N° 98, janvier 2014

Entretien avec Alfred Yaghobzâdeh, photographe des guerres et des conflits


Réalisé par
Seyyed Hamid Hâshemi
Traduction et adaptation :

Hamideh Haghighatmanesh


Alfred Yaghobzâdeh

Alfred Yaghobzâdeh, né en 1958 en Iran, est réputé dans son domaine de prédilection : la photographie. Bien qu’il soit autodidacte, il considère Asghar Bitchâreh comme son professeur.

Depuis qu’il travaille, Yaghobzâdeh a photographié un peu partout où il y avait une guerre. Du Liban à la Palestine, de la Roumanie à la Yougoslavie ou encore, il y a quelques décennies, l’Allemagne de l’Est, il a été partout présent. Il défend l’idée que le photojournaliste doit s’efforcer d’être impartial, et de photographier des scènes et des sujets uniquement à titre d’observateur – c’est selon lui la mission du photojournalisme. Ses photos des premiers jours de la révolution islamique d’Iran constituent des documents uniques dans l’histoire de ce pays et de sa révolution. Pendant la guerre de l’Irak contre l’Iran, il photographiait des scènes de combats aux côtés des combattants et notamment du commandant Chamrân, physicien qui s’engagea durant la guerre et qu’il considère comme un modèle. Il habite actuellement en France avec son épouse et ses trois enfants, et travaille pour SIPA PRESS.

En tant que personne ayant écrit et photographié pour la presse pendant trois décennies de ma vie et en passant quelques années comme combattant durant la guerre contre l’Irak, j’ai pu constater que, photojournaliste accompli ayant couvert différentes guerres, Alfred est avant tout un homme moral, patient, profond et modeste. J’ai tenté de faire un entretien qui ne soit pas trop spécialisé afin de mieux

refléter la réalité de la vie ainsi que l’état d’âme d’un photojournaliste tel que lui.

Permettez-moi de commencer par vos premiers essais en tant que photographe, avant d’aborder l’époque du photojournalisme qui a maintenant rempli votre vie. Comment Alfred Yaghobzâdeh est-il devenu photographe ?

En 1977, j’étais étudiant en architecture d’intérieur en Iran. Ma troisième année d’études à la faculté des beaux-arts a coïncidé avec la révolution en Iran, et Téhéran était tous les jours le témoin de manifestations et de la passion d’un peuple pour la victoire. Partout, on parlait de l’Ayatollah Khomeiny. Sa photo était cependant peu répandue parmi le peuple, et je me souviens que très souvent, certaines personnes m’en apportaient un exemplaire pour que je le dessine, car je dessinais bien.

Un jour, près de l’amphithéâtre Roudaki, alors que je regardais les manifestations, je vis quelques photographes qui étaient en train de prendre des photos de ces scènes. C’était pour moi très intéressant que l’on puisse être aux côtés des gens de cette façon et jouer ce rôle. Ce fut pour moi le commencement et ce qui me motiva à me tourner vers la photographie. Ainsi, j’ai abandonné les études à la même époque.

La population défile contre le Shâh et son régime, Téhéran, collection 1978-79 "La révolution iranienne"

Quel a été le rôle d’Asghar Bitchâreh dans cette vocation ?

Il était notre voisin. Quand ma mère a compris que je m’intéressais à la photographie et que je n’en démordais pas, elle m’a un jour emmené chez Asghar et lui a dit : « Voilà mon fils, je te le confie. Emmène-le où que tu ailles ! Et fais attention à lui ! » Ensuite, nous avons acheté un appareil photo Canon qui coûtait à l’époque 500 tomans. C’est ainsi que j’ai commencé à prendre des photos des scènes passionnantes de la révolution du peuple, puis Asghar et moi développions ces photos sur lesquelles il donnait son avis et m’encourageait, ce qui nourrissait ma motivation. On peut dire qu’il fut mon professeur, je lui dois beaucoup.

On peut donc dire que votre travail de photojournaliste a commencé à la même époque, c’est-à-dire durant la révolution islamique en Iran. Etes-vous entré à l’Associated Press à cette même époque ?

Ma collaboration avec l’Associated Press a commencé avec des photos de l’occupation de l’ambassade des États-Unis à Téhéran. A cette époque, je travaillais aussi pour certains magazines iraniens comme Zan-e-rouz et Bânovân. Mais avant cette collaboration avec des médias imprimés, je photographiais plutôt pour mon intérêt personnel. Trente ans plus tard, Le Figaro et National Geographic ont acheté quelques-unes de mes photos à l’occasion du trentième anniversaire de la révolution iranienne.

La première prière du vendredi conduite par l’âyatollâh Ali Khamenei, collection 1978-79 "La révolution iranienne"

Qu’est-ce qui vous a mené à vous spécialiser dans la photographie de guerre, et à vous rendre auprès du docteur Chamrân ?

Une partie importante de ma vie s’est déroulée durant la guerre Iran-Irak. Un jour, peu après la révolution, alors que nous étions en train de déjeuner à la maison, nous avons entendu une grande explosion et avons compris que l’aéroport de Mehrâbâd avait été bombardé. La guerre avait commencé.

La tour Eiffel, Paris

Quelques jours plus tard, je suis allé rencontrer M. Bâzârgân qui était alors le directeur du journal Mizân. Je lui ai montré les photos que j’avais prises de la révolution et lui ai dit : « Je veux aller à Khorramshahr pour prendre des photos de la guerre. Donnez-moi une carte, un laissez-passer ou quelque chose pour que je puisse y aller. » Il m’a dit que la seule chose qu’il pouvait faire était de me présenter au docteur Chamrân, et lui a téléphoné pour me présenter. Puis, avec beaucoup de difficultés, je suis arrivé à Khorramshahr, mais on m’a dit que Chamrân était allé à Ahvâz. Je m’y suis donc rendu, l’ai trouvé et me suis présenté à lui…

Comment avez-vous trouvé sa personnalité ? Il semble qu’il s’intéressait lui-même à la photographie.

C’était une personne enjouée, altruiste et engagée. Il s’intéressait beaucoup à la photographie et prenait lui-même des photos. Il ne me mettait pas de bâtons dans les roues et comprenait l’art. L’ensemble de ces caractéristiques m’a rapidement attiré et m’a donné envie de travailler avec lui. Je pense que, obstiné comme je l’étais, je lui plaisais aussi, et c’est pourquoi il m’a permis de collaborer avec lui. Nous étions dans une zone très dangereuse, où la majorité des combattants tombaient en martyrs. La plupart de ceux qui étaient avec nous sont également morts en martyrs. J’y suis resté jusqu’au martyre de Mostafâ Chamrân – j’étais néanmoins dans une autre zone au moment de son décès. Je me suis rendu à Téhéran pour ses funérailles, et j’ai même pris des photos de la cérémonie.

Beata, collection "Intifada en Palestine"

Jusqu’en 1983, vous vous êtes donc consacré au traitement de la guerre Iran-Irak. Qu’avez-vous fait ensuite ?

Après le martyre de Mostafâ Chamrân, je n’étais plus intéressé par le fait de travailler en Iran. Je suis allé à Paris pour travailler dans des agences de presse. J’étais alors dans une situation précaire, je n’avais pas d’argent. J’ai même dormi dans la rue pendant quelque temps. Puis, l’agence Gama a vu mes photos de la révolution et de la guerre qui lui ont beaucoup plu. Elle m’a engagé en tant que photographe au Liban. C’était à la fin de l’année 1983.

Pouvez-vous nous raconter l’anecdote de votre arrestation au sujet d’une photo prise au Liban que l’on vous a faussement attribué ?

En 1985, les forces d’Amal et du Hezbollah ont pris en otage un avion américain. A la suite de cela, quelques journalistes et photographes se sont rendus sur place pour couvrir l’événement. En ce temps-là, je travaillais pour Newsweek. Durant cette prise d’otages, un photographe libanais a pris une photo au moment même où un Américain était abattu par les forces libanaises. Cette photo a ensuite été publiée dans Newsweek, malheureusement signée de mon nom par erreur. Cela a suscité des tensions politiques et a entraîné mon arrestation. En plus, ce photographe libanais a également porté plainte en m’accusant d’avoir volé sa photo. Après quelque temps, tout le monde a compris l’erreur, le problème a pu être résolu, et j’ai reçu des excuses.

Le mur de la honte en Palestine

Après le Liban, où avez-vous travaillé ?

En Palestine. Dès le commencement de l’intifada, je m’y suis rendu et ce projet a duré 17 ans. Mais pendant ce temps, j’ai pris aussi des photographies dans divers pays et fus présent sur d’autres scènes de conflits dont les crises en Europe orientale, en Afghanistan, durant la guerre du golfe Persique, etc. Mais, l’histoire de la Palestine, c’est autre chose.

Aujourd’hui, après avoir travaillé de longues années dans le domaine du photojournalisme, comment évaluez-vous la situation actuelle de ce secteur ?

Aujourd’hui, les communications sont nombreuses et leur établissement facile. Les gens eux-mêmes sont devenus photographes. Maintenant, les appareils photo compacts et digitaux, les téléphones portables de haute qualité, l’internet… tout cela empêche qu’un événement survienne sans être enregistré. Durant la révolution en Egypte, la majorité des gens avaient un appareil photo à la main. A présent, en Syrie, le peuple envoie des photos aux médias. Le photojournalisme a vraiment changé. Par rapport au passé, ce sont plutôt Associated Press et Reuters qui comptent aujourd’hui. Cette évolution est un phénomène naturel qui s’est produit avec le progrès de la technologie et des communications, avec ses avantages et inconvénients.

Cao Daï, grand temple du caodaïsme, Vietnam

Ne pensez-vous pas que cette technologie et l’extension des moyens de communication ont en quelque

sorte limité le domaine d’action des photojournalistes ?

On ne peut dire non, mais il faut se décider vite. Quand on vit quelques mois avec les Moudjahidins en Afghanistan sans pouvoir prendre de bain, en errant dans les montagnes et les vallées et en mangeant son repas avec de la terre… cela fait partie des zones de travail vides que la technologie ne peut couvrir facilement.

Je pense qu’on ne peut rester sur un seul sujet toute sa vie, et qu’il faut au contraire aborder divers sujets pour devenir professionnel. Néanmoins, dans des pays comme l’Inde, le Nicaragua, le Mexique… il y a un certain nombre de photojournalistes qui, contrairement à moi, aiment rester dans leur propre pays. C’est un choix, mais ce n’est pas le mien. Le photojournaliste a un esprit d’investigation, il doit être impartial et réaliste, et il peut toujours accomplir son travail à côté de la technologie.

Y a-t-il une définition légale du statut des photojournalistes dans la loi des différents pays ?

Bien sûr. De façon plus générale, aux Etats-Unis et dans les pays européens qui ont, plus que les autres pays, la prétention d’être démocratiques, la liberté de presse figure dans leur constitution, bien qu’il y ait parfois des manquements. Certains pays ont néanmoins des problèmes à ce sujet, et il n’est pas très facile d’y travailler. Par exemple, dans le conflit entre Israël et Palestine, le statut de la presse et la liberté des médias ont été définis. Mais il y a aussi beaucoup de pays qui sont sensibles à ce sujet. Cela dépend de la culture et du point de vue des Etats. Par exemple, Amal au Liban avait une bonne attitude envers les photographes, c’était la même chose concernant les Moudjahidins en Afghanistan. En général, dans les pays qui ne sont pas démocratiques, le parti qui est en position de faiblesse ou d’impuissance a de bonnes relations avec les médias. Durant les conflits au Pakistan, je pouvais prendre des photos sans rencontrer de problèmes sérieux, mais en Egypte, il y a 5 ans, on ne m’a pas permis de prendre de photos ; et même durant la récente révolution en Egypte, on ne m’a d’abord pas autorisé à photographier, et on m’a battu avec un manche de pioche ! On m’a également empêché de faire mon travail en Turquie, à la frontière de l’Irak, il y a 10 ans. A mon avis, les Etats devraient reconnaître qu’un photojournaliste se veut impartial et ne fait qu’accomplir sa mission. Il m’est même arrivé que l’on me prenne pour un espion, et j’ai dû à plusieurs reprises essayer de prouver que je ne l’étais pas.

Le pont Thanh, Dien Bien Phu

En tant que témoin de la majorité des conflits contemporains, quels moments difficiles avez-vous rencontrés, et quels souvenirs marquants avez-vous ?

J’essaie de ne pas être difficile. C’est pourquoi je trouve que tout a été supportable, même durant les jours les plus durs. J’ai été grièvement blessé durant le conflit en Tchétchénie, et je suis resté allongé pendant un long moment dans la neige. D’un côté, l’hémorragie et la douleur intense et de l’autre côté, le froid extrême ont failli me tuer. Personne ne me voyait pour pouvoir m’aider, et ce jusqu’à ce que des combattants tchéchènes me trouvent, me portent sur leurs épaules, et marchent à pied sur une longue distance avant d’arriver près d’une voiture qui m’a conduit à l’hôpital le plus proche. Ils m’ont emmené près de la frontière de l’Ingouchie pour me confier aux Ingouches, qui ont commencé à tirer juste après nous avoir vus. Ils m’ont jeté une nouvelle fois par terre, mais lorsque les Ingouches ont enfin compris que les Tchétchènes leur avaient amené un blessé, ils ont cessé leurs tirs et m’ont accueilli pour m’envoyer à l’hôpital. Ce jour-là fut une journée très difficile...

La chute du mur de Berlin, 1989

Au cours de ces années de travail en tant que photojournalisme, combien de fois avez-vous été blessé ?

Une fois, au Liban, pendant le conflit des Libanais avec Amal, j’ai été blessé par un éclat de grenade. Une autre fois, en Tchétchénie, un projectile a touché mon ventre. En Egypte aussi, on m’a tiré dessus avec un fusil de chasse. Durant la révolution d’Egypte, les partisans de Moubarak m’ont frappé la tête avec une brique. Le reste ne fut pas si grave, ce fut avec des coups de manche de pioche, des coups de poing et ce genre de choses…

Ces blessures, ces longues absences, ces dangers… votre épouse ne s’en plaint-elle pas ?

Au contraire, l’une des principales personnes qui m’encourage à continuer mon travail est mon épouse. Je choisis très souvent mes photos en lui demandant son avis. Elle m’encourage vraiment.

Huile échappée du bateau-citerne Prestige venant des Bahamas, Espagne

Quelle est votre définition ou sentiment profond à propos de ces mots ?

-La guerre

La destruction. Une source de regrets et de malheurs. Elle ne devrait exister nulle part. Que la malédiction soit sur la guerre !

-L’amour

Toujours bon et encourageant pour tout travail.

-La réputation

C’est comme l’arme à feu. Cela dépend de l’homme qui la possède. Ce n’est pas quelque chose de bon. Elle peut être dangereuse.

Alfred Yaghobzâdeh

La population défile contre le Shâh et son régime, Téhéran, collection 1978-79 "La révolution iranienne"

La première prière du vendredi conduite par l’âyatollâh Ali Khamenei, collection 1978-79 "La révolution iranienne"

La tour Eiffel, Paris

Beata, collection "Intifada en Palestine"

Le mur de la honte en Palestine

Cao Daï, grand temple du caodaïsme, Vietnam

Le pont Thanh, Dien Bien Phu

La chute du mur de Berlin, 1989

Huile échappée du bateau-citerne Prestige venant des Bahamas, Espagne


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