N° 98, janvier 2014

Regard sur la cuisine azérie et les sofreh spécifiques de Tabriz


Atefeh Ghafouri, Zahrâ Fallâh Shâhroudi


Les femmes de Tabriz connaissent différents moyens pour réaliser leurs souhaits. L’étalage des nappes d’offrandes (sofreh) dans les maisons est l’un de ces moyens. La coutume des sofreh, pratiquée partout en Iran, l’est différemment selon les régions. Nous nous proposons dans cet article de voir les sofreh de Tabriz.

Les renseignements présentés dans cette recherche ont été recueillis à la suite d’entretiens réalisés avec des femmes originaires de Tabriz, et dont les noms et les âges sont précisés ci-dessous :

1) Batoul Sattâr Zâdeh Hâshemi, 76 ans

2) Zakkieh Narâghi, 61 ans

3) Roghayeh Erfân Fâzel, 63 ans

4) Shahrzâd Gharedâghi, 60 ans

5) Marzieh Narâghi, 55 ans

Sholeh-zard

Les sofrehs

Le sofreh talasik (le sofreh de la Précipitation)

Ce sofreh est consacré à l’Imâm Mahdi, le douzième Imâm des chiites. La maîtresse de maison fait un vœu pour réaliser un souhait personnel, puis, si son souhait est réalisé, elle doit étaler le sofreh talasik. L’exécution de ce sofreh se fait dès la réalisation du souhait. Ainsi, la maîtresse de maison doit immédiatement convier des invités en organisant une réception avec les moyens disponibles. Elle n’a pas le droit de faire des achats. Il n’y a aucune limitation dans le choix de la nourriture, et la maîtresse de maison peut servir ce qu’elle veut. Selon les moyens à disposition, un tel sofreh peut être simple ou luxueux. Bien qu’aucune limitation ne soit fixée pour le repas, la maîtresse de maison est généralement tenue de préparer du guymâq ou kâtchi. Puisque ce repas est très répandu chez les Tabrizis, les ingrédients du kâtchi (farine, safran, beurre, et sirop de sucre) sont normalement présents dans toutes les maisons de Tabriz.

Avant la consommation du repas, une prière est prononcée pour la santé de l’Imâm Mahdi ou l’Imâm du Temps, puisque ce sofreh lui est dédié.

Normalement, une femme oratrice est présente pour la prière et la cérémonie du rowzehkhâni et les convives qui assistent à cette cérémonie sont les proches, les parentes, les amies et les voisines. Afin que cette cérémonie, qui est souvent très simple et organisée pour peu de convives, se déroule sans problème, on demande aux proches et aux membres de la famille de prononcer les prières. Ce type de sofreh est également souvent organisé pour des séances de récitation du Coran en raison de sa simplicité. Bien que les Tabrizis accordent de l’importance aux réceptions luxueuses, ce sofreh demeure l’un de leurs préférés. Beaucoup de femmes ont recours à ce sofreh votif en vue de réaliser leurs souhaits, et à l’époque contemporaine, sa popularité n’a pas baissé.

Kâtchi

Le sofreh de l’obscurité

Ce sofreh est attribué à la vénérée Zeynab, fille de l’Imâm ‘Ali et sœur de l’Imâm Hossein. Les repas se préparent dans l’obscurité et on les prend également dans l’obscurité, c’est pourquoi il a été nommé qârânliq sufrasi (sofreh de l’obscurité). Les personnes interrogées ignoraient la raison de l’organisation de ce sofreh dans l’obscurité et son attribution à Zeynab.

La maîtresse de maison fait un vœu en vue de la réalisation d’un souhait et elle étale ce sofreh chez elle dans l’obscurité. Pour ce faire, elle prépare du kâtchi le mardi soir pendant sept semaines.

La cuisson de ce kâtchi se fait dans des conditions particulières. Pendant les six premières semaines, on cuit le kâtchi avec une cuillérée de farine unique (ingrédient de base et mesure des autres ingrédients) au moment du coucher du soleil, c’est-à-dire peu avant l’appel à la prière du maghreb, et on ne doit allumer aucune lumière pendant la cuisson. A mesure que le soleil se couche, il fait de plus en plus sombre et c’est dans ces conditions que le kâtchi est préparé. On étend alors la nappe, toujours dans l’obscurité, et le kâtchi est consommé accompagné d’un morceau de pain. On n’invite pas beaucoup de personnes pendant les six premières semaines. Il est à noter que ce kâtchi doit être préparé dans un lieu non fréquenté par un homme ou un garçon. On ne leur donne également pas de ce kâtchi puisque selon les croyances, le vœu ne se réalise pas s’ils sont présents.

Si le souhait de la maîtresse de maison se réalise, elle doit cette fois-ci inviter beaucoup de gens. Les convives sont toujours exclusivement des femmes. Le kâtchi final et cette dernière réception ne sont ni préparés ni organisés dans le noir.

La décoration de la nappe revient à la maîtresse de maison. Elle peut la décorer comme elle veut, la seule condition de ce sofreh étant le moment particulier de sa préparation.

Avant la réception elle-même, on évoque les souffrances de la vénérée Zeynab lors de la cérémonie du rowzehkhâni. Après avoir rangé la nappe, on prononce la prière de Tavassol (le recours) afin que les souhaits de l’ensemble des invitées soient acceptés.

Le sofreh vert

Le sofreh vert existe aussi dans d’autres régions de l’Iran. Ce qui distincte le sofreh des Tabrizis, c’est qu’on l’attribue à l’Imam Hossein, tandis que dans d’autres régions, il est attribué à l’Imam Hassan. On l’appelle vert car que toutes les nourritures de ce sofreh sont de cette couleur. La nappe est verte, la vaisselle que l’on y dispose est verte. Des plats comme le koukou sabzi, bâghâli polow, sabzi polow ou des âsh y sont disposés. On décore aussi la nappe avec de la salade et des herbes (sabzi khordan). Les desserts, quels qu’ils soient, sont décorés avec de la pistache en poudre pour que le dessert aussi ait une apparence verte.

Le sofreh vert

Le sofreh vert fait partie des sofrehs luxueux des femmes de Tabriz. On invite les convives pour le déjeuner. La maîtresse de maison s’habille même généralement de vert, ainsi que parfois, les convives. Avant de manger, on récite la ziyârat (visite pieuse) d’Ashourâ, suivi d’un rowzekhâni et du rappel de l’histoire des martyrs du désert de Karbâlâ. A la fin, les convives s’assoient autour de la nappe et partagent le repas.

Le sofreh du Vénéré ‘Ali-Asghar

Cette cérémonie a lieu dans l’après-midi en tant que repas léger pour le milieu du jour. Le repas de ce sofreh est uniquement composé de lait et d’un pain spécial de la région appelé ahari. On sert le lait froid ou chaud selon la saison. Pendant la réception se déroule un rowzehkhâni en souvenir du vénéré ‘Ali-Asghar. Ce sofreh très modeste est lié au fait qu’Ali-Asghar était un nourrisson lorsqu’il est mort en martyr.

Outre ces sofrehs, il en existe d’autres qui sont aussi bien répandus à Tabriz que dans d’autres régions de l’Iran. Ces sofrehs ont le même nom partout, seule la manière d’organiser la réception et les nourritures diffèrent. Parmi eux, nous pouvons citer :

Le sofreh de la vénérée Roghayyeh

Ce sofreh est également modeste à cause du jeune âge de Roghayyeh. La réception a lieu dans l’après-midi. Le repas principal de ce sofreh est l’âsh, dont le type dépend du goût de la maîtresse de maison. On ne sert aucun autre repas chaud. La nappe dédiée à la vénérée Roqayyeh est décorée avec du formage, du pain et des crudités. A la fin de la cérémonie, on distribue aussi de l’âdjil moshkelgoshâ (spécialité de fruits secs) parmi les convives. Le rowzeh de la vénérée Roghayyeh est déclamé avant la réception. Dans d’autres régions de l’Iran, on décore ce sofreh avec du pain, des dattes et des bougies.

Le sofreh du vénéré Abolfazl

C’est un autre sofreh des femmes tabrizis. Puisque les repas de ce sofreh sont copieux, on invite les convives à midi pour le déjeuner. Différentes sortes de plats sont préparés avec prodigalité et la maîtresse de maison reçoit ses convives de la meilleure façon. La réception commence avec des hors-d’œuvre et le repas principal est le tchelo kabâb. Ce repas est l’un des repas officiels de l’Azerbaïdjan iranien, et le servir en tant que plat principal montre le luxe de la réception. On sert différents desserts selon le goût de la maîtresse de maison, en plus de la confiture, dessert de base omniprésent sur la nappe. Les crudités et diverses salades agrémentent aussi la nappe. Enfin, on distribue également de l’âdjil moshkelghoshâ parmi les convives. L’un des rites de ce sofreh est la récitation de la ziyârat du vénéré ‘Abbâs. Au cours de la récitation, les maîtresses de maison apportent des plats de fruits ou de dattes. A la fin de la récitation et après avoir rangé le repas, des gâteaux et du thé sont servis aux convives.

Les herbes (sabzi khordan)

Ce sofreh est très répandu en Azerbaïdjan pour deux raisons : la première, est que les Azéris connaissent le vénéré ‘Abbâs en tant que Bâb al-Hawâ’edj (l’intermédiaire de l’acceptation des souhaits), et ils ont recours à ce Vénéré pour demander à Dieu de réaliser leurs souhaits. La deuxième est que les Azéris l’aiment et ont beaucoup d’estime pour lui de sorte que, d’après la tradition populaire, certains l’apprécient encore plus que son père, l’Imâm ‘Ali.

Le sofreh du vénéré Abolfazl s’organise différemment selon les régions, mais il est toujours luxueux. Les repas qui agrément ce sofreh sont très variés et on peut notamment citer des plats tels que le adas polo ou l’âsh reshteh, ainsi que divers desserts tels que fruits variés ou confiseries, adjil moshkelghoshâ dont on remplit des sachets en dentelle et ficelés de rubans, de halvâ, dattes, pain, fromage et diverses crudités. Ces aliments sont considérés comme étant bénis, c’est pourquoi, les convives en mettent souvent un peu de côté et les apportent chez elles pour leurs familles.

La culture alimentaire des Tabrizis

L’une des coutumes propres aux Tabrizis est qu’ils servent de la confiture en tant que dessert. Les femmes azéries possèdent une habilité certaine dans la cuisson de la confiture, et la diversité des confitures chez les Azéris leur permet d’avoir plus de choix pour les servir comme dessert. Les confitures les plus connues préparées par les femmes de Tabriz sont la confiture de cédrat, la confiture d’orange amère, la confiture de courgette et la confiture de gingembre. Les Azéris apprécient aussi les pâtisseries en raison du climat froid de la région. La confiture est considérée dans la région comme une pâtisserie, et les Azéris s’en servent souvent pour agrémenter d’autres plats comme le riz au lait. Le yaourt accompagné de confiture est également prisé comme dessert d’été.

Le kâtchi a aussi une certaine importance dans la région d’Azerbaïdjan plus qu’ailleurs en Iran. Les Azéris prennent ce repas souvent au petit déjeuner et parfois à d’autres moments de la journée. Etant un repas très riche en valeur nutritionnelle, il est traditionnellement conseillé pour les parturientes. En préparer pour les jeunes mères est une tradition ancienne et selon le sexe du nouveau-né, elle variait autrefois. La femme qui accouchait d’une fille avait droit au kâtchi, moins cher, alors que les mères de garçons étaient privilégiées avec du geygânâkh, plat onéreux. Les familles aisées préparaient aussi du geygânâkh (omelette souvent sucrée) pour la parturiente. Le geygânâkh était autrefois préparé chez les gens aisés avec du yaourt, aujourd’hui, il est devenu un dessert répandu parmi tous. Préparé avec du lait, le geygânâkh est pris au petit-déjeuner.

Une autre pâtisserie prise avec le petit-déjeuner est le halvâ, également répandu partout en Iran. Il existe plusieurs sortes de halvâ en Azerbaïdjan, mais les trois halvâ à la noix, sucré et à la pistache sont réservés au petit-déjeuner. De nos jours, le halvâ est acheté déjà préparé en raison des difficultés de sa préparation. Dans cette région, on retrouve encore deux autres halvâ servis dans les cérémonies officielles. Le halvâ safrané connu sous le nom de olu hâlvâsi (halvâ des morts) qu’on sert souvent dans les cérémonies de deuil, et le halvâ au gingembre, propre à l’Azerbaïdjan et surtout à Tabriz.

Le sofreh de la vénérée Roghayyeh

Le reshteh khatâi est une autre sucrerie répandue parmi les Azéris. On la cuit avec des nouilles spéciales dont la préparation est difficile. On mange cette sucrerie durant le mois de Ramadan, au moment de la rupture du jeûne. Aujourd’hui, cette sucrerie est plus souvent achetée que faite maison.

Quant aux repas propres aux saisons froides, on peut citer les potages. Il existe plusieurs sortes de potages dans les régions azéries et surtout à Tabriz. Parmi les potages, le favori est l’âsh-e dâsh calam. Un autre potage très consommé est l’âsh-e calam yotchrotchi. Parmi les autres potages azéris, nous pouvons citer l’âsh-e mâst, l’âsh-e kashk, l’âsh-e anâr et l’âsh-e miveh. L’umaj âshi est quant à lui une sorte de potage que l’on prépare pour les personnes atteintes de la grippe, c’est pourquoi ce potage est souvent préparé en hiver. Un autre potage pour malade est l’âsh-e mariz. Il est fait avec du bouillon, des épinards et de la coriandre. Le shileh, autre potage d’hiver guérissant les maladies de cette saison, est fait à base de riz, de lentilles, d’oignons, d’aneth et de bouillon. Pour les malades, on le prépare sous une forme plus liquide afin qu’il soit facile à digérer. Un autre potage semblable est le ghâbli qui contient de l’orge concassée, du riz, des prunes et des abricots secs. Enfin, nous pouvons aussi citer le tandir âshi (potage au four), fait uniquement d’oignon et de viande. Le seul potage propre aux saisons chaudes est le potage au verjus.

Pour ce qui est des boissons préférées des Azéris, le dough vient en tête, boisson presque toujours servie avec le repas. A Tabriz, on mélange cette boisson avec de l’essence de menthe-coq ou avec une autre essence propre à l’Azerbaïdjan, la shâhesparam (essence de ziziphore), appréciée des habitants hors de son usage médical. On prépare aussi un sirop contenant cette essence et on le sert lors des cérémonies estivales. Parfois, cette même essence est ajoutée au thé comme aromate. Une autre boisson de Tabriz utilisée durant les cérémonies du bal-e boroun est le thé bicolore. Généralement, après avoir bu ce thé, les convives mettent de l’argent dans leurs soucoupes.

Les sofrehs votifs sont l’une des manifestations de l’alliance des croyances religieuses et culturelles d’une société. Les croyances chiites et l’importance du recours à l’aide des grandes personnalités religieuses en vue de la réalisation de souhaits faits à Dieu se mêlent à la culture gastronomique des Tabrizis ; le résultat étant l’apparition de coutumes particulières dressant un tableau riche des mœurs de ses habitants.


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