N° 103, juin 2014

Evolution et cheminement d’un ordre mystique musulman dans le soufisme indien


Shahnâz Salâmi


La rencontre de l’islam avec la spritualité hindoue au cours des siècles de coexistence, le cheminement et l’évolution d’un ordre mystique musulman Naqshbandi-Mujaddidi dans l’environnement hindou, et la relation ésotérique entre deux grandes traditions religieuses de l’Inde, l’hindouisme et l’islam n’ont cessé de retenir l’attention des chercheurs. La branche indienne du Naqshbandiyya, généralement connue sous le nom Mujaddidiyya, constitue un bel exemple des contacts spirituels intenses entre les communautés hindoues et musulmanes. Dans cette étude socioculturelle et historique de Naqshbandiyya Mujaddidiyya, nous allons plus loin en abordant la question de la création d’un nouveau khaneghâh ("monastère" soufi) de la branche Mazhariyya de la Mujaddidiyya dans le Vieux Delhi, l’un des centres les plus importants de la tradition Naqshbandi dans le sous-continent indien. Qui sont les différents maîtres de cette tradition ? Quelles sont les doctrines, les techniques et les méthodes de leur réalisation spirituelle ? Comment se définit la relation pir-morid (maître spirituel-disciple) ? Et surtout, dans quelles circonstances sociopolitiques et dans quels milieux religieux peut-on observer les contacts de l’islam avec l’hindouisme, ainsi que l’émergence de sous-branches hindoues régionales ?

Sheikh Ahmad Sirhindi

Le rayonnement du soufisme en Inde

Dans l’histoire de l’Orient musulman, en particulier de l’Asie centrale, les soufis ont joué un rôle important, notamment en tant que théoriciens dans le processus d’islamisation des populations locales. Le rayonnement du soufisme en Inde se mesure par l’extension du terme arabe faqir [1], qui désigne tous ceux qui ont renoncé au monde. Les soufis sont arrivés dans le sous-continent dès le XIème siècle, accompagnant les marchands puis les conquérants. [2] Au contact des yogis hindous, de nombreux derviches qalandars [3] ont adopté un mode de vie errant, pratiquant le célibat et le végétarisme. L’évolution globale de la Qalandariyya [4] dans l’Asie du sud, en Inde comme au Pakistan, en fait un mouvement soufi de référence. La conquête mongole devait jouer indirectement un rôle important dans la diffusion du soufisme. La Naqshbandi fleurit seulement au XVIème siècle avec l’arrivée des Mongols dans le sous-continent indien. Derrière le mot « Naqshband » se trouvent deux idées : naqsh qui signifie « gravure » et exprime l’idée de graver le nom d’Allah dans le cœur, et band qui signifie « lien », celui qui unit l’individu à son Créateur. La tariqa naqshbandiyya a étendu son influence de la Turquie à l’Inde, en passant par le Caucase et l’Asie centrale. Elle tire son nom de son maître Khâdjeh Shâh Bahâeddin Naghshband (Naqshband). Ce dernier prônait un style de vie mystique et austère, affirmant que « ce qui est apparent est pour le monde, ce qui est caché (intérieur) est pour Dieu. » [5] Il encourageait ses disciples à gagner leur vie « à la sueur de leur front » et à faire don aux autres. Lui-même s’écartait des affaires du monde et vivait de façon particulièrement austère, ne se nourrissant que d’orge, qu’il faisait lui-même pousser, et invitant les pauvres à sa table. Abou Ya’ghoub Youssef al-Hamedâni [6] et Abd al-Khâlegh al-Ghujdawâni ont élaboré les principes de cette voie soufie. Ce dernier introduit la pratique assidue du dhikr intérieur ou dhikr du cœur, qui deviendra caractéristique de l’ordre. Les naqshbandis, nommés les « soufis silencieux », croient aux pratiques du dhikr [7] et du sohbat [8]. En outre, ils s’intéressent aux rêves et à leur interprétation.

Parmi leurs pratiques, nous pouvons citer la « surveillance des pas », la « conscience de la respiration », « l’examen permanent des actes », « la retraite au milieu de la foule », « le voyage vers la patrie spirituelle », etc. Leurs méthodes sont les suivantes : « l’orientation du maître vers le disciple » (tawajjuh) et « l’attache au maître » (râbetat al-shaykh). La voie naqshbandi est aussi basée sur onze principes ou exercices : yâd kard [9], bâz gasht [10], negâh dâsht [11], yâd dâsht [12], hôsh dar dam [13], safar dar watan [14], nazar bar qadam [15], khalvat dar anjoman [16], woqouf zamâni [17], woqouf adadi [18] et woqouf ghalbi [19].

Les maîtres spirituels sont reliés au prophète Mohammad. Ce lien n’est pas physique mais spirituel. Le lien spirituel est plus proche, plus fort que le lien du sang. Ainsi, le guide spirituel est un guide permanent justement parce que les âmes sont liées, indépendamment du temps et de l’espace. Pour cette raison, l’action de s’attacher à un guide spirituel est primordiale. Le disciple doit pratiquer ses prières selon le Coran et la tradition (sunna) du Prophète.

L’émergence d’une nouvelle confrérie indienne

La Naqshbandi arriva en Inde au XVIe siècle avec les Mongols. Elle avait alors déjà une identité bien formée : on ne peut donc pas dire que ce soit une création indienne. Cependant, elle subit dans le contexte indien une mutation qui en fait en quelque sorte une confrérie nouvelle, appelée Mujaddidiyya [20], qui a été perçue à l’extérieur comme indienne. Mujaddidiyya vient du titre du sheikh naqshbandi indien Ahmad Sirhindi (m. 1624), surnommé Mujaddad alf al-sâni [21]. Sirhindi a édité en trois volumes ses Lettres (Maktoubât) qui sont le manuel qui manquait à la confrérie. On y trouve un exposé des techniques centre-asiatiques de dhikr, analogues dans leur principe à celles du yoga, où il faut éveiller dans le corps, de bas en haut, une série de centres subtils (latifa, pluriel : latâ’if) jusqu’au sommet du crâne pour arriver à l’union avec Dieu. Sirhindi s’abstient de qualifier cette pratique d’ « unité de l’être » (wahdat al-wojoud) – théorie attribuée à Ibn ’Arabi -, et adopte la formule plus prudente de wahdat al-shohoud ou « unité de l’expérience », expliquant que l’union avec Dieu ressentie lors de l’extase est une expérience subjective qui n’implique pas une identité ontologique de Dieu et de sa créature. Ce sujet détermine le point de départ de tous ces disciples qui, à l’imitation de l’Ascension nocturne accomplie par le prophète Mohammad, souhaitent suivre le chemin intérieur qui mène vers l’accomplissement de l’Homme Parfait. Les Mujaddadis ont développé en détail la science des centres subtils pour tracer l’analogie entre le macrocosme [22] et le microcosme [23] : le cœur (qalb), l’esprit (rouh), le secret (sirr), le caché (khafi) et le plus caché (akhfa).

Une ébauche de plan de l’emplacement des centres subtils dans l’organisme humain, selon les autorités de la Mujaddiddiyya Mazhariyya.

A chacun de ces organes subtils est attribuée une couleur particulière : jaune pour le qalb, rouge pour le rouh, blanc pour le sirr, noir pour le khafi et vert pour l’akhfa. Chacun de ces cinq organes subtils est dit avoir un rapport avec l’un des degrés de sainteté [24] menant étape par étape à la vision de l’Essence pure de Dieu [25].

Les circonstances sociopolitiques et la naissance d’une sous-branche

Dans son livre intitulé Changement et continuité dans le sufisme indien, Thomas Dahnhardt, passionné de la civilisation islamique en Inde, évoque une branche spéciale de la Naqshbandiyya Mujaddidiyya appelée Mazhariyya et datant du XVIIIe siècle, dont le maître était Mirzâ Jân-e Jânân. On rapporte qu’un jour, Mirzâ alla rendre visite à Hakim Nâmdâr Khan, mourant. Mirzâ resta une minute absorbé en état de tawajjuh et rapidement, le hakim rouvrit les yeux. [26] Mirzâ a joué un rôle central dans l’histoire de la tariqa et de ce fait, son ordre fut plus tard reconnu sous le nom de Shamsiyya Mazhariyya, shamsiyya insistant sur sa place centrale. L’importance de Mirzâ Jan-e Jânân est telle que son tombeau est devenu un lieu de pèlerinage et une source d’inspiration spirituelle.

Mausolée de Bahâeddin Naqshband à Boukhara

Dans l’étude de cette branche du soufisme islamo-indien, il faut tenir compte des circonstances sociopolitiques qui y donnèrent naissance dans le nord de l’Inde et en particulier à Delhi, c’est-à-dire le déclin rapide de l’autorité des Mongols après la mort de l’empereur Aurangzeb en 1707, déclin accéléré par l’émergence de forces non-islamiques et des pouvoirs étrangers issus de la colonisation européenne. Très vite, un certain nombre d’intellectuels musulmans, percevant le danger d’une perte possible de l’identité musulmane, ont cherché à apporter une réponse à cette crise profonde. D’autres ont trouvé refuge dans la présence de chefs spirituels et religieux qui, du cadre isolé de leurs khâneqâhs et madrasas, ont continué à représenter un élément de stabilité et de continuité de l’ordre ancien.

Compte tenu de la tendance spécifique propre à l’ordre Naqshbandi et de son influence sur les dirigeants du monde, il n’est pas difficile de comprendre comment un grand maître soufi comme Mirzâ Jân-e Jânân ressent le devoir, dans le sillage de ses prédécesseurs, d’empêcher le processus de dégradation - en précisant, puisque le point a son importance, qu’il le fait en défendant des positions sunnites orthodoxes. En effet, l’une des caractéristiques plutôt intéressante du XVIIIe siècle est que si d’un côté, on est alors témoins de l’émergence d’un courant prêt à combler le fossé entre musulmans et non-musulmans (hindous), d’un autre côté, la distance entre sunnites et chiites ne cesse d’augmenter. La plupart des leaders soufis de Delhi avaient de l’estime pour le Prophète de l’islam et ses compagnons, et considéraient Ali comme le successeur de Mohammad. Néanmoins, la prudence de Mirzâ ne suffit pas à cacher ses convictions personnelles déterminées par un fort sentiment anti-chiite importé d’Iran. Il suffit de se rappeler de la fin de sa vie. Au début de Moharram, mois durant lequel fut tué l’Imâm Hossein et sa famille et qui est une période de deuil pour les chiites, un groupe de chiites portant des icônes de ta’ziya en procession dans les rues de Delhi passent devant la khâneghâh de Mirzâ Jân-e Jânân. Mirzâ aurait alors fait quelques remarques à ses disciples et critiqué cette procession en la qualifiant d’« action hérétique vaine et d’innovation illégale ». Ces paroles furent rapportées à certains membres de la procession, et trois hommes apparemment chiites se rendirent auprès de Mirzâ Jân-e Jânân en prétendant être venus pour rendre hommage au Sheikh renommé. L’un d’entre eux sortit un pistolet et lui tira dans la poitrine. Ces trois hommes parvinrent à s’échapper ensuite sans être reconnus, et si aucun d’entre eux ne fut arrêté et donc formellement identifié, il est probable qu’ils appartenaient à une faction extrémiste chiite qui avait juré de se venger des remarques offensantes du Sheikh. Grièvement blessé, Mirzâ survit trois jours, refusant durant ce temps tout traitement médical d’un médecin européen qui lui avait été envoyé par l’empereur Shâh-e ’Alam, et demandant de ne pas poursuivre ses agresseurs puisqu’il leur avait pardonné.

Tombeau de Sheikh Ahmad Sirhindi

En guise de conclusion, nous revenons ici sur les circonstances sociopolitiques qui ont favorisé l’évolution dans un contexte hindou de cette branche particulière de la Naqshbandiyya Mujaddidiyya Mazhariyya, apparue dans un environnement islamique, et ce au moment où de nombreuses couches de la société indienne avaient commencé à s’ériger contre la domination coloniale européenne et la mentalité agressive des dirigeants coloniaux visant à établir une hégémonie politique, matérielle et culturelle sur l’environnement indigène. Ce premier mouvement de résistance à la colonisation fut à la base de l’émergence d’une série de mouvements réformistes sociaux et religieux, dont les acteurs étaient pour la plupart des hindous appartenant à de hautes castes. Cette sous-branche indienne soufie fut également un refuge contre le colonialisme. Il est donc possible de déceler une série de facteurs favorables à cette rencontre de l’islam et de l’hindouisme au XIXe siècle, ainsi que ce qui a permis le passage de l’héritage de la Naqshbandiyya Mujaddidiyya dans un environnement hindou. L’apparition du soufisme indo-musulman a apporté une contribution significative à la constitution de l’environnement culturel actuel du sous-continent indien – et ce malgré d’autres événements récents, comme les tensions politiques constantes entre l’Inde et le Pakistan sur la question du Cachemire qui ont davantage attiré l’attention du monde sur les facteurs de division et qui ont conduit à une augmentation de la distance entre les hindous et les musulmans au cours du siècle dernier. Malgré cette situation, les nombreux contacts entre ces deux communautés sont toujours remarquables. La politique laïque de la République de l’Inde après l’indépendance en 1947 a donné lieu à de nombreuses recherches qui tendent à glorifier le passé de l’Inde, et qui a été le théâtre de réalisations culturelles uniques de la part de personnalités charismatiques à la fois hindoues et musulmanes. Le développement d’un style architectural indo-islamique, les courants poétiques, une cuisine richement mélangée et la cohabitation pacifique de différents groupes religieux en sont quelques exemples qui modèlent l’image de la culture exotique de l’Inde.

Sources :
- Boivin, Michel, Le soufisme antinomien dans le sous-continent indien, Shahbâz Qalandar et son héritage XIIème-XXème siècle, coll. Patrimoines visages de l’Islam, éd. Cerf, 2012.
- Dahnhardt, Thomas, Change and continuity in Indian sufism, New Delhi, India, 2007.
- Speziale, Fabrizio, Soufisme, religion et médecine en islam indien, éd. Karthala, 2010.

Notes

[1Pauvre en Dieu

[2Hallâdj y séjourne vers l’an 900.

[3L’origine du terme de qalandar est inconnue. Historiquement, le premier qalandar attesté dans la littérature est Bâbâ Tâhir ‘Uryân. Le qalandar vit en marge de la société de son propre chef : l’errance est ce qui le définit. Le comportement des qalandars est caractérisé par trois attitudes : le renoncement, l’errance et l’antinomisme. Abou Yazid Bastâmi et Mansour al-Hallâj sont considérés comme faisait partie des premiers qalandar. Voir Boivin, Michel, Le soufisme antinomien dans le sous-continent indien, Shahbâz Qalandar et son héritage XIIème-XXème siècle.

[4Le terme qalandar reçoit deux interprétations. La plupart du temps, il est employé pour désigner des maîtres soufis intégrés dans une tariqa régulière et dans ce cas, il fait fonction de laqab (surnom). La seconde interprétation fait référence à l’érémitisme et à l’errance qui désigne les derviches gyrovagues. On réserve le nom de qalandar aux seconds, et propose le terme de qalandari pour les premiers.

[5Az-zâhir li l-khalq al-bâtin li l-haqq

[6Soufi iranien.

[7Souvenir de Dieu, la « méditation silencieuse du cœur ».

[8Rapport intime entre le maître et le disciple.

[9Le souvenir oral et mental consistant en la répétition constante du dhikr. Shâh Naqshband avait coutume de dire : « Le but du dhikr est que le cœur ait toujours al-Haqq [Dieu] en conscience, car sa pratique bannit l’inattention ».

[10Le dhâkir doit répéter : « Mon Dieu, Tu es mon but et Ta satisfaction est mon but », afin d’éviter que ses pensées ne s’égarent. Cela a aussi un sens de retour à Dieu, de repentir.

[11Etre vigilant vis-à-vis des pensées qui pourraient nous égarer, lorsque l’on répète la phrase sacrée, c’est-à-dire la shahâda.

[12Ou le souvenir consiste à se concentrer sur la présence divine dans un état de dhawq (zowgh) ou de sensibilité.

[13Il s’agit de la technique du contrôle de la respiration.

[14Voyager vers sa patrie : c’est un voyage intérieur.

[15Cela consiste à être attentif à l’endroit où l’on marche. Le sâlik (pèlerin) doit toujours être attentif lors de son voyage - et ce quel que soit le pays qu’il traverse - à ce que son regard ne soit pas distrait du but de son voyage.

[16La solitude parmi une foule : le voyage du pèlerin, bien qu’il se déroule en apparence dans le monde, est un voyage intérieur avec Dieu.

[17La conscience du temps consiste à être conscient de la manière dont on passe notre temps.

[18La conscience des nombres consiste à compter le nombre de dhikr, de sorte à empêcher les mauvaises pensées de nous envahir.

[19La conscience du cœur consiste à diriger son cœur vers la présence divine. Le dhikr se fait dans le but de contrôler et d’éviter les turbulences du cœur.

[20Naqshbandi réformée.

[21Restaurateur du second millénaire.

[22Alam al-kabir

[23Alam al-saghir

[24Wilâyat

[25Mushâhada

[26Speziale, Fabrizio, Soufisme, religion et médecine en islam indien, éd. Karthala, 2010, p. 216.


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  • J’ai longtemps été dans l’entourage de Mme Lilian Silburn qui transmettait la force divine en étant de loin la transmetteuse de la grâce que diffusait son Maître Radha Mohan Lal Adhauliya. Mme Silburn étant décédée, j’aurais voulu savoir s’il était possible d’entrer en contact avec le successeur de Radha Mohan à la tête de la tariqa en Inde et de pouvoir recevoir sa bénédiction et sa guidance. Merci de votre réponse.

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