N° 133, décembre 2016

La mer, la mer !...


Masoud Yahyavi
Adaptation française en présence de l’auteur :

Fereidoun Riazi


-Mâh Bânoo, as-tu déjà voyagé ?

Mâh Bânoo releva la tête et sourit du sac de voyage dans lequel elle était plongée.

Sa figure petite et ronde, ainsi que ses yeux brillants étaient perdus dans les plis de ses rides.

- Oui mon chéri ! Je suis bien allée aux pèlerinages de Mashhad et de Shâh-Tcherâgh [1]..., et une autre fois, quand je suis allée voir mon fils souffrant qui faisait son service militaire à Ispahan...

 

Un homme était en train de vérifier le moteur de sa voiture. La vieille Mercedes Benz brillait sous le soleil après avoir été lavée. Le coffre était déjà rempli d’objets de voyage. Même la petite bicyclette et la canne à pêche du fils y étaient...

- Mâh Bânoo, es-tu prête ? Si nous partons maintenant, nous atteindrons la mer ce soir !...

 

La mer !... Son cœur de quatre-vingt-dix ans palpita. Elle remplit rapidement son sac de menues affaires et le ferma avec un petit cadenas en laiton. Ses mains toutes ridées tremblaient. Elle mit en ordre ses deux mèches tressées et teintées au henné de chaque côté de sa chevelure et pinça d’une épingle double le bout de son foulard sous son cou…. Depuis des années, c’était la première fois que la vieille dame pliait ses affaires de voyage en sortant de sa chambre. Des poissons de toutes les couleurs. Le reflet du clair de lune sur les vagues ! Elle mit son sac à côté de la voiture et alla aider le petit garçon qui essayait en vain de mettre ses jouets dans son sac en plastique.

 

- Bibi Mâh
 [2] ma petite barque n’entre pas dans le sac ; peux-tu… ?!

 

Mâh Bânoo réussit ! Le petit garçon sourit et à travers sa figure gaie, Bibi se souvint de sa propre enfance ; ...sa poupée, les vêtements neufs que sa mère lui avait faits. Le collier de sa mère en forme d’hirondelle et aux yeux incrustés de rubis…

Avec le petit garçon, ils arrivèrent dans la cour. Ce dernier déposa son sac à côté du sac de voyage de Mâh Bânoo. Les regards de Mâh Bânoo et de l’homme se croisèrent. L’homme lui sourit : les deux sacs, les voyages, les sacs à dos, les illusions... L’instant d’après l’homme était au volant. Sa voiture démarra.

 

Les yeux de Mâh Bânoo étaient fixés vers l’extérieur. Depuis sa prime enfance, elle avait travaillé. Faire le pain dans le four de la maison. [3] Garder les enfants.

 

Nettoyer les maisons. Les nuits solitaires, nostalgiques et pleines de remords, parfois noyées de larmes. Rêve d’envol. Rêve de vagues... Apercevant les jardins et la rivière secoués par une brise fraîche, Mâh Bânoo se pencha et embrassa la tête du petit garçon.

 

- Et si ce n’était pas bien, si c’était sale, si ça ne me plaisait pas ?!... et sans se retenir, elle dit à voix haute « Ça serait dommage ! »

Le petit garçon lui jeta un regard « Bibi chérie, tu es inquiète ? »

Mâh Bânoo sourit « Non mon chéri ! »

L’homme dit : « Qu’est-ce qui serait dommage, Mâh Bânoo ? »

Mâh Bânoo soupira et caressa ses mèches tressées : « En vérité, j’ai toujours rêvé de la mer et dans ces rêves, la mer était le bout du monde pour moi ! C’étaient mes plus beaux rêves... Si la mer n’était pas belle, si elle ne me plaisait pas, je ne pourrais plus rêver ces beaux rêves ! »

Le petit garçon dit : « Bibi chérie, c’était ton désir. Tu m’as dit que voir la mer était ton dernier vœu... mais je te l’affirme, sois tranquille, la mer est jolie, crois-moi !... »

Bibi murmura : « C’est vrai !? Je veux bien le croire. » Et elle resta silencieuse durant tout le trajet.

 

Ils arrivèrent enfin sur la route du littoral. Soudain, on entendit Mâh Bânoo dire à voix haute « La mer, la mer !!... ». L’homme arrêta le moteur près du rivage. Tout le monde descendit. Le soleil se couchait au milieu de la mer d’où une douce brise s’élevait. Quelques oiseaux de mer blancs, aux longues ailes, tournaient sur les vagues. Le sable doux s’enfonçait sous les pieds de l’homme, de son fils et de Mâh Bânoo. Mâh Bânoo fixait la mer, émerveillée. A chaque pas qui l’en rapprochait, elle percevait mieux le bruit des vagues. Chaque vague s’écrasait lentement sur une autre vague en s’étendant sur le sable. Une mousse blanche provenant de la mer déchaînée s’aplatissait sur le sable mouillé. Un peu plus loin, de petits et grands coquillages formaient comme un blanc filet de pêche. Des morceaux de bois des forêts. Des carcasses de poissons. Des racines toutes tordues d’arbres de plages lointaines, et des algues drainées par la mer, s’éparpillant le long du rivage... Mâh Bânoo, attentive et assoiffée, observait la mer et écoutait sa voix. Elle respirait paisiblement la brise fraîche s’en émanant...

 

Le petit garçon et son père, plus loin, allumaient du feu pour préparer le thé. Ils burent leur thé et oublièrent leur fatigue. Ils appelèrent plusieurs fois Mâh Bânoo. Mais elle ne les rejoignait pas. Désespéré, le petit garçon lui apporta une tasse de thé et quelques morceaux de sucre. Il n’avait jamais vu Bibi aussi gaie, alerte et envoûtante. Bibi but son thé allègrement : « Tiens fiston, que Dieu te donne longue vie ! Je suis tranquille. Va près du feu rejoindre ton père. »

 

Cette nuit, Mâh Bânoo regarda la mer durant des heures, elle lui fit des confidences, écoutât ses voix, sentit son odeur, s’en désaltéra les yeux et enfin, rejoignit la cabane que l’homme avait louée près de là, où ils passèrent la nuit. Cette nuit-là, l’homme entendit Mâh Bânoo dire dans son sommeil : « Je ne supporte plus de la voir !... »

 

Au lever du soleil, Mâh Bânoo reprit sa promenade le long du rivage. Le petit garçon s’occupa lui avec le sable et des coquillages. Autour du midi, l’homme emmena son fils au bord de la mer et ensemble, ils se baignèrent près d’une heure. Mâh Bânoo entendait l’écho de leurs rires et observait les vagues qui s’avançaient pour venir ramper sous ses pieds et se faire absorber par le sable, suivie les unes par les autres.

Quand la baignade prit fin, le petit garçon courut vers Mâh Bânoo et l’enlaça. L’homme, de loin, vit son fils caresser les cheveux de Mâh Bânoo tandis qu’immobile, elle fixait la mer ...

Il cria : « Siâvash !... Mâh Bânoo ?!... ».

Le petit garçon retourna vers son père et dit calmement : « Doucement Papa, Bibi va se réveiller ! Apporte quelque chose pour la couvrir, elle a froid ! »

L’homme s’agenouilla sur place et demanda sans se relever : « Pourquoi !?... »

Les yeux ouverts de Mâh Bânoo scrutaient toujours la mer...

 

    Notes

    [1Mashhad, Mausolée de l’Imâm Rezâ, l’un des lieux saints chiites ; Shâh-Tcherâgh, à Shirâz, en est un autre lieu aussi célèbre.

    [2Bibi : dans le langage familier, les enfants désignent par ce terme soit leur grand-mère, soit les dames qui les ont élevés, et en général des dames âgées.

    [3Aujourd’hui encore, dans les villages, le pain est souvent fait à la maison.


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