N° 129, août 2016

Doroud, au pied d’Oshtorân-Kouh


Saeid Khânâbâdi


Aux alentours du village de Pâtâf, Pariz Kouh, Doroud.
Photos : Ahmad Mostafâpour

Le train s’arrête. Le trajet à travers les champs verts de blé, les montagnes blanches de neige et les plaines rouges de tulipes n’était pas particulièrement fatiguant, mais j’étais impatient de découvrir la destination ; la belle Doroud, au pied d’Oshtorân-Kouh.

Le mot Do-roud signifie littéralement en persan “Deux rivières”. Cette ville de la province du Lorestân se situe en effet au confluent des deux rivières Mârbareh et Tireh qui se rejoignent pour créer la rivière César, l’une des sources principales du fleuve Dez au sud-ouest de l’Iran. La rivière Mârbareh est alimentée par les eaux du mont Oshtorân-Kouh à l’est de Doroud. Cette montagne du massif Zagros se trouve entre les villes d’Aznâ, d’Aligoudarz et de Doroud. Ces huit sommets de 4000 mètres d’altitude attirent chaque année plusieurs équipes iraniennes et étrangères d’alpinisme et de randonnée. L’accès le plus fréquenté passe par le village de Tyan au bord de la route Aznâ-Doroud. Les alpinistes auront l’occasion de traverser les vallées et glaciers en pleine nature vierge, rencontrant sur leur chemin les tentes en laine noire des nomades les accueillant avec du fromage rustique et du pain traditionnel.

Chemin de fer de Tcham-Tchit, Doroud

Il faut cependant être un peu prudent vis-à-vis des chiens de leurs troupeaux qui n’ont pas la courtoisie de leurs maîtres. Les piémonts d’Oshtorân-Kouh sont le berceau de la dynastie Atabakan Lor qui domina un vaste territoire au sud-ouest de l’Iran de 1184 à 1597, avant d’être renversée par Shâh Abbâs Safavide. Les Atabakans, contemporains des Timourides, étaient à l’origine une tribu kurde de l’ancienne Syrie, immigrés et intégrés dans cette région peuplée, à l’époque, par les Iraniens de l’ethnie lor et kurde. Cette dynastie est connue dans l’histoire de l’Iran par ses deux branches ; la première est constituée des grands Atabakans Lors (Hezaraspians) dont le territoire correspond aux provinces actuelles de Tchahârmahâl-Bakhtiâri et de Kohguilouyeh va Boyer-Ahmad ; et la seconde des petits Atabakans Lors dont le territoire coïncide avec la province actuelle du Lorestân. Aujourd’hui, à part ces trois provinces en majorité Lor, on trouve également une minorité de cette ethnie dans les provinces d’Ilâm, de Hamedân, Markazi, de Fârs, du Khouzestân et même de Téhéran qui forment ensemble une communauté de près de six millions de personnes. A cela s’ajoutent les Lors de la diaspora résidant à l’est de l’Irak et au Sultanat d’Oman.

Tunnel de Fenêtres, Tcham-Tchit, Doroud

Deux refuges sont prévus pour les programmes de randonnée aux sommets d’Oshtorân-Kouh : un abri en pierre à 2700 mètres d’altitude à côté de la source d’eau Gol Gol et un autre, plus petit, en matériel métallique prévu à une attitude de 3600 mètres à Kaboud-Tchâl. Le sommet le plus élevé est celui de Sonboran, situé à 4150 mètres. Pendant les hivers, l’expédition est risquée à cause de l’abondance de neige dans cette partie du massif du Zagros. Après l’ascension des sommets, certaines équipes prennent la pente ouest du mont Oshtorân-Kouh afin de descendre vers le lac Gahar qui est déjà visible des sommets, telle une émeraude verte sertie par la bague des montagnes. Le Lac Gahar, à une altitude de 2350 mètres, constitue sans doute la première attraction touristique de la ville de Doroud. Ce lac est visité chaque année par plus de 50 000 personnes, surtout durant l’été. En hiver, l’accès est difficile et la surface du lac gèle en grande partie. Gahar est aussi le nom de l’équipe de football de Doroud qui, il y a quelques années, représentait la province de Lorestân dans la Ligue Bartar, la première division du championnat d’Iran.

Lac de Gahar

Dans les documents occidentaux, ce lac est identifié pour la première fois dans les années 1880, sous le règne de Nâssereddin Shâh Qâdjâr, par des équipes britanniques et autrichiennes de géologie en quête de pétrole et de gisements souterrains. La première photographie de ce lac est prise en 1891 par le français Jean-Jacques de Morgan, un ingénieur des mines et délégué du ministère français de l’Instruction publique, connu en Iran comme ayant été un grand orientaliste et iranologue ! Ce lac mesure 1800 mètres de long, 500 mètres de large et a une profondeur maximum de 28 mètres. Durant la nuit, l’éclairage de la zone de camping est assuré par quelques lampadaires fonctionnant à l’énergie solaire. Un poste provisoire de police, un magasin saisonnier de produits alimentaires et une borne d’électricité solaire pour recharger les portables sont les seules installations prévues pour les touristes. Le réseau de téléphone portable peut être capté à cette hauteur de plus de 2000 mètres. La forêt située au nord du lac est menacée par les touristes qui ne respectent pas le site lors des campings. L’eau du lac est claire et propre, et on peut s’y baigner. Des espèces de poissons telles que la truite y vivent en bonne quantité et attirent les passionnés de pêche.

Lac de Gahar au milieu des montagnes

Heureusement ou malheureusement, la route entre Doroud et le lac de Gahar n’est pas bitumée ni accessible aux voitures. Les visiteurs doivent donc parcourir à pied un itinéraire de 18 km pour atteindre le lac. Cette voie, plus fréquentée que les autres, offre aux touristes de magnifiques panoramas sur la nature intacte du Lorestân. Les visiteurs peuvent profiter des mulets des villageois pour transporter leurs bagages. La voie est assez sécurisée, toutefois, il est conseillé d’être accompagné par quelqu’un de la région. La longue vallée Nigâh qui se trouve à mi-chemin, vers le mausolée de Pir Abdollah, abrite des espèces sauvages comme l’ours gris, le renard, le loup et le sanglier. Elle est parfois le théâtre de chasses illégales. Un des anciens maires de la ville de Doroud a donné à cette ville le titre de « capitale de la nature d’Iran ». Etant donné les richesses naturelles de Doroud, ce titre ne semble pas exagéré. Aux lieux déjà mentionnés comme le mont Oshtorân-Kouh, le lac Gahar et la vallée de Nigâh, il faudrait ajouter la cascade Bisheh située à 35 km au sud de Doroud. Les collines couvertes de chênes et les plaines de violettes sauvages et de tulipes renversées (une fleur typique du Lorestân et de Tchahârmahal-Bakhtiâri) reflètent un autre aspect de la richesse de la faune et de la flore de Doroud. La tulipe renversée aux fleurs rouges, ou de son nom scientifique la Fritillaire impériale, est même mentionnée dans le Shâhnâmeh de Ferdowsi. Selon la mythologie persane, elle est la fleur qui témoigne de la mort de Siâvash et s’est renversée du fait de cette tristesse. La tulipe symbolise également le thème du martyre chez les Iraniens. La province du Lorestân est également l’unique lieu au monde où vivent des espèces ultra-rares comme le poisson aveugle de cave ou la salamandre du Lorestân.

Cascade Bisheh située à 35 km au sud de Doroud

Fort de ses 200 000 habitants, le département de Doroud est, démographiquement, le troisième du Lorestân, après Khorram Abâd et Boroudjerd. La zone urbaine de Doroud, dans sa localisation actuelle, n’a été formée qu’il y a moins de 150 ans, et avait originellement pour objectif d’abriter les travailleurs des industries installées dans la ville. Mais les plaines et les collines aux alentours de la ville, surtout à Silakhor, sont dotées de vestiges historiques de l’âge de Fer, entre 1300 et 700 ans av. J.-C. Doroud est aujourd’hui un pôle économique de la région. Nombreux sont les Doroudis qui travaillent ou sont actionnaires de la société de cimenterie de Doroud, cotée à la bourse nationale du pays. La première partie de cette usine a été inaugurée en 1959, avec une production de 300 tonnes par jour. De nos jours, avec ses trois parties opérationnelles, cette société possède la capacité nominale de 4500 tonnes de ciment par jour. La cimenterie de Doroud produit aussi des types particuliers de ciment utilisés dans le forage pétrolier et dans la construction de barrages. Avec l’extension de la zone urbaine de Doroud, les autorités doivent cependant commencer à contrôler les impacts négatifs de cette cimenterie sur l’environnement et sur la santé des riverains. Le complexe de métallurgie de Banihâshem et la centrale thermoélectrique à gaz naturel (Gas Power Plant) de 60 MW sont les autres signes du développement industriel de Doroud. L’agriculture constitue un autre aspect de l’économie de cette ville.

Nature d’Abgarmeh, Doroud

Les rizières de Doroud produisent un riz de grande qualité et peuvent rivaliser dans ce secteur avec les villes iraniennes du sud de la mer Caspienne. Le climat de Doroud donne à cette ville la possibilité de devenir un pôle agricole stratégique. Après les provinces du nord du pays, la province du Lorestân est la troisième province du point de vue des ressources hydriques. Malheureusement, du fait de la réalisation d’un projet très contesté, une grande partie de l’eau de cette province est transportée par de longues canalisations et d’importants tunnels vers les provinces centrales de l’Iran, surtout la ville sainte de Qom. Ce projet fut très critiqué par la population et par les députés du Lorestân au parlement iranien. Les puits d’eau de certains villages du Lorestân sont déjà asséchés. Les défenseurs de l’environnement donnent à leur tour l’alerte concernant les aspects nuisibles de ce projet sur l’écosystème du Lorestân. La polémique fut tellement grave que l’un des grands Ayatollahs de la ville Sainte de Qom a annoncé dans une fatwa que l’utilisation de cette eau ne serait permise qu’après l’autorisation de ses propriétaires locaux dans le Lorestân !

Vallée de Nigâh

La voie ferrée facilite l’accès à Doroud pour le transport de passagers et de marchandises. Cette voie ferrée connecte Doroud d’un côté à Téhéran, et de l’autre au port stratégique de Khorramshahr à l’embouchure du fleuve Arvand-Roud vers le golfe Persique. L’aéroport de Khorramâbâd peut également être utilisé pour les touristes qui envisagent de visiter la nature sublime de la région de Doroud.

Les habitants de Doroud sont lor, une ethnie arienne qui a toujours joué un rôle de premier plan sur la scène politique du pays, depuis l’époque élamite et pré-achéménide jusqu’à l’époque contemporaine. Le dialecte lori qui se parle à Doroud est dérivé du vieux-perse et comme le précisent les linguistes, il est une branche des langues iraniennes de l’Iran occidental. Les Kassites semblent être les ancêtres de cette ethnie qui ont encore gardé dans certaines régions leurs traditions nomades et tribales.

Maître de Sorna, Shâh Mirzâ Morâdi

Les bronzes du Lorestân sont les trésors d’une valeur incontestable de beaucoup de musées prestigieux dans le monde comme le musée du Louvre à Paris ou le British Museum à Londres. La majorité de ces objets en bronze sont en rapport avec l’art de l’équitation, et les figures représentant des éléments de la vie nomade et des animaux de montagne ressemblent beaucoup aux bronzes des Kassites du Caucase, lieu de leur passage lors des premiers flux de migration arienne vers le plateau iranien. Les Lors ont aussi sans doute un lien de parenté avec la civilisation mède. L’habit actuel des tribus lores a une forte ressemblance avec celui des hommes mèdes dans les bas-reliefs achéménides. Très chaleureux, les habitants de Doroud sont extrêmement ouverts et hospitaliers à l’égard de leurs invités. C’est peut-être pour cette raison que l’hôtellerie et la construction des logements pour les touristes ne sont pas des activités rentables dans cette ville. Les familles restent de tradition patriarcale : les femmes ne sont pas admises à partager leur repas au côté des invités hommes hors du cadre familial. Le cercle familial très proche constitue une entité plus large que celle des autres régions plus modernes de l’Iran ; elle comprend les grands-parents et même parfois les oncles et tantes.

Ali Akbar Shekârtchi, maître de kamântcheh

On distingue encore des conflits violents entre clans rivaux dans les zones rurales. Les femmes portent un voile, la majorité un tchador noir, et celles qui n’ont pas de tchador sont principalement les non-locales, surtout les étudiantes de l’Université Libre de Doroud. Les hommes sont principalement religieux et pratiquants. La musique folklorique lori est d’une grande variété et se pratique durant les fêtes et les deuils, dans les prières et dans les épopées. Les musiciens et les chanteurs lors de la région ont donné plusieurs représentations à l’étranger, comme en France. Parmi les musiciens originaires de Doroud, nous pouvons citer le Maître de Sorna, Shâh Mirzâ Morâdi, le lauréat du prix du meilleur musicien dans la section des instruments à vent au festival de musique d’Avignon en 1991. Durant ce festival, les Français lui ont attribué le titre de « perle de l’océan ». Le professeur Ali Akbar Shekârtchi, maître de kamântcheh (instrument à l’origine du violon) et auteur de divers ouvrages sur la musique folklorique du Lorestân, a lui aussi déjà donné plusieurs concerts en Europe et aux États-Unis. Loris Tcheknavorian, grand compositeur iranien d’origine arménienne très réputé en Iran et en Arménie, est également natif du Lorestân. La littérature lorie s’est transmise au travers des siècles d’une manière orale et traditionnelle. Les récits folkloriques, les poèmes nomades, les chansons d’amour et les chants épiques sont les points forts de cette littérature. L’amour, l’épopée et l’éloge des vertus tribales apparaissent comme étant les thèmes principaux de l’héritage littéraire et culturel du Grand Lorestân, le nid des aigles téméraires du Zagros.

Objets en bronze du Lorestân

Sources :

- Izâd Panâh, Hamid, Asâr-e bâstâni va târikhi-e Lorestân (Archéologie et histoire du Lorestân), 3 volumes, éditions Anjoman-e asâr-e melli, Téhéran.

- Tcherâghi, Hossein, Târikh-e Doroud (L’Histoire de Doroud), éditions Tahsin, Qom, 2007.

- Bahârvand, Faribâ, Târikh-e Lorestân (Histoire du Lorestân (Epoque des Atabakans)), éditions Shâpour-Khâst, Khorramâbâd, 2013.

- Diakonov, Igor Mikhailovitch, Târikh-e Mâd-hâ (L’Histoire des Mèdes), traduit en persan par Karim Keshâvarz, éditions Elmi, Téhéran, 1992.

- Durant, Will ; Durant, Ariel, The Story of Civilization (Our Oriental Heritage), Volume I, traduit en persan par H. Kâmyâb, M. A. Alizâdeh, L. Zâre’, éditions Behnoud, Téhéran, 2012.


- www.doroud.farhang.gov.ir Bureau du Ministère iranien de la culture de Doroud


- www.loor.ir, magazine culturel et social Lor


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