N° 96, novembre 2013

Le grand éducateur de l’Histoire


Shahâb Vahdati


"Afin de savoir pour quelles raisons la culture put se propager dans le monde entier et quelles sont ses forces motrices, je me souviens que le regretté Seyyed Ahmad Hedâyat Zâdeh Pârizi (mon maître en CE2 et en CM1), avait l’habitude de s’asseoir sur un banc au soleil chez mon père et de lire des pages des Misérables de Victor Hugo ; et comme s’il s’agissait d’interpréter un livre sacré, mon père parlait de tout ce qu’il savait de la France et des personnages des Misérables, alors que je les écoutais souvent en traînant autour d’eux.

Des années plus tard et lors de mon premier contact avec Paris, je connaissais déjà, grâce à ces entretiens, beaucoup de noms des quartiers de la grande ville comme ceux de Montparnasse ou, à proximité, la ville de Fontainebleau. Durant ce séjour parisien, je me souviens avoir reçu une lettre venant de Pâriz, mon village natal, de Monsieur Hedâyat Zâdeh dans laquelle il m’écrivait : « Ô lumière de mes yeux ! Maintenant que tu es à Paris, je te sollicite afin que tu te rendes sur la tombe de Victor Hugo pour y lire l’Ouverture du Coran de ma part, qui suis un enfant du Prophète [1] ». C’était un devoir important et j’eus soudain honte de n’avoir pas, avant l’arrivée de sa lettre, cherché la tombe d’un homme qui avait eu sur moi une grande influence. Je trouvai enfin le Panthéon et par derrière la rambarde, je murmurai les versets coraniques que mon ancien maître m’avait chargé d’adresser au grand auteur. Je me disais alors que ni la force de Napoléon ni celle de De Gaule, ni les Mirages 2000 n’avaient de puissance égalant celle de l’esprit de Victor Hugo qui, à travers son chef-d’œuvre littéraire Les Misérables, sema la culture française dans les recoins des villages du monde, y compris ceux de l’Iran, de Kermân en particulier, et enfin à Pâriz." [2]

Mohammad Ebrâhim Bâstâni Pârizi est un éminent historien et auteur d’une grande partie des travaux modernes sur l’Histoire de l’Iran. Il a écrit plus de soixante livres et des centaines d’articles sur l’histoire de l’Iran, sa géographie, ainsi que sa littérature. Il fut également enseignant et a apporté une grande contribution au savoir historique. Ayant une profonde affection pour son Kermân natal, il décrit cette ville ancienne du centre de l’Iran dans la plupart de ses œuvres. Selon lui, Kermân est un hologramme à travers lequel nous pouvons explorer l’Histoire de la civilisation iranienne. Le professeur Bâstâni Pârizi a enseigné à la Faculté de littérature de l’Université de Téhéran pendant plus de cinq décennies. Ses publications les plus importantes sont L’Environnement politique et la vie de Moshir-od-Doleh (1962), L’Epopée de Kavir (1967), La politique et l’économie de l’époque safavide (1969), et L’Histoire de Kermân (1973). Outre son travail académique et scientifique prolifique, Bâstâni Pârizi a également publié un recueil de poèmes.

Bâstâni Pârizi a enseigné l’Histoire au travers de ses cours et de sa vaste œuvre écrite, revêtant ce savoir de littérature, d’humour et de proverbes et faisant de son apprentissage un véritable plaisir pour le lecteur. C’est une méthode par laquelle l’enseignement du savoir perd son caractère rigide et permet de déchiffrer plus facilement les énigmes de l’Histoire.

Couverture du livre Le Prophète des Voleurs

Depuis des millénaires, les voisins de Kermân ont été à la source de l’apparition de civilisations extraordinaires comme celle de Jiroft. Cinq mille ans après, et plus précisément en 1925, un enfant prodige naîtra sur ce sol dans les montagnes de Pâriz. Il deviendra un homme dont les écrits influenceront profondément la science de l’Histoire de son pays. Son père était le directeur d’une école comprenant quatre classes au village de Pâriz situé à proximité de Sirjân, une ville à l’ouest de la province de Kermân. Sa mère était la fille d’un agriculteur relativement aisé. Les familles de ses parents occupaient une position sociale élevée : son père était à la fois moine, orateur, chanteur et animateur des théâtres religieux et sa mère appartenant à une famille fortunée de Pâriz qui était de la descendance de Khâjeh Naghshband. [3]

Après avoir étudié à l’école de Pâriz jusqu’à la quatrième année (l’équivalent du CM1), Mohammad Ebrahim se rendit ensuite à Sirjân où il termina ses études secondaires, puis reçut une formation préuniversitaire à Kermân. Il gagna ensuite Téhéran pour intégrer l’Université de Téhéran et fut reçu au concours lui permettant d’enseigner l’Histoire au lycée en 1945. Il rentra ensuite à Kermân et devint professeur au lycée. La raison pour laquelle il avait choisi d’étudier au lycée de Kermân - située à 250 km de Pâriz - était que l’établissement lui accordait une bourse de 80 rials par mois et permettait aux élèves de résider dans son internat. Dans un poème, il décrit la douceur de son enfance et sa jeunesse où il fut témoin des événements de la Seconde Guerre mondiale. Pendant l’occupation de son pays, il traduisit (de l’arabe) des articles pour les journaux de Téhéran, il écrivit des poèmes et participa à des séminaires littéraires. C’était une époque passionnée qui vit la parution en 1945 à Kermân de son premier livre intitulé Le Prophète des Voleurs, contenant les lettres humoristiques de Mohammad Hassan Zeid Abâdi.

L’intérêt de Bâstâni Pârizi pour l’histoire avait été éveillé dès son enfance, lorsque son père lui racontait les événements du passé. Après sept années d’enseignement au lycée, il revint à Téhéran pour faire un doctorat en Histoire tout en travaillant au Musée national d’Iran, puis pour la revue de la faculté des Lettres. Sa thèse est intitulée L’Histoire de l’Iran ancien du point de vue d’Ibn Asir et le regretté Saïd Nafisi en fut le directeur. Elle est l’une des rares thèses à avoir alors été publiée. Il devint ensuite titulaire d’une chaire universitaire au sein de la faculté de la littérature où il travailla jusqu’à sa retraite.

Concernant ses articles, juste après avoir abandonné ses études primaires au bout de la cinquième année (pour les reprendre deux ans plus tard), il fit publier à Pâriz son premier article intitulé La faute est aux hommes, et non aux femmes, article dont le but était de présenter une ébauche du féminisme. La revue Bidâri (Réveil) dirigée par Mohammad Hâshemi Kermâni avait publié cet article. Lorsqu’il vivait encore à Pâriz, des revues et journaux arrivaient à l’adresse de son père et il avait toujours un grand plaisir à les lire. Il finit par publier lui-même une sorte de journal manuscrit qui contenait trois à quatre pages et dont l’un des premiers abonnés fut son propre maître à l’école, Seyyed Ahmad Hedâyat Zâdeh. C’est alors qu’il se tourna également vers l’écriture de poèmes dont le premier recueil fut publié en février 1959 sous le titre de Mon Souvenir. Le poète y exprime son souhait ardent pour la pluie dans un pays sec que la soif tourmente.

Mohammad Ebrâhim Bâstâni Pârizi

Il apprit de solides bases d’arabe auprès de son père et une fois au lycée, le jeune Mohammad Ebrâhim réussit à traduire l’exégèse du Coran indien d’Abul Kalâm Azâd, un texte sur Cyrus II l’achéménide qui fut publié en 1950. Il apprit le français presque à la même époque auprès du regretté Bahmanov. Des années plus tard, M. Azizi, son professeur de droit, l’encouragea à traduire La Constitution d’Athènes d’Aristote qui fut publiée suivie d’un avertissement de M. Seddighi, professeur émérite à l’Université de Téhéran.

Bâstâni Pârizi a toujours pensé que la poésie, et surtout celle de l’Iran, n’était pas un élément étranger au domaine de l’Histoire, citant souvent son maître ’Abbâs Eghbâl Ashtiâni qui, au sujet du Divân d’Amir Mu’izzi, affirmait qu’il s’agissant d’un cours d’Histoire complet des Seldjoukides. Pour lui, dans la poésie persane, des questions sociales servent à stimuler les débats historiques.

Une grande partie du travail de Bâstâni Pârizi concerne l’Histoire de Kermân. Il attribue cet attachement au fait que cette ville est le lieu où il est né, mais aussi au fait qu’en présence de son père, on posait des questions sur l’Histoire de Kermân. Ceci suscita chez lui un vif intérêt pour cette ville. Etudiant en Histoire à l’université, il avait l’habitude de prendre des notes partout où il trouvait une information concernant sa ville. Cependant, son vaste travail n’exclura aucun domaine de l’Histoire de l’Iran.

Entre les années 1963 et 1984, il écrivit une série d’articles dont le premier intitulé La Dame aux sept citadelles débattait de la question de la religion d’Anâhitâ dans la Perse antique. Cet article suivi de six autres seront publiés dans un recueil intitulé Sept des Huit. Il contient des textes très intéressants ayant chacun un rapport avec le chiffre sept, comme La Pierre à Sept Plumes, La Rue à Sept Tournants, Le Moulin à Sept Meules, Sous les Sept Cieux, Le Dragon à Sept Têtes, etc. Quelque rayonnante que fut sa carrière, Mohammad Ebrâhim Bâstâni Pârizi est d’une modestie extraordinaire, s’assimilant dans le vaste océan de la culture iranienne, à une petite vague qui monte un moment, lors de la publication d’un livre, pour redescendre aussitôt. Il refuse de reconnaître avoir influencé l’historiographie iranienne à travers ses disciples et selon lui, d’autres enseignants et des collègues plus instruits et expérimentés ont été plus aptes à mettre en place un système d’éducation qui progresse de jour en jour ainsi que des méthodes de recherche fournissant à cette discipline les preuves et repères dont elle a besoin.

Au sujet du regretté Mohammad Karim Khân Kermâni, il racontait que ce dernier avait écrit presque 300 livres et traités dont un grande nombre se trouvent aujourd’hui dans la bibliothèque de l’Ayatollah Mar’ashi à Qom. Lorsqu’on lui a demandé la raison de cette réussite, il répondit qu’il disposait d’une plume et d’un encrier bien en ordre. En évoquant cela, Bâstâni Pârizi soulignait qu’à une époque où les ordinateurs et internet sont à la disposition des chercheurs et que chacun peut désormais accéder aux archives, on ne peut plus se plaindre de facteurs qui empêcheraient les recherches. Il rappelait qu’Arthur de Gobineau avait demandé à Movarrekh-od-Doleh Sepehr, quelles étaient ses sources dans son travail de recherche, et celui-ci avait mis la main sur sa poitrine pour dire que son cœur était une mer immense sur lequel reposaient ses études.

Couverture du livre L’Histoire de Kermân

Intéressé par le cinéma depuis son enfance, où il avait inventé une boîte pour diffuser des films, Bâstâni Pârizi estime que, malgré la durée de relations marquées par des ruptures et des réconciliations successives, les travaux des cinématographes et ceux des historiens sont viscéralement liés. Pour lui, le cinéma est un phénomène qui a bouleversé toute la société et qu’on ne peut pas négliger ; par ailleurs, il est impossible qu’on lui permette de s’imposer inconditionnellement au sein de l’ensemble de la société. Il éprouve une profonde reconnaissance à l’égard de Javâd Mirhâshemi, l’auteur d’un documentaire sur sa célèbre autobiographie, De Pâriz à Paris, qui présente la vie et le travail du grand historien. Le professeur Bâstâni Pârizi croit que l’avenir de la culture iranienne sera encore plus resplendissant que son passé glorieux. Pour conclure cette introduction et afin de présenter l’écriture de cet auteur éminent, voici trois récits issus de son vécu personnel :

Un temps passé…

Quand la décision de publier le grand dictionnaire de Dehkhodâ fut prise, on se demandait comment financer cette entreprise. Les plans proposés exigeaient des sommes colossales dont aucun ministère n’avait envie de prendre la charge ; or le regretté général Riâzi (ministre de la culture) donna un conseil bizarre : « Ma proposition est qu’on vende les matières fécales des chevaux de l’école militaire pour réunir le budget nécessaire à la publication de l’encyclopédie ! » Ainsi, le premier volume fut publié et bien qu’on consacrât plus tard un budget d’Etat à cette œuvre gigantesque, sa publication aurait connu un retard considérable si les chevaux de l’école militaire avaient refusé de faire leurs besoins !

Parler en arabe

L’arabe oral est très différent de l’arabe écrit qu’on étudiait à « l’Université de Pâriz ». Ainsi, on était incapable de communiquer à l’oral et ce que l’on puisait dans notre vocabulaire ne servait à rien, car les mots de l’usage quotidien étaient autres que ceux employés dans les livres des érudits de cette langue. Or, un jour, des étudiants arabes étaient à l’école Ebrâhim Khân de Kermân et les élèves essayaient de se faire comprendre en arabe auprès d’eux. Pour dire en arabe « voici ma chambre », un élève avait dit « cette cellule qui vient après appartient à moi » (hazhihi al-hujra al-’aqiba tata’allaq bi) - bien sûr cette phrase était correcte du point de vue grammatical, mais elle ne correspondait point aux exigences de l’usage courant. Ses interlocuteurs arabes lui avaient conseillé de parler persan car ainsi, ils le comprenaient plus facilement que s’il avait parlé l’arabe littéraire !

De gauche à droite : Mohammad Ebrâhim Bâstâni Pârizi, Homâyoun San’ati Zâdeh, Mahmoud Rouh-ol-Amini, Houshang Morâdi Kermâni.

La menue monnaie

On avait l’intention de voyager en Irak et je dis à ma famille : "Nous ne connaissons pas bien la langue arabe et on pourrait avoir des problèmes." Une fois à la douane irakienne, je me demandai comment on appelait la menue monnaie en arabe courant. A un marchand de change qui tenait une bourse pleine d’argent et échangeait les devises, je demandai comment on disait "écu" en arabe, tout en pensant au mot écaille au pluriel. La réponse ne manqua pas de me surprendre : on le nommait khordeh en Irak, un mot persan ! J’avais l’esprit tranquille, surtout que la ville suivante de notre parcours portait le nom de Shahrbân ! Encore un mot de notre vocabulaire et ainsi, je finis par trouver les Arabes plus persans que nous autres, les Iraniens.

Bibliographie :
- Bâstâni Pârizi, Mohammad Ebrâhim, Az Pâriz ta Pâris (De Pâriz à Paris), éd. Javidân, Téhéran, 1972.
- Bâstâni Pârizi, Mohammad Ebrâhim, Bâzigarân-e kâkh-e sabz (Les joueurs du château vert), éd Amir Kabir, Téhéran, 1994.
- Bâstâni Pârizi, Mohammad Ebrâhim, Gorg-e balan dideh (Le loup expérimenté), éd. Niloufar, Téhéran, 2011.
- Mour-e bitchâreh (Une fourmi en détresse), entretien avec Bâstâni Pârizi, revue Boukhârâ, no. 46.
- Site à consulter : http://tirgan.ca/programs/literature/mohammad-bastani-Pârizi

Notes

[1Les gens qui portent le titre de Seyyed sont des descendants du Prophète Mohammad.

[2Bâstâni Pârizi, cité par la revue Boukhârâ, no. 46, décembre 2005.

[3Maître soufi au XVIe siècle à Boukhârâ.


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