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A Neyshâbour, il y a une rue qui ne ressemble guère aux autres. Cette rue est un passage mystérieux grâce auquel on peut traverser les dimensions de l’espace et du temps, un chemin magique entre le présent et le passé, entre le nouveau et l’ancien, entre la matière et l’esprit, entre une ville physique et son âme métaphorique. Cette voie commence par le Jardin des délices de Khayyâm et s’achève aux sept cités attariennes de l’amour. Cette rue de quelques kilomètres, apparemment ordinaire, est tracée dans un endroit presque vide où rien ne peut limiter le champ visuel des visiteurs. Sauf deux lignées d’arbres et quelques cafés traditionnels qui ont difficilement obtenu le permis de construire (comme la zone est sujette à des fouilles archéologiques). Sur sa plaque grisâtre et fatiguée, on peut lire : Rue Erfân. Le mot Erfân est traduit en français par "mysticisme" ou "gnose" ; cependant, ces équivalents ne sont pas suffisamment exhaustifs et ne permettent pas de transmettre intégralement le sens de cette notion indéfinissable qui n’a rien à voir avec les termes voisins comme le soufisme, l’ascèse, la méditation, l’extase ou autres tendances métaphysiques aujourd’hui à la mode.
Dans ce texte, donc, peut-être par licence poétique auto-proclamée ou pour la simple raison que d’habitude on ne traduit pas les noms propres des espaces, on utilisera directement le terme arabo-persan erfân, en attendant que nos chers amis francophones créent un mot plus juste pour exprimer ce lexème profond, oriental et divin.
Je ne sais pas quand la mairie de Neyshâbour a baptisé de ce nom significatif cette rue. Si elle était vraiment consciente du génie qui se cache derrière cette appellation ou non ; mais de toute façon, ce choix est décidément le plus approprié pour nommer cette rue si mystique. La rue Erfân se trouve dans la banlieue sud-est de la ville de Neyshâbour dont la localisation actuelle ne correspond pas tout à fait à celle de la cité ancienne du grand Khayyâm. Même la voie qui lie la ville moderne à la zone ancienne s’appelle Shahr-e Kohneh, c’est-à-dire la Vieille Ville. Mais qu’est-ce qui a causé le déplacement de cette ville ? On dit que c’est parce que les Mongols, en 1221, ont tant ravagé l’ancienne ville que les rescapés ont préféré abandonner les ruines pour reconstruire une autre ville à proximité. Qu’ils voulaient s’éloigner de l’horreur du souvenir du massacre de quelque cent mille personnes en quelques jours. Aujourd’hui encore, le proverbe dit que si les champs entourant la colline de Tarabâbâd (ancien palais du roi Alp Arsalân au sud de la Rue Erfân) sont si fertiles, c’est parce qu’elles ont été arrosées par le sang de ces milliers de victimes ! À ces raisons réelles ou fantasmées, il faut ajouter la famine, les invasions tribales et les graves séismes des XIIe et XIIIe siècles qui ont infligé encore plus de dommages à ce "Portail iranien d’Orient". [1]
Pour ceux qui arrivent à Neyshâbour par la route de Mashhad, il existe un autre accès à la rue Erfân à l’entrée sud-est de la ville. Là, il faut tourner à gauche via la route Azâdeghân et le boulevard Khayyâm pour entrer dans la zone de l’ancienne Neyshâbour où se trouvent actuellement presque tous les principaux monuments de cette ville. En fait, dans la partie urbaine de la nouvelle Neyshâbour, les seules traces de l’historicité de cette ville se résument au caravansérail Shâh Abbâssi (de l’époque safavide), à la grande mosquée du XVème siècle (fondée par Ali Karkhi au temps des Timourides), et au marché traditionnel surtout connu grâce à son réservoir d’eau considéré comme le plus grand en Iran (construit sous le règne des Qâdjârs). Les monuments historiques de la nouvelle Neyshâbour se concentrent, en grande partie, au centre-ville, autour de la place Imâm Khomeyni.
Donc, pour découvrir l’image la plus connue de cette ville, celle que l’on voit souvent sur les cartes postales vendues dans les librairies de Téhéran, il faut descendre vers notre rue mystique, la rue Erfân. Cette voie étroite au sud de Neyshâbour conduit les visiteurs iraniens et étrangers vers la Vieille Ville. C’est autour de cette petite artère que l’on peut voir les édifices historiques et autres monuments réputés de Neyshâbour, surtout les mausolées des grands poètes de cette ville. Cette rue glisse dans la vaste plaine de Neyshâbour qui d’un côté, embrasse doucement les montagnes Binâloud (d’une altitude maximale de 3300 mètres) et de l’autre, s’ouvre vers l’immensité ininterrompue des plaines de la province du Khorâssân Razavi, étirées jusqu’au désert enchanté du Dasht-e Kavir. Mais la plaine de Neyshâbour, elle-même, n’est pas désertique car la composition du sol (excellent pour la poterie et la céramique) et les précipitations annuelles de 250 millimètres la rendent assez fertile. Durant les mois d’avril et mai, cette plaine s’habille d’une tunique naturelle de plantes et de fleurs sauvages, en particulier de rhubarbe, plante originelle, sacrée et mythique du zoroastrisme, citée dans le Bundaheshn, et citée comme souvenir de Neyshâbour dans les récits de voyage des visiteurs européens. Cette plante, outre ses effets médicaux, est également l’ingrédient de base d’une boisson locale très douce.
En plus de sa situation géographique de référence, la rue Erfân possède également une identité métaphorique. Une ambiance mystique la transforme en chemin spirituel de la science, de la connaissance, de la poésie et du mysticisme, en route de miracle et de fantasme que le visiteur-pèlerin doit parcourir afin de découvrir la vérité de la vie. De par ce regard, la rue Erfân de Neyshâbour se transforme en voie de mystère, carte au trésor, chemin de croix, rue des pèlerins de la Cité de Dieu.
D’après une légende populaire, quand le soldat mongol décapite le poète Attâr, le corps de ce poète mystique se relève immédiatement, prend dans ses bras sa tête tranchée et marche ainsi quelques mètres dans la même rue en déclamant un poème mystique à la fin duquel le corps s’effondre, à l’endroit actuel de son mausolée. Le soldat mongol, bouleversé par cette scène, bâtit le premier mausolée du poète-mystique de Neyshâbour et en devint le premier pèlerin.
Au fur et à mesure que l’on avance dans la rue Erfân, on rencontre les grandes figures qui ont autrefois arpenté ce chemin. Étonnamment, le premier personnage de cette galerie de portraits n’est pas un Iranien, mais un mystique maghrébin du Xème siècle. Le mausolée qui se blottit juste au début de la rue Erfân appartient à Saïd ibn Salam Al-Maghrebi, un mystique arabo-musulman natif de la ville tunisienne de Kairouan (dont le nom dérive du mot persan Caravane) qui quitte son pays natal il y a mille ans pour s’installer à Neyshâbour. Mais pourquoi exactement ? Abu-Osman Saïd ibn Salam, dont la vie est présentée par Attâr dans un chapitre de son livre Mémorial des Saints, est un modèle représentatif de ces mystiques expatriés qui sont connus dans l’ordre des mystiques orientaux par le titre d’al-ghorabâ (le pluriel du mot gharib en arabe). Le mot arabo-persan gharib signifie étranger, inconnu, éloigné ou expatrié. Ce mot a également une connotation de tristesse, de souffrance et de nostalgie.
[2] Ainsi, Al-Gharib et Imâm al-Ghorabâ (Imâm des Gharibs) font partie des titres donnés à l’Imâm Rezâ, le huitième imam chiite dont le mausolée se trouve à 130 km à l’est de Neyshâbour. On l’appelle ainsi parce qu’il vécut et décéda martyr très loin de Médine, sa ville natale.
Parmi ces expatriés, on peut citer le nom d’un autre personnage mystique qui a vécu à Neyshâbour. Dans les montagnes Binâloud, il y a une grotte (Haft-Ghâr) où, d’après les légendes, habitait Ibrâhim ibn Adham, le grand mystique dont le sort est parfois comparé à celui de Bouddha. Ibrâhim, roi de Balkh, découvre un jour le sens vrai du monde et abandonne ses désirs matériels pour s’installer en ermite dans cette grotte éloignée du peuple. Sa vie inspira largement les poètes et les soufis iraniens. C’est comme si la terre du Khorâssân magnétisait les mystiques. Dans son récit de voyage Gol-gasht dar Vatan (Voyage floral au pays), le professeur Iraj Afshâr, chercheur et iranologue contemporain (1925-2011), souligne cet aspect particulier du Khorâssân, qui se présente comme un des foyers du mysticisme iranien :
"La province du Khorâssân, depuis l’apparition des écoles mystiques en Iran, est l’un des berceaux du mysticisme à l’est du pays. Sheikh Ahmad Jâmi à Torbat-e Jâm, Ghotbeddin Heydar Zavehi, le fondateur de l’école Heydari, à Torbat-e Heydariyyeh, Abou Saïd Abolkhayr à Mehneh (Turkménistan), Loghmân Sarakhsi à Sarakhs, Khâjeh Abdollâh Ansari à Hérat (Afghanistan), Zeynoddin Taybadi à Taybad, ont fondé des cercles spirituels qui attiraient de nombreux disciples même de pays lointains." [3]
Le mausolée de Saïd ibn Salam a été rénové dans les années 1970. Le dôme du bâtiment est sa partie la plus décorée, couvert par des carreaux verts et bleus et orné avec des épigraphes calligraphiques islamiques. Le bâtiment est entouré par un jardin qui était visiblement un ancien cimetière, puisqu’on y voit encore plusieurs tombes. A plus d’un kilomètre de cet édifice, se dresse un étrange bâtiment en forme de coupole géante plantée directement sur le sol. Le dôme est décoré dans un style islamo-iranien, mais ni sa forme ni sa couleur ne révèlent son vrai fonctionnement. Il s’agit d’un observatoire astronomique récemment construit pour les amateurs. Le site est plutôt exploité par des équipes estudiantines. La construction de cet observatoire dans cette zone singulière rend hommage aux activités scientifiques, mathématiques et astronomiques de Khayyâm qui établit, grâce à son savoir-faire très avancé à l’époque, le calendrier solaire iranien reconnu comme un des plus précis au monde. Khayyâm choisit les noms traditionnels perses et zoroastriens pour désigner les douze mois de l’année qui commence par Nowrouz, le premier jour du printemps. Ce geste démontre l’attachement de Khayyâm à la civilisation iranienne. Dans son traité intitulé Livre de Nowrouz, ce dernier revient sur la fête iranienne du Nouvel An et à certains de ses rites traditionnels qui sont parfois inconnus et même interdits (!) pour les Iraniens d’aujourd’hui.
Dans la même direction, après avoir franchi quelques colonnes en brique joliment ornées avec la technique traditionnelle du traçage sur brique, beaux travaux du Maître Mohammad Ghâssem Akhaviân qui illustrent les portails du paradis céleste, le visiteur découvre deux jardins bien visibles dans un environnement vide et déserté. Il s’agit du site des jardins d’Attâr et de Khayyâm. Le jardin qui est à l’extrémité est de la rue Erfân abrite la tombe de Khayyâm ainsi que quelques monuments très importants de la ville de Neyshâbour. Le plus célèbre est certainement la tombe de Khayyâm et un mémorial d’une hauteur de 18 mètres dressé au-dessus de sa tombe. Cette structure de dix pieds date de 1962 et fait allusion à la galaxie des étoiles et aussi à l’intérêt du poète pour les formules mathématiques et géométriques. Ce mémorial ressemble aussi au chapeau particulier des mystiques, porté lors de la danse spirituelle de samâ’ (Audition du message divin). Une danse orientale, appliquée par les mystiques persans, généralement accompagnée par des instruments iraniens. La tombe de Khayyâm est pluridimensionnelle et géométrique, en pierre noire et grise. Comme le poète l’avait prévu dans ses quatrains, au printemps sa tombe est recouverte de fleurs et de bourgeons d’amandiers et d’abricotiers. À une centaine de mètres de la tombe, au milieu de la voie menée entre l’entrée du jardin et la tombe de Khayyâm, se trouve un buste en marbre du poète, œuvre du maître Abolhassan Seddighi, sculpteur iranien qui est également l’auteur de la statue de Ferdowsi à Téhéran (place Ferdowsi) et de celle de Nâder Shâh à Mashhad.
L’autre bâtiment en rapport avec ce poète est le musée Khayyâm à l’entrée du jardin. Ce mini-musée de 120 mètres carrés, inauguré en 2000, expose des objets et des informations relatives à la vie de Khayyâm. On peut ainsi y voir des astrolabes, globes primitifs, boussoles, instruments traditionnels d’astronomie et de géométrie, manuscrits concernant les travaux mathématiques et astronomiques du poète, mais aussi des œuvres artistiques en rapport avec Khayyâm. Une partie est consacrée à son œuvre poétique, à l’histoire de ses quatrains et leurs traductions dans les langues européennes. Une petite section consacrée au poète anglais Fitzgerald revient sur son rôle dans la présentation de la poésie de Khayyâm en Occident. Pour les touristes français, il sera probablement intéressant de voir une comparaison entre les travaux mathématiques de Khayyâm et Le Traité du triangle arithmétique de Blaise Pascal, datant de cinq siècles plus tard.
À noter que le musée principal de Neyshâbour se situe dans le centre-ville, à un angle du caravansérail Shâh Abbâssi. D’une surface de 550 mètres carrés, le musée de Neyshâbour, inauguré en 1995, est partagé en trois sections, la première revient sur les découvertes archéologiques de cette région surtout les poteries de Neyshâbour (d’une qualité très avancée) [4], les pièces en or et en argent de l’époque préislamique jusqu’à l’ère timouride, les objets en verre, en pierres et en métaux. La deuxième partie est consacrée aux maquettes présentant la vie artisanale et sociale des habitants de cette ville. À noter que les Neyshâbouris possèdent des coutumes folkloriques très riches et anciennes. Citons la cérémonie Kouleh-Tav pratiquée même de nos jours, lors des fêtes de mariage dans le village Bojan à 20 km au nord-est de la ville. Les Neyshâbouris ont également une culture orale très variée, avec beaucoup de contes merveilleux. [5] Enfin, la troisième section du musée comprend les objets offerts par les personnalités célèbres de cette ville. Les médailles du champion de lutte Yaghub Ali Shurvarzi (1923-1999 – enterré près de la rue Erfân) et les objets offerts par Mahdi Boghrât Malekafzali (décédé en 1965), premier médecin moderne de Neyshâbour. Récemment, deux autres musées ont ouvert leurs portes à Neyshâbour : un musée de l’histoire naturelle encore au caravansérail Shâh Abbâssi, et un complexe de musée-exposition commémorant les 2300 martyrs de Neyshâbour au cours de la guerre imposée contre l’Irak (1980-1988).
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Au jardin de Khayyâm, quelques cafés traditionnels et quelques magasins d’artisanat accueillent les visiteurs du jardin, au son de musiques iraniennes traditionnelles. La majorité des magasins dans le quartier du mausolée de Khayyâm vendent les bijoux en turquoise de Neyshâbour. La turquoise de Neyshâbour, mondialement célèbre, est réputée depuis plus de deux millénaires. La mine de turquoise de Neyshâbour est une des plus anciennes dans le monde, avec une exploitation qui date au moins de l’ère achéménide. Un exemple très minutieux de l’art iranien de la turquoise, daté de la période sassanide, est exposé au musée Miho de Kyoto (au Japon). La mine Abou-Es’hâghi de Neyshâbour est également mentionnée dans les distiques de Hâfez.
Au sud du jardin de Khayyâm se trouve un prestigieux mausolée, habilement décoré à l’intérieur aussi bien qu’à l’extérieur, appartenant à deux Fils d’Imâm (Emâmzâdeh). Le mausolée est très fréquenté par les pèlerins chiites. Ces Emâmzâdeh se nomment Mohammad Mahrough et Seyyed Ibrâhim. Mohammad Mahrough ("Mohammad le Brûlé") est en particulier connu dans l’histoire des activités politiques de l’opposition chiite (appelée à l’époque Alawiyyoun) contre le califat abbasside. Cet Emâmzâdeh est une des figures fortement présentes dans les révoltes chiites du VIIIe siècle au sein du vaste empire islamique. Descendant du quatrième Imâm chiite, il adhère à un mouvement de rébellion dirigée par Abou-Saraya en Irak, à l’époque abbasside. La révolte est réprimée par l’armée du calife Al-Mamoun. Abou-Saraya est exécuté sur place. Mohammad, au vu de sa situation familiale, sera exilé à Merv, mais avant d’arriver à la capitale d’Al-Mamoun, il sera assassiné par les gouverneurs locaux de la région. Son corps sera brulé pour donner une leçon aux habitants chiites du Grand Khorâssân. Sa tombe, dans le quartier Talâjard de Neyshâbour, devient un lieu de pèlerinage, et les chiites lui donnent le titre de Mahrough ou "le martyr brulé". L’Imâm Rezâ, lors de son déplacement historique au Khorâssân, visita le mausolée de Mohammad et lui rendit hommage.
Dans le même bâtiment, un autre Emâmzâdeh contemporain de l’Imâm Rezâ est enterré. Seyyed Ibrâhim fait partie de ce groupe de quelque cent descendants d’Ali ibn Abi Tâleb qui accompagnèrent l’Imâm Rezâ lors de son voyage dans le Khorâssân. Mais après le martyre de l’Imâm, ils seront tous exécutés à leur tour. [7] Le bâtiment actuel du mausolée a été construit à l’époque timouride et a été plusieurs fois rénové, notamment à l’époque safavide. L’iwan le plus grand et le plus décoré est celui qui s’ouvre vers le nord. Au nord du mausolée, un saghâ-khâneh ("maison de Saghâ" - lieu de distribution d’eau) a été bâti en copie du modèle du sâghâ-khâneh du mausolée de l’Imâm Rezâ à Machhad. Les sâghâ-khâneh sont apparus en référence à une anecdote liturgique des chiites d’après laquelle lors de la bataille de Karbalâ, Abbâs ibn Ali, le frère de l’Imâm Hossein, se donna pour mission de désaltérer les enfants assoiffés du troisième Imâm chiite. Mais il fut tué avant de réaliser son objectif. Le mot « sâghâ » signifie celui qui offre de l’eau pour apaiser la soif.
En quittant le jardin de Khayyâm, nous revenons vers l’ouest de la rue Erfân, pour arriver au mausolée d’un autre poète de Neyshâbour. Le jardin qui est aménagé à l’ouest de la rue Erfân abrite le mausolée d’Attâr, le poète du XIIIème siècle. Attâr, encore une figure mystique, est réputé en Europe plutôt par son ouvrage poétique majeur La conférence des oiseaux où il a recours à une littérature métaphorique afin de présenter les sept étapes du mysticisme irano-islamique. On peut également citer ses autres ouvrages connus : le Livre des Mystères et le Mémorial des Saints. Il avait aussi de solides bases en botanique et médecine, du fait de son métier d’apothicaire. D’où son titre d’« Attâr », l’Herboriste. Il est, sans aucun doute, l’un des personnages majeurs de la constellation des poètes-mystiques d’Iran. Même son prénom Farid, dont il se désigne dans ses poèmes, signifie « sans pareil ». Un poème de Jalâleddin Molavi (qui, pendant son enfance, passe à Neyshâbour en compagnie de son père et reçoit un exemplaire du Livre des Mystères de la main d’Attâr) montre la place éminente d’Attâr dans la hiérarchie des poètes-mystiques iraniens :
Attâr parcourut tout l’Amour et ses sept cités
Nous sommes encore au tournant de la première allée
Le mausolée d’Attâr se trouve au milieu du jardin. Le premier bâtiment a été construit juste après la mort du poète (aux XIIe-XIIIe siècles), mais il est rénové jusqu’à ses fondations par Amir Ali-Shir Navâyi, un poète et politicien de la cour timuride du XVe siècle. Une récente rénovation date des années 1970. Il s’agit d’un plan octogonal avec quatre portes et une coupole en couleur vert turquoise, ornée essentiellement par une calligraphie répétant symétriquement "Il n’y a de dieu que le Dieu Unique". La pierre tombale en marbre a été récemment posée, mais une vieille colonne de trois mètres en pierre noire est plantée verticalement en tête de la tombe. Sur cette colonne, est écrit un extrait des poèmes d’Attar et une élégie. Chaque année, des milliers de passionnés de poésie persane viennent rendre hommage à ce personnage emblématique de la littérature mystique d’Iran, en particulier le 25 Farvardin (14 avril), journée d’Attâr dans le calendrier iranien. Les lecteurs et amoureux ne sont pas qu’Iraniens. Ainsi, juste à quelques mètres à l’est de son mausolée, un buste- mémorial porte le nom de l’orientaliste allemand Hellmut Ritter.
L’autre voisin d’Attâr, dans ce jardin, est Kamal-ol-Molk, le célèbre peintre iranien de la fin de l’époque qâdjâre et début de l’ère pahlavi. Neyshâbouri d’origine, ce génie de la peinture persane a laissé des œuvres qui ont une place particulière dans l’histoire de la peinture iranienne. Certains de ces tableaux sont aujourd’hui exposés au musée du mausolée de l’Imâm Rezâ à Mashhad, et d’autres sont à voir au Palais du Golestân à Téhéran. Kamâl-ol-Molk maîtrisait le français et séjourna quelque temps à Paris où il rencontra le peintre impressionniste Henri Fantin-Latour. Le réalisateur iranien Ali Hâtami a tourné un film sur la vie de ce peintre très populaire, également applaudi pour son engagement iranophile et libertaire. Son profil a été sculpté par un de ses disciples, Maître Seddighi, sur sa pierre tombale en granit, protégée par un petit édifice décoré de mosaïques et d’une forme hybride inspirée de l’architecture des quatre-voûtes des temples du feu sassanides et des portiques des mosquées islamo-iraniennes. Peut-être pour rappeler la double identité islamique et iranienne du Peintre de Neyshâbour. L’architecte de ce mémorial est Houshang Seyhoun, qui a également dessiné le plan des mausolées de Khayyâm, Avicenne, Ferdowsi et Nâder Shâh.
En sortant du jardin d’Attâr, on arrive à un square nommé le Mémorial de la Renommée. On y découvre les tombes de quelques poètes, artistes et critiques littéraires de Neyshâbour. Compositeur et musicien de santour, Parviz Meshkâtiân est l’une de ces figures. Il a réalisé plusieurs albums basés sur les œuvres des poètes de sa ville natale. Un peu plus loin, on retrouve le petit mausolée en adobe du poète autodidacte Heydar Yaghmâ, surnommé le « Poète faiseur d’adobe » en raison de son métier. Le nombre élevé de poètes et d’artistes ayant vécu à Neyshâbour souligne la forte identité culturelle et littéraire de cette ville. Parmi les poètes vivants de Neyshâbour, citons Shafii Kadkani, auteur entre autres d’un recueil poétique intitulé Allées-Jardins de Neyshâbour dont certains poèmes sont inclus dans les manuels scolaires.
Le point final de la promenade ouest de la rue Erfân est le site archéologique Shâdiyâkh (Palais de Joie). A cet endroit, la rue est brusquement arrêtée dans une zone qui paraît vide de prime abord. En réalité, Shâdiyâkh est l’un des quartiers de l’ancienne Neyshâbour, découvert par les fouilles archéologiques en 2000. Le site actuel comprend un palais construit par les Tâhirides au IXème siècle, rénové et utilisé successivement par les Saffârides, les Samanides, les Ghaznavides et les Seljukides. Le site de Shâdiyâkh est un souvenir du temps de splendeur de Neyshâbour, mais il a été largement démoli lors de l’invasion mongole. Les différents corps du palais comme les ateliers métallurgiques et d’artisanat, les écuries, la prison, les caves de production de vin et les chambres royales ont été bâtis selon le plan classique des palais de l’époque. Quelques squelettes ont été découverts et exposés dans leur état initial et appartiennent probablement aux victimes du tremblement de terre du XIIIe siècle. La position de leurs corps montre, encore aujourd’hui, la souffrance de ces individus enterrés brutalement sous les décombres du palais. On dirait que l’histoire s’est figée à Shâdiyâkh dans un moment précis du passé, comme dans la ville de Pompéi après l’éruption du Vésuve.
En terminant la visite au site de Shâdiyâkh, on peut reprendre le fil de la rue Erfân vers l’est pour visiter les monuments qui se trouvent à l’est et au sud-est de la rue. Le premier bâtiment en vue est le mausolée de Fazl ibn Shâzân, l’homme-clé de la jurisprudence chiite, le compagnon de trois Imâms chiites, l’Imâm Javâd, l’Imâm Hâdi et l’Imâm Askari au IXème siècle. Les travaux de miroir à l’intérieur sont d’une belle qualité technique et esthétique. Neyshâbour a également toujours été un berceau pour la théologie et la jurisprudence chiite à l’est. Abolfath Râzi, natif de Neyshâbour, dont la tombe se trouve dans le mausolée d’Abdol-Azim à Shahr-e-Rey au sud de Téhéran, est une autre étoile de cette galaxie de savants religieux de Neyshâbour. À propos de l’attachement des habitants de Neyshâbour à la famille du Prophète, on raconte un récit concernant le passage de l’Imâm Rezâ dans cette ville en 816. L’un des hadiths les plus narrés et cités chez les ulémas chiites est le hadith intitulé "Dynastie Dorée" (selselat az-zahab) qui fait allusion à un discours du huitième Imâm chiite pour les habitants de Neyshâbour.
Dans cette intervention, l’honorable Imâm dit :
- "J’entendis de mon père Moussa ibn Ja’far, qui dît entendre de son père Ja’far ibn Mohammad, qui dît entendre de son père Mohammad ibn Ali, qui dît entendre de son père Ali ibn Hossayn, qui dît entendre de son père Hossayn ibn Ali, qui dît entendre de son père Ali ibn Abi Tâleb, qui dît entendre du prophète Mohammad, qui dît entendre de l’Ange Gabriel, qui dît entendre que Dieu Eternel dît : Le mot "Il n’y a de dieu que Dieu Unique" est ma citadelle, et celui qui y entre sera protégé de mon châtiment."
L’Imâm Rezâ ajouta après quelques secondes :
- " Mais à certaines conditions, et je suis l’une de ces conditions."
Ce jour-là, vingt-quatre mille personnes ont transcrit directement et sur place cette parole de l’Imâm. Fait qui souligne le taux élevé d’alphabétisation de cette ville au IXe siècle.
Le mausolée Ghadamgâh à 24 km de Neyshâbour a été construit par le roi safavide Abbâs Ier au XVIIe siècle, pour commémorer le souvenir du passage de l’Imâm Rezâ. Il y a à cet endroit une source d’eau que les habitants considèrent comme bénite, car le Saint Imâm y fit ses ablutions avant sa prière du midi. Aujourd’hui, au bord de l’autoroute Neyshâbour-Mashhad, une étroite ligne bitumée a été construite, qui ressemble à une piste pour cyclistes, mais qui est à la disposition des pèlerins qui parcourent à pied une distance de 130 km entre Neyshâbour et Mashhad pour se rendre au mausolée de l’Imâm Rezâ. Cette marche est une vieille tradition chiite. Le roi safavide Abbâs Ier marcha aussi la distance entre Ispahan et Mashhad pour rendre hommage au seul Imâm chiite dont le mausolée se trouve en Iran.
Non loin du mausolée de Fazl ibn Shâzân, on voit la colline Tarab Abâd, qui a fait l’objet de plusieurs fouilles archéologiques par le Metropolitan Museum de New York dans les années 1930 et 1940. Les vestiges de cette colline ont été identifiés comme les ruines du palais d’Alp Arsalân, le sultan seldjoukide, vainqueur de la bataille Malazguirt contre les Byzantins. C’est à cet endroit que les experts ont découvert des traces de l’histoire préislamique de Neyshâbour. La fondation de Neyshâbour est traditionnellement attribuée au roi sassanide Shâpour Ier. Le Livre des Rois de Ferdowsi considère cette ville comme l’une des constructions de ce roi qui a en réalité vécu au IIIe siècle. Cette tradition dérive probablement de la toponymie de cette ville qui vient apparemment du mot pahlavi noshâpour signifiant "Nouveau Shâpour". Mais il semble que la ville est bien plus ancienne, puisqu’elle est notamment mentionnée dans les prières zoroastriennes. Dans ce cas, nous pouvons considérer le roi Shâpour comme un rénovateur de cette ville archaïque. On dirait bien que tel le phénix, Neyshâbour a été plusieurs fois démoli et reconstruit. L’âge d’or de Neyshâbour se situe plutôt entre les IIIe et XIIIe siècles. Islamisée dès le VIIe siècle, cette ville atteint l’apogée de sa prospérité à l’époque islamique. Aujourd’hui, plusieurs objets antiques provenant de Neyshâbour ont trouvé leur place dans les grands musées du monde entier. Le Metropolitan Museum, par exemple, exhibe une série de pièces de jeux d’échecs du XIIe siècle intitulée "Nishapur Chess set".
Le dernier monument à visiter dans la zone de la rue Erfân est la mosquée en bois de Neyshâbour, à une distance de presque 20 km du centre-ville, à l’orée d’un village. En 1989, Hamid Mojtahedi, ingénieur en génie civil, s’est engagé à construire par ses propres moyens un bâtiment qui, depuis sa construction, est devenu une attraction touristique. Il s’agit de la plus grande mosquée en bois du monde musulman. Après sa reconnaissance internationale et sa présentation comme attraction majeure de la région, ce site est aujourd’hui considéré comme un bon exemple du succès des investissements privés dans le domaine du tourisme. D’une surface de 200 mètres carrés, cette mosquée comprend deux minarets de 12 mètres et un bâdgir fonctionnel [8]. Tous les éléments de cette mosquée sont en bois. Une bibliothèque et une galerie d’exposition, tout en bois aussi, sont construites au voisinage de cette mosquée. Tous les objets et édifices de cet ensemble sont en bois.
Ce texte sur Neyshâbour ne peut s’achever sans un court retour sur les beautés naturelles de cette ville. On ne peut négliger l’impact que le climat et la nature de la ville turquoise ont exercé sur le développement de l’épistème, de la sagesse, de la poésie, de l’art et du mysticisme chez les grandes personnalités de Neyshâbour. Citons pêle-mêle le camp Bâghroud, près du lac Bâghroud et sa piste pour planeurs à 12 km au nord-est de Neyshâbour, les sources thermales de Garmâb et Garâb, la vallée et la rivière Bojan, le jardin de Taghiâbâd (nord-ouest de la ville), les jardins de Ghadamgâh, Rezvân, Khorramak et Amr ibn Laith Saffâride, le village Dizbâd (Dège-Bâd, ou Forteresse du vent), la cité de Kharv (dont l’architecture ressemble à celle de Mâssouleh dans le Guilân), et bien sûr les sommets de Binâloud et Shir-Bâd. [9] C’est bien en se promenant dans les allées-jardins de Neyshâbour que l’on découvre les mystères des poèmes d’Attâr et le carpe diem des quatrains de Khayyâm. Ainsi chante Hojjat Ashraf Zâdeh, le jeune chanteur de cette ville, ses souvenirs amoureux dans Les Allées-jardins de Neyshâbour :
Un homme est parvenu à pied
Jusqu’à ton coin villageois
Un poème a fleuri sur ses lèvres pour toi
De la ville, il a apporté des accents pleins de fumée
Pour les laver doucement dans ta voix
D’une tasse fraîche de tisanes infusées
D’une bouchée de soleil de crépuscule, de quoi
Tu te nourrissais ce matin
Dans les allées-jardins de Neyshâbour
S’unissaient souvent nos histoires d’amour
…
[1] Rinnggenberg Patrick, Guide culturel de l’Iran, Éditions Rowzaneh, 512 pages, Téhéran, 2006
[2] Neuve-Eglise Amélie, "Salmân le Perse, du mazdéisme à la vocation d’Initiateur mystique de l’islam", La Revue de Téhéran, numéro 36, 2008, http://www.teheran.ir/spip.php?article830
[3] Karami Nâsser, Râhyâb-e Irân (Guide des routes d’Iran), Téhéran, éd. Farhang-e Moaser, 348 pages, Téhéran, 2009.
[4] Ghuchâni Abdollâh, Poterie de Neyshâbour, Comité de recherche du musée Rezâ Abbâssi de Téhéran.
[5] Khazâï Hamid Rezâ, Afsâneh-hâye Neyshâbour (Contes et légendes de Neyshâbour), Éditions Mahjan, quatre volumes, 2000.
Boulvin A, Contes populaires du Khorâssân I, Analyse thématique accompagnée de trente-quatre contes traduits, Institut d’Etudes iraniennes, Peeters Publisher, 1975.
[6] Pahlavan Mohammad Rezâ, Mouzeh-hâye ostân-e Khorâssân (Les musées de la province de Khorâssân), Téhéran, éd. de l’Organisation du patrimoine culturel de la province de Khorâssân, 2000.
[7] Nâdji Mohammad Rezâ, Emâm Rezâ (L’Imâm Rezâ), Téhéran, Bureau des recherches culturelles, Collection "Que sais-je d’Iran ?", 2015.
Safari Nematollâh, Khorshid-e shab (Soleil de nuit), Mashhad, éd. Behnashr, (Éditions du mausolée de l’Imâm Rezâ), 2016.
[8] Bâdgir : Tour d’aération et de climatisation naturelle. Il s’agit d’un système traditionnel iranien permettant de capter le vent et de rafraîchir l’intérieur de l’édifice.
[9] Abedi Seyyed Hossein, Aftâb-e sobh-e Neyshâbour mikhânad marâ (Le soleil du matin de Neyshâbour m’appelle), Téhéran, éd. Shiveh.