximité avec le travail de Dubuffet, notamment avec les Matériologies, mais également avec certaines de ses figures humaines. Ici, avec Hantaï, la matière, celle de la toile peinte, pliée, dépliée, repliée, travaille concomitamment avec le chatoiement coloré.

Étude, 1969, huile sur toile, 275x238 cm, Washington, National Gallery of Art

La série des Meuns (Meun est un village, non loin de Fontainebleau, où demeura Hantaï), se fait plus matissienne, beaucoup moins chargée de matière, avec de vastes formes colorées avec légèreté, comme aquarellées, en aplats transparents et cependant issues de la même procédure de pliage-dépliage.

Puis l’œuvre devenue majeure se poursuit jusqu’à la mort de l’artiste, en 2008, avec ses retraits du monde de l’art, des reprises et découpages de toiles anciennes. Cette œuvre majeure est celle qui affiche des ordonnancements géométriques orthogonaux, une abstraction pure et expressive, répétitive et chaleureuse, avec d’immenses formats divisés en rectangles ou carrés, avec un nombre de couleurs de plus en plus restreint. Œuvre résultant des procédures mises au point par le peintre.

L’aveuglement du peintre comme procédure d’effectuation

Les procédures mises en œuvre par Hantaï, celles du nouage, trempage, teinture, peinture, dénouage, impliquent que l’artiste ne voit pas advenir ce qu’il élabore au plan pictural. La répétition régulière de la même procédure suppose cependant que la découverte du résultat n’est pas tout à fait une surprise ; pour autant l’acte de peindre est autre que lorsque l’artiste peint des figures préalablement imaginées ou liées au monde visible. Ici les formes ne figurent qu’elles-mêmes et prennent sens dans leur répétition. Autrement dit, avec Hantaï, d’une certaine manière comme pour le cadavre exquis des surréalistes et en peinture, comme pour Pollock, la toile est une arène où se joue une aventure dont le programme est ailleurs que dans la réalisation d’un projet ou d’une esquisse : il est dans un acte soumis à un ensemble de procédures préalablement définies et inventées.

Meun, 1968, 229 x 209.5 cm, collection privée. Photo Jacqueline Hyde

Supports théoriques

Cependant la peinture de Simon Hantaï, telle qu’elle advint dans son œuvre mature et finale est une peinture qui doit être rapprochée de certaines postures artistiques qui lui sont contemporaines, notamment celles du groupe Supports/Surfaces, un groupe très éphémère dont la pensée s’exprime plus ou moins clairement dans la revue Peinture-Cahiers théoriques, elle-même nourrie de la pensée dominant la revue Tel Quel marquée à la fois par le structuralisme, le freudisme et le maoïsme. Ce groupe Supports/Surfaces, sous l’influence du structuralisme s’interroge, du moins à ses débuts, sur la nature des éléments matériels constitutifs de la peinture : le médium, la toile, le châssis, par exemple. Pour désigner la même démarche que celle conduite par Supports/Surfaces, certains useront d’un autre nom, celui d’Abstraction analytique, qui peut-être désigne mieux la nature des interrogations portée par les peintres à la peinture. La démarche de Simon Hantaï peut effectivement être considérée comme proche de celle de Supports/Surfaces, ce que va confirmer le fait de voir exposés les artistes de ce groupe et Simon Hantaï en la même galerie Jean Fournier.

Sa méthode décrite par Hantaï

Peut-être que pour conclure cette approche, le mieux serait de citer Hantaï lui-même, expliquant sa méthode : « Pliée en rectangle, les croisements fixés par des nœuds à l’envers. La face capitonnée mise par terre est peinte. La couleur caput mortuum rentre dans la toile instantanément. Ne bave pas, souligne les coupes, les échardes et l’étoilement, secs et sans séduction. Les nœuds enlevés et dépliés, le capiton s’ouvre en fente partout. » Bien évidemment les tableaux de Simon Hantaï existent autrement qu’en connaissance de ces procédures, ils existent en eux-mêmes pour leur puissance expressive comme pour le sentiment esthétique qu’ils peuvent générer chez le spectateur.


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