N° 103, juin 2014

Les Turkmènes d’Iran


Arefeh Hedjazi


Les Turkmènes sont l’une des ethnies importantes d’Iran, avec une population estimée à environ 1 400 000 individus. Ils vivent majoritairement dans la province du Golestân, la plaine de Gorgân et celle de Torkaman Sahra (littéralement : la plaine turkmène), la province du Khorâssân du nord (notamment à Ghoutchân et Bojnourd, ainsi qu’à Sarakhs). Un petit nombre vit également à Téhéran et dans des villes du centre de l’Iran. Les clans Jaafarbây de la tribu Yomout vivent principalement sur le littoral sud de la mer Caspienne, les Aghtâbây de la même tribu vivent généralement dans la plaine de Gorgân et aux abords de la rivière Atrak, et enfin les clans Khojâ, Sheykh, Makhtoum et Atâ sont établis dans le Mazandarân et le Khorâssân. Les villes turkmènes les plus importantes d’Iran sont Bandar Torkman (ville portuaire située sur la Caspienne), Agh Ghalâ et Gonbad-e Kâvous.

La confédération dynastique des Turkmènes Aq Qoyounlou en 1478

Rien que dans la province du Golestân qui avoisine le Turkménistan, leur nombre dépasse le demi-million et constitue environ 33% de la population de la région. Leur densité démographique est plus grande dans les villes proches de la frontière turkmène, telles que Gomishân, ville intégralement turkmène, Agh Ghalâ, avec 98% de Turkmènes, Bandar Torkaman, avec 85% d’habitants turkmènes, Gonbad-e Kâvous, où 77% est turkmène, Kolâleh, avec 55% d’habitants turkmènes et Minoudasht, où 40% est turkmène. Un certain pourcentage vit également dans d’autres villes de la région comme le chef-lieu de la province, la ville de Gorgân. Au total, 37,6% du territoire de la province de Gorgân appartient aux Turkmènes, ce qui suffit à montrer l’importance de leur place dans la région.

Territoires des plus importantes tribus tukmènes au XVIe siècle

Les tribus turkmènes et leurs origines

L’organisation sociale des Turkmènes est clanique. Il existe dans le monde entre 9 et 24 tribus turkmènes. Quatre de ces tribus vivent notamment en Iran :

- Les Yomout : ce sont les descendants de Yomout, fils de Ghalami, fils de Bardi, fils d’Oghourjik. Yomout avait trois fils : Ghatli Tamour, qui est l’ancêtre commun des Yomout de Gorgân, Otli Tamour, l’ancêtre commun des Turkmènes de Khiva, Oussagh.

Les Yomout iraniens vivent majoritairement à Gorgân. Ils se divisent en deux branches : Tchamour et Tchârvâ. Les Tchamour sont des agriculteurs et migrent rarement. Les Tchârvâ, nomades, se déplacent saisonnièrement à la recherche de pâturages. Ils restent quelques semaines au même endroit et se déplacent généralement au nord de la rivière Atrak. Leur migration les mène parfois jusqu’au territoire russe. Mais, ils reviennent à Gorgân à la fin de l’été pour s’occuper de leurs cultures. Aujourd’hui, la majorité des Yomout iraniens vivent dans la plaine de Gorgân, et les autres dans le Khârezm.

- Les Goeklân : d’après certains historiens, au moment de l’invasion mongole du XIIe siècle, les Goeklân étaient appelés les Ghây, du nom de Ghây Khân, petit fils de Gharâ Khân, premier khân de l’Orient. A l’époque du règne des sultans Simjour, vassaux des Samanides, ils furent déplacés de force vers la région où ils vivent aujourd’hui. Durant ce déplacement forcé, les Goeklân exprimèrent leur mécontentement en attaquant la ville de Mashhad dont il ne resta que des ruines, puis après avoir forcé les Yomout de la région à partir, ils s’installèrent dans les ruines. Ils étaient alors obligés de boire de l’eau impure, étant donné que les Samanides avaient bâti un puissant barrage sur l’Atrak, barrage qu’ils tentèrent pendant longtemps de détruire, sans succès - et ce jusqu’à ce qu’un inconnu monté sur un cheval gris à la patte folle leur dise d’allumer des feux derrière le barrage pour faire fondre le goudron qui le tenait, puis de creuser des trous dans le mur du barrage ainsi débarrassé de son goudron protecteur avec leurs lances. Ensuite, la pression de l’eau les aiderait à faire crouler le barrage. Les Turkmènes nommèrent cet inconnu Goeklân. Les trois clans Goekalân se nomment Ay Khân, Goun Khân et Gong Khân.

- Les Sâlour (ou Sâlyr) : vu la puissance des autres tribus turkmènes, les Sâlour ne pouvaient obtenir de territoires propres, ce qui les poussa peu à peu vers l’antique Khorâssân où ils s’installèrent près de Merv, aux côtés de la tribu Sârigh. Aujourd’hui, la plupart d’entre eux vivent au Turkménistan, mais il existe aussi des Sâlour dans le Khorâssân iranien.

La province du Golestân au nord où vivent les Iraniens d’ethnie turkmène

Sâlourghâzân Bâba était un turkmène renommé pour sa bravoure qui le fit tuer par des nomades du Turkestân. Il avait quatre fils : Arsâri, Sâlour, Yomout et Tekkeh.

- Les Tekkeh : Tekkeh avait trois fils : Aghtamesh, Taghtamesh et Yâlghamesh. Les descendants des deux premiers vivent actuellement dans les alentours de Merv. Le dernier, Yâlghamesh s’appelait initialement Sârough du fait de sa face jaunâtre, nom que ses descendants ont hérité.

Les Tekkeh comme les Yomout sont nombreux et se divisent en deux branches principales : les Tekkeh de Khiva et les Tekkeh d’Akhal, groupe auquel appartiennent les Tekkeh d’Iran.

Petite histoire des Turkmènes

Les Turkmènes, également nommés Oghouz ou Ghâz, forment historiquement une fédération de peuples nomades originaires d’Asie centrale vivant depuis des millénaires dans les vastes steppes asiatiques, entre la Syr Darya et la Mer d’Aral. Les origines de cette fédération font l’objet d’hypothèses variées, la plus importante estimant que les premiers Turkmènes étaient originaires de la Chine de l’Ouest. Jusqu’au VIIe siècle, les Turkmènes faisaient partie de la grande tribu altaïque turque d’Asie centrale. Durant ce siècle, avec la chute de l’empire des Göktûrk, les Turcs n’appartenant pas aux ethnies légendaires telles que les Ouïgours furent nommés Oghouz. Ces Oghouz se séparèrent ensuite de la Grande confédération et prirent le chemin de l’ouest, vers l’Aral et la Sir Daray.

Le mot « turkmène » fut utilisé pour la première fois au XIe siècle par les historiens et géographes musulmans sous la forme du pluriel persan « Turcomans », notamment par Gardizi et Abolfazl Beyhaghi. Il semble également que les Oghouz non-musulmans appelaient Turkmènes ceux qui s’étaient convertis à l’islam.

D’après les historiens, c’est à partir du Xe siècle que l’on peut commencer à parler d’un unique peuple turkmène, vivant sur le territoire d’anciens peuples iraniens comme les Scythes, les Parthes, les Massagètes, les Alains et les Khorâssânis. Mais dès avant cette période, la puissance conquérante des tribus turkmènes est bien reconnue en terre persane : durant tout le dernier millénaire, les dynasties turkmènes ont été légion à régner sur l’Iran.

Tissage de tapis turkmène

Aperçu de l’histoire des Turkmènes d’Iran

A l’époque du règne de Massoud Ghaznavi, les Turkmènes, éleveurs nomades, faisaient des incursions - pas toujours pacifiques - sur le territoire des Ghaznavides, notamment dans la région de Gorgân, à la recherche de pâturages pour leurs troupeaux. La guerre éclata entre ces Turkmènes guerriers et le Ghaznavide Massoud qui perdit la bataille, ce qui conduisit à l’éclatement assez rapide de l’empire ghaznavide. Puis les Turkmènes prirent le pouvoir avec les Seldjoukides. Durant cette ère et les suivantes, les Turkmènes s’installèrent peu à peu en grand nombre dans la plaine du Gorgân et sur le littoral sud-est de la Caspienne.

Les Turkmènes ont toujours eu une relation spéciale avec les Persans, marquée par leur omniprésence sur la scène historique iranienne. Une relation souvent conflictuelle, leur culture nomade ne s’accommodant pas toujours de la préciosité despotique des persanophones, qu’ils ont souvent militairement affrontés ; mais aussi nationale, puisque plusieurs des dynasties - pour ne pas dire la majorité - ayant régné sur la Perse ont été des dynasties soient turkmènes, soit turcophones, donc liées aux Turkmènes. Citons notamment les Seldjoukides, les Aghghouyounlou, les Ghareghouyounlou ou plus récemment les Qâdjârs. Ils ont de plus généralement été très présents dans la constitution du pouvoir auprès des dynasties non-turkmènes telles que les Mongols d’Inde ou les dynasties iraniennes persanes. Au XVIIe siècle, les Safavides ont porté un coup dur à la puissance militaire turkmène qu’ils ont pris sous contrôle, mais ces derniers ont tout de même réussi jusqu’à aujourd’hui à préserver leur culture.

Démonstration de filage de laine

Jusqu’en 1881 et la signature du traité d’Akhal entre la Russie et la Perse qui marque le renoncement de l’Iran à ses anciens territoires d’Asie centrale et du Turkestan au profit du géant russe, il n’existe pas de séparation entre les Turkmènes d’Iran et ceux de l’actuel Turkménistan. Mais le traité de 1881, qui établit la rivière Atrak comme frontière entre l’Iran et la Russie, commence à diviser les Turkmènes entre l’Iran et le Turkménistan, division qui prend une dimension tragique avec la constitution de l’URSS et la séparation forcée des Turkmènes d’Iran avec ceux du nouvel Etat soviétique. Cette frontière force de plus les Turkmènes à remettre en cause leur mode de vie nomade, puisque l’accès aux pâturages des deux côtés de la frontière n’est plus libre. Finalement, précisons que la migration des Turkmènes, pris dans le sens historique de groupes turcophones d’Asie centrale vers non seulement l’Iran, mais toute l’Asie de l’ouest, a continué jusqu’à la signature du traité irano-russe d’Akhal de 1881.

En 1923, en Iran, la politique gouvernementale visant à mieux « dompter » les Turkmènes provoque des soulèvements dans la région du Golestân et conduit à la création d’une fédération des clans turkmènes iraniens et un comité représentatif formé de six personnes de chaque tribu, chargé d’exprimer les demandes de la communauté turkmène. Mais Rezâ Khân Pahlavi, le « modernisateur » de l’Iran, ne l’entend pas de cette oreille et s’en prend aux Turkmènes avec la même virulence que vis-à-vis de l’ensemble des nomades d’Iran. Les troupes gouvernementales attaquent donc en 1925 et forcent les Turkmènes nomades à se sédentariser. Ce n’est que le début d’une politique de répression féroce du mode de vie turkmène, qui continuera tout au long du règne des Pahlavi et qui ira jusqu’à interdire aux Turkmènes de porter leurs noms et de choisir des noms persans. Ce n’est qu’avec la Révolution de 1979 que les Turkmènes peuvent retrouver une certaine liberté.

Culture, économie et société des Turkmènes d’Iran

Le système familial turkmène est patriarcal. Avant le XXe siècle, les familles turkmènes étaient nombreuses puisque les enfants, en tant que force de travail, représentaient un trésor irremplaçable. La famille est traditionnellement guidée par le père doté d’une autorité absolue. La différenciation des activités féminines et masculines est également fortement marquée chez les Turkmènes. Les hommes s’occupent d’agriculture et d’élevage et les femmes sont chargées, en plus du ménage et de la garde des enfants, de la fabrication des tentes nomades en osier, de la production de farine et de fruits secs, de la traite des animaux, du tissage de tapis, de la fabrication de feutre, de la production des dérivés laitiers et du raffinage de la laine.

Forcés de se sédentariser en Iran dès avant la Seconde Guerre mondiale par Rezâ Khân Pahlavi, les Turkmènes ont cependant gardé de nombreuses traditions pastorales et l’élevage constitue encore une de leurs activités principales. Leurs autres sources de revenus étant l’agriculture, mais aussi le tissage de tapis, de feutre, de kilim, de tissus en soie, ainsi que la pêche et la pisciculture.

Le mariage

Le mariage a une forte importance économique pour les Turkmènes, qui possèdent tous des ancêtres communs. Étant donné que le mariage signifie le changement de famille d’un membre actif (la mariée), la famille de l’homme doit offrir un douaire conséquent à la famille qui accorde la main de sa fille. Ainsi, les familles possédant beaucoup de garçons doivent songer tôt à ce douaire qu’elles devront payer lors du mariage de leurs fils. Précisons également que les noces turkmènes sont fastueuses et régies par des coutumes traditionnelles.

Scène de mariage turkmène

Religion et fêtes

Les Turkmènes sont musulmans sunnites hanafites. Leurs fêtes les plus importantes sont les deux fêtes musulmanes d’Aïd al-Ghorban (ou Aïd al-Kabir) et Aïd-al Fitr, mais aussi la fête turkmène Agh Ghouyoun.

La musique turkmène

Particulièrement réputée, cette musique turkmène a principalement pris sa forme actuelle grâce aux bardes, qui étaient et sont toujours chargés de déclamer en poèmes chantés les grandes légendes ou petites histoires épiques de la communauté. Ces bardes sont également des acteurs en ce sens qu’ils utilisent aussi le langage corporel pour souligner leur chant. Dans la langue antique pahlavi, ces chanteurs étaient nommés goussân ou koussân.

L’instrument de musique basique des Turkmènes est le dotâr (luth à deux cordes), que l’on nomme également tâmdareh ou tanboureh. Le ghowz (en persan zanbourak) et le kamantcheh (en turkmène ghajagh) sont d’autres instruments de musique traditionnelle utilisés par les Turkmènes.

Les chants funéraires

Ces chants funéraires ont lieu durant les deuils et les Turkmènes iraniens les nomment tâvosh. Bien que ces chants soient centrés sur l’expression du deuil, ils contiennent une extrême richesse poétique ainsi qu’une dimension généralement lyrique. Ces chants sont déclamés par les femmes turkmènes, soit en solo, soit en groupe et comprennent souvent des quatrains. Il est possible de deviner le degré de parenté ou de familiarité entre le défunt et la chanteuse à l’écoute du contenu, mais aussi de la tonalité du chant. De plus, durant ce rite, on revient généralement sur la vie du défunt et les circonstances de son décès avec une thématique de louange et de regrets.

Le cheval turkmène et les courses de Gonbad

En Iran, ce qui fait la célébrité et la caractéristique unique des Turkmènes est leur habileté de cavalier et leur connaissance du cheval. Les Turkmènes sont les plus importants éleveurs de chevaux d’Iran et les champs de courses les mieux connus du pays sont ceux de la province du Golestân, notamment la ville de Gonbad où se tiennent régulièrement les plus importantes manifestations hippiques d’Iran.

Il semble que malgré toutes les circonstances historiques, les Turkmènes iraniens ont su préserver leur identité culturelle, notamment au travers de l’équitation, art hérité de leurs ancêtres dont les courses endiablées dominaient toute l’Asie. Cet art qui est peut-être la plus belle manifestation de la beauté et du dynamisme de cette culture altaïque qui est sans conteste l’une des richesses de l’Iran.

Elevage de chevaux turkmènes

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