Vue de la façade du musée Picasso à Paris

Le choix d’un lieu pour exposer la dation Picasso

Le musée Picasso de Paris -il y a plusieurs musées Picasso en Europe, dont celui de Barcelone et celui d’Antibes-, se situe au cœur du Marais, un quartier historique peuplé de beaux hôtels particuliers dont, par exemple, la Maison Européenne de la Photographie ou les Archives Nationales, qui sont devenus des musées. Ce musée Picasso a initialement ouvert ses portes en 1985, après une très longue période de travaux. Une nouvelle et importante restructuration fut entreprise en 2009, et le musée accueille à nouveau le public depuis l’an passé. Le choix de faire de cet Hôtel Salé, c’est le nom du bâtiment, un musée monographique destiné à exposer l’œuvre de Picasso pose la question d’un lieu à priori peu propice à accueillir celle-ci, lieu à l’architecture du dix-septième siècle, superbe architecture certes, mais tellement éloignée, tellement antinomique dans son esprit et dans ses espaces, de l’œuvre de cet artiste, de ce que cette dernière signifie dans l’histoire de l’art moderne ; bref un lieu bien peu prédisposé à accueillir une telle œuvre, même si, finalement, elle se résume essentiellement à des travaux de peinture ou sur papier de petits et moyens formats et à des sculptures -ou plutôt des objets-, également de formats modestes. Il est indéniable que le ministère de la Culture français, chargé de la gestion d’un patrimoine architectural historique pléthorique, et peut-être pour cette raison, semble rechigner à penser de tels musées en termes de contemporanéité : la majorité des musées parisiens sont des monuments historiques où les œuvres, elles-mêmes historiques, jouissent d’un contexte de présentation pertinent - le Louvre, par exemple. Alors cet Hôtel Salé devenu musée Picasso, quel que soit le travail effectué récemment pour l’adapter aux normes de circulation et d’accueil des publics, quel que soit l’effort de l’architecte pour en faire, peu ou prou, un white cube (l’espace blanc et neutre du musée contemporain), ce lieu continue à poser problème quant à accueillir une œuvre aussi protéiforme et abondante, voire contradictoire, que celle de Picasso.

Photos : le musée Picasso à Paris

De la visite et malgré l’indéniable effort de présentation, il ressort une impression d’avoir vu seulement un échantillonnage de l’œuvre de cet immense artiste ; autrement dit, on peut supposer qu’un musée bâti spécifiquement pour Picasso aurait été une meilleure idée que de loger cette dation de quelque 5000 œuvres dans ce bâtiment aux salles souvent trop petites, surtout lorsque les groupes en visite guidée empêchent l’accès aux œuvres. Mais la France peine bien souvent à promouvoir la modernité en architecture ! Paris reste globalement une ville-musée tapie dans l’ombre de son passé prestigieux et pesant.

L’organisation de l’Hôtel Salé, tel qu’il est aujourd’hui, a tenté de préserver la somptuosité des bâtiments, dont l’escalier principal monumental très surchargé en moulures, sculptures, balustrades et autres ornements, tout en créant un espace réellement modernisé et répondant peu ou prou à ce qu’est la muséographie actuelle. De ce point de vue c’est assez réussi, ne serait-ce l’œuvre de Picasso ici accueillie, dont la lisibilité n’est pas des meilleures, question d’accrochage. En effet, cette œuvre ne saurait se résumer à quelques périodes, comme la période bleue ou la période expressionniste tardive, pas plus qu’à la seule période cubiste dite analytique. Picasso a en effet témoigné, tout au long de sa carrière, d’une capacité à tout expérimenter, dont ce qui est totalement innovant, comme ce qui relève d’exercices académiques en relation directe avec telle ou telle œuvre du passé. Car Picasso est parti, en tant qu’artiste né à la fin du dix-neuvième siècle, d’une formation traditionnelle, celle dispensée par les écoles des beaux-arts. Comme l’histoire de l’art du vingtième siècle a essentiellement mis l’accent sur Picasso comme inventeur du cubisme, l’attente du public peut être contrariée puisque ce qui relève clairement de cette phase est finalement bien peu mis en avant. Question de choix de la conservation du musée ou de contenu de la dation ?

Picasso en quelques mots

Pour l’histoire de l’art moderne, Picasso est l’une des figures majeures d’une révolution artistique, à la fois formelle et conceptuelle. L’une des figures, car il n’œuvra pas seul à repenser, redéfinir l’art ; il œuvra en effet dans un contexte où la révolution artistique était en marche : les impressionnistes, les fauves, les nabis, Cézanne, avaient ouvert des voies et conduit la peinture hors les normes de représentation qu’affectait l’art académique. Mais le cubisme, porté principalement tant par Picasso que par Braque, fut une innovation qui permit à la peinture de s’affranchir de la réalité visible pour devenir elle-même visible, autant que pour exprimer le visible autrement que d’un point de vue unique et quasiment photographique. Le cubisme, au plan de la théorie de l’art, c’est avant tout le cubisme analytique, celui qui déconstruit le visible et le déploie sur le plan du tableau en une multitude de facettes. Le propos est clair, il n’y a pas qu’une seule vérité du monde visible, mais des vérités. Quelques-unes des œuvres exposées font date davantage que d’autres, comme ces tableaux où le réel le plus littéral, et non point représenté, s’immisce dans la peinture : tableaux où le papier peint, comme le papier journal avec ses titres, interviennent en une interrogation du sens même de peindre et dépeindre le monde visible. Quelle que soit l’importance de cette révolution cubiste, Picasso, doué d’une exceptionnelle capacité créative, ne s’y laissa pas enfermer et son œuvre traverse à la fois l’histoire de l’art en des périodes qui quelquefois se chevauchent.

Histoire ancienne et histoire contemporaine sont convoquées, puisqu’il saura aussi puiser allègrement dans la peinture de son temps. Au-delà de ce qui relève du cubisme : précubisme post cézanien, cubisme analytique et cubisme synthétique (pour utiliser la terminologie courante), il y a cette œuvre immense, engagée politiquement à gauche, en lutte contre les dictatures, extrêmement diverse et pourtant toujours tellement expressive, d’une force expressive souvent brutale sinon violente : nous pouvons citer les exemples de Guernica, ou de l’œuvre intitulée Massacre en Corée, de 1951, (qui fait référence à la fois à des événements ayant eu lieu durant la Guerre de Corée et aux tableaux de Manet L’exécution de Maximilien et de Goya avec Le Tres de mayo) ou plus globalement la période tardive de Picasso, qui dame largement le pion aux plus notoires expressionnistes abstraits, ceux pour qui l’expression n’est point encombrée ni pondérée par la représentation. La dation comporte également un nombre non négligeable de sculptures ou d’objets d’assemblage ; peut-être sont-ce les simples objets d’assemblage qui présentent le plus d’intérêt : ces guitares, par exemple, qui sont plus ou moins des reliefs faits de cartons d’emballages, davantage que des sculptures, qui expérimentent et mettent en action un cubisme appliqué à l’objet d’usage courant et opérant dans l’espace réel, comme c’est le cas, par ailleurs, avec les papiers peints et les morceaux de journaux. Avec l’œuvre de Picasso, il s’agit d’une œuvre dont la genèse est toujours également un acte de liberté : Picasso touche à tout, peinture, gravure, dessin céramique, sculpture et assemblage, ceci avec autant d’audace que de réussite. Artiste libre d’aller et venir d’un médium à l’autre, d’une technique à l’autre, de l’histoire de l’art à un mouvement comme le surréalisme, en une expression puissante et toujours marquée du signe d’Eros en des cycles sur le thème, par exemple, de la tauromachie, ou sur celui du peintre et son modèle.

Certes l’œuvre de Picasso ne saurait résumer tout l’art moderne et ses révolutions, d’autres artistes parmi ses contemporains iront bien au-delà de ce que proposa le cubisme, en conduisant la peinture sur le terrain inouï de l’abstraction. Les grands pionniers des abstractions, qu’elles soient géométriques ou lyriques, furent les contemporains de Picasso : Mondrian, Malevitch et Kandinsky. Picasso, quant à lui, n’alla point jusqu’à l’abandon de la figure, y restant attaché, même lorsque celle-ci devient à peine lisible lors de la phase du cubisme analytique, restant attaché également à un certain rôle de la peinture pour dire le monde visible et d’autre part indéniablement peu enclin à théoriser l’art, alors que ses collègues des abstractions éprouvèrent un besoin irrésistible de justifier dans leurs écrits ce passage à une peinture dénuée de représentation.

Pratiquer le musée Picasso

Du point de vue du visiteur, le lieu apparait comme agréable, surtout tant qu’il n’y a point foule avec ces salles souvent petites. La déambulation est libre, c’est-à-dire non contrainte par un parcours fléché, car il n’y a pas réellement de chronologie, comme c’est souvent le cas dans les expositions, à défaut d’avoir trouvé une autre logique de parcours-visite. Les cinq niveaux, des combles au sous-sol, ne se distinguent guère les uns des autres, sauf celui des combles, consacré à la collection d’œuvres appartenant à Picasso, collection qui, si elle comporte des pièces dont les auteurs sont notoires avec Cézanne, Renoir, Matisse, Miro, Braque, Gauguin, par exemple, laisse un peu pantois quant à son peu d’engagement dans l’art contemporain. Et ce niveau des combles surprend par la mise à nu des charpentes, par une esthétique de la charpente, assez inattendue dans un tel musée dont le parti pris de rénovation fut celui du white cube. Une autre question se pose à qui connait plus ou moins l’œuvre de Picasso : celle du politiquement correct dont témoigne l’accrochage, une sorte d’autocensure pratiquée par l’institution muséale afin de rester accessible à tous types de publics. Car l’œuvre de Picasso n’est pas toujours correcte. Il est plaisant pour ce parcours-visite, que l’Hôtel Salé consacre l’essentiel de ses espaces à l’exposition des œuvres de Picasso et aux services annexes comme la librairie-boutique, l’accueil et le restaurant. Pour autant, on peut rêver d’un autre musée Picasso où la lecture de l’œuvre serait possiblement plus exhaustive, et hiérarchiserait les pièces compte tenu de ce qui est essentiel, car il y a tant et tant d’œuvres, dont une partie pourrait sans préjudice être exhibée à un autre niveau que celui des pièces majeures, quant à leurs qualités intrinsèques et à leur rôle dans l’histoire de l’art. L’accrochage actuel fait l’impasse sur la gravure comme sur la céramique. D’un point de vue pédagogique, pour que cette œuvre immense soit effectivement reçue, il faudrait peut-être davantage de lisibilité des périodes majeures du cubisme, ou davantage d’œuvres représentant celui-ci, celui qui a marqué l’histoire mondiale de l’art ; il faudrait peut-être davantage d’œuvres typiquement et violemment expressives, comme le sont ces deux nus féminins de 1967 et 1969, peints dans la plus grande brutalité, en camaïeux, anesthétiques au possible.


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5 Messages

  • Le musée Picasso à Paris 20 mars 2017 14:32, par Claire Vidal

    Bonjour,

    Si je puis me permettre, la photographie d’hôtel particulier illustrant l’article sur le musée Picasso représente la façade de l’hôtel de Soubise (musée des archives nationales), et non la façade de l’hôtel de Salé accueillant le musée Picasso.

    Bien cordialement,

    Claire Vidal

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  • Le musée Picasso à Paris 20 mars 2017 22:55, par brigaudiot@gmail.com

    Merci, je savais qu’il y avait eu une substitution monumentale !!! pour le Musée Picasso, mais trop tard car en général je fais seulement les articles. En tous cas je serai plus vigilant sur ce point !
    Bine cordialement.

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  • Le musée Picasso à Paris 27 mars 2017 21:57, par Marie-France Noiré

    Bonjour,
    Voudriez-vous avoir l’obligeance de me communiquer l’adresse mail de J-P Brigaudiot ?
    Cordialement,
    M-F Noiré

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