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L’Iran juridique dans
la fable « Le Dépositaire infidèle » de
Jean de la Fontaine
La notoriété de Jean de la Fontaine (1621-1695), fabuliste, a laissé dans le répertoire français de nombreux éclaircissements sur son statut de moraliste, notamment la fable "Le Dépositaire infidèle" qui illustre le rôle moralisateur de La Fontaine.
Les fables de La Fontaine traitent souvent de la justice avec l’idée de globaliser la notion de tolérance chez ceux qui aiment le bonheur et la bonté. Et en la matière, le fabuliste français trouve en l’Orient une contrée de révélation juridique où le mysticisme et le spiritualisme forment une trame pour l’élévation individuelle. En Orient, la foi est la pierre de touche de la justice. D’où la motivation du fabuliste français lorsqu’il parle d’un Persan chez qui la justice trouve ses germes dans la parole sincère, dite l’acte de vérité. Dans "Le Dépositaire infidèle", La Fontaine met en valeur non seulement l’importance de la confiance réciproque dans une vie sociale, mais montre aussi que l’Iran serait un lieu favorable à l’éveil de la conscience humaine par elle-même et non par l’intermédiaire du verdict d’un juge judicieux.
Comme Jean-Pierre de Florian (1755-1794) [1], La Fontaine a tourné son regard vers l’Iran, et ce grâce à la poésie didactique des poètes classiques, comme le précise Shojâ’-od-Din Shafâ : « Bien que La Fontaine se soit inspiré dans la plupart de ses fables du poète grec Esope, l’apport des chercheurs européens montre que parfois, la source inspiratrice de La Fontaine a été l’œuvre des poètes iraniens, en particulier Saadi. » [2] La Fontaine découvre Saadi grâce à la traduction du Jardin des roses, et Jean-Marc Moura écrit à ce propos : « La Fontaine s’inspire du poète persan Saadi (XII siècle) dont du Ryer avait traduit L’Empire des roses en 1634. » [3] Et si La Fontaine s’inspire de l’Orient, c’est qu’il y trouve une certaine sagesse qui alimente à la fois la vertu et la raison.
Dans son livre, Anthologie de la littérature (Du Moyen Âge à 1850), Jean-François Chénier confirme la richesse de la littérature orientale : « Issue des cultures gréco-latine et orientale, la fable renaît à l’époque classique pour communiquer un enseignement moral et philosophique. » [4] Partant de ce point de vue, l’image juridique de l’Iran est mise en scène par La Fontaine notamment dans la fable qui présente un commerçant persan lors d’un dépôt de fer à son voisin :
« Un trafiquant de Perse,
Chez son voisin, s’en allant en commerce,
Mit en dépôt un cent de fer un jour. » [5]
A première vue, le choix du personnage persan atteste l’intérêt de notre fabuliste pour l’Iran dont l’héritage socio-historique fait l’objet d’une anecdote morale. Dans cette fable, le déposant et le dépositaire persans révèlent principalement la nécessité des rapports humains auxquels s’attachent soit la tolérance, soit la discordance en fonction de leur nature obsessionnelle. La Fontaine examine la loyauté du voisin persan par le biais d’une demande légitime :
« Mon fer ? dit-il, quand il fut de retour.
-Votre fer ? Il n’est plus : j’ai regret de vous dire
Qu’un rat l’a mangé tout entier.
J’en ai grondé mes gens. Mais qu’y faire ? Un grenier
A toujours quelque trou. » [6]
La réplique du dépositaire s’oppose à la confiance du Persan jusqu’à ce que celui-ci fasse semblant de croire l’événement véritable. Dans ce sens, la preuve du voisin concernant la disparition du fer ne satisfait pas assez le commerçant, mais ce dernier pense à réclamer son dépôt intelligemment. De même, le Persan se contente de se montrer tolérant et de faire preuve de respect vis-à-vis de son voisinage, car l’usage du terme « voisin » dans l’écriture de La Fontaine évoque évidemment la coexistence sociale connue de la tradition orientale. Sous cet angle, la revendication du déposant problématise d’une part la crédibilité nécessaire à une sympathie bilatérale, et la cristallisation de la confiance d’autre part. Ainsi, la dispute inéluctable des voisins provoque une réaction similaire qui entraîne ensuite le mensonge et le regret :
« Le trafiquant admire un tel prodige,
Et feint de le croire pourtant.
Au bout de quelques jours, il détourne l’enfant
Du perfide voisin ; puis à souper convie
Le père, qui s’excuse et lui dit en pleurant :
« Disposez-moi, je vous supplie ;
Tous plaisirs pour moi sont perdus.
J’aimais un fils plus que ma vie ;
Je n’ai que lui ; que dis-je ? Hélas ! Je ne l’ai plus.
On me l’a dérobé. Plaignez mon infortune. » [7]
La Fontaine fait alors dire au déposant des propos qui sèment le doute chez le dépositaire malhonnête et qui pourraient marquer un dénouement juste :
« Le marchand repartit : « Hier au soir, sur la brune,
Un chat-huant s’en vint votre fils enlever.
Vers un vieux bâtiment je le lui vis porter. »
Le père dit : « Comment voulez-vous que je croie
Qu’un hibou put jamais emporter cette proie ?
Mon fils en un besoin eût pris le chat-huant. » [8]
A l’issue d’une telle histoire mensongère, le déposant persan tente de convaincre le dépositaire d’avoir abusé de la confiance d’autrui par le recours à des subterfuges incroyables. La Fontaine décrit bien dans cette fable populaire,
les conséquences d’une duperie malsaine causée par un habitant avide de
la Cité orientale :
« Je ne vous dirai point, reprit l’autre, comment ;
Mais enfin je l’ai vu, vu de mes yeux, vous dis-je,
Et ne vois rien qui vous oblige.
D’en douter un moment après ce que je dis.
Faut-il que vous trouviez étrange
Que le quintal de fer par un seul rat se mange,
Enlèvent un garçon pesant un demi-centre ? »
L’autre vit où tendait cette feinte aventure.
Il rendit le fer au marchand,
Qui lui rendit sa géniture. » [9]
En réalité, la dispute entre ces deux voisins se finit par des échanges réciproques - la libération du fils du voisin et la remise du fer du Persan - tout en leur révélant que le fait de prendre des libertés vis-à-vis du réel entraîne tour à tour le mensonge et le doute. Ainsi, chez La Fontaine, l’oubli du droit d’autrui n’est pas tolérable : « La Fontaine fut un poète épris de perfection, et l’aisance à laquelle il parvient est à l’opposé de la négligence. » [10] Ainsi, les arguments posés par ces deux Persans s’accordent plutôt sur une incompréhension volontaire qu’à une entente partagée. En guise de conclusion, on peut dire que les Persans de La Fontaine ont pu mettre en lumière les lacunes d’une situation éventuelle dans laquelle ils sauraient s’unir par une confiance élaborée. Pour La Fontaine, l’Iran a été un vif espace exotique où le faux masque de la charité humaine se dévoile à mesure qu’on agit de la même façon dans le cadre d’une réclamation judiciaire. Finalement, la voix active du fabuliste français trouve un écho dans une conscience éveillée dont le noyau primitif constitue à la fois la sincérité et la réalité.
Bibliographie :
Chénier, Jean-François, Anthologie de la littérature (Du Moyen Âge a 1850), éditions du renouveau Pédagogique, Québec, 2007.
La Fontaine, Jean, Fables choisies, Hatier, Paris, 1668.
Moura, Jean-Marc, Lire l’Exotisme, Dunod, Paris, 1992.
Shafâ, Shojâ’-od-Din, Irân dar adabiyât-e jahân (L’Iran dans la littérature du monde), éd. Ibn-e Sinâ, 1953.
Castex, P.G., Histoire de la littérature française, Hachette, Paris, 1974.
[1] Jean-Pierre de Florian a rédigé une fable intitulée Les Deux Persans. cf. numéro 86, La Revue de Téhéran, janvier 2013.
[2] Shafâ, Shojâ’-od-Din, Irân dar adabiyât-e jahân (L’Iran dans la littérature du monde), éd. Ibn-e Sinâ, 1953, p. 27. (Nous traduisons).
[3] Jean-Marc Moura, Lire l’Exotisme, Dunod, Paris, 1992, p. 148.
[4] Jean-François Chénier, Anthologie de la littérature (Du Moyen Âge à 1850), éditions du renouveau Pédagogique, Québec, 2007, p. 88.
[5] Jean de La Fontaine, Fables choisies, Hatier, Paris, 1668, p. 72.
[6] Ibid.,
[7] Ibid., p. 73.
[8] Ibid.,
[9] Ibid.,
[10] Castex P.G., Histoire de la littérature française, Hachette, Paris, 1974, p. 267.