Mosleheddin Saadi (vers 1213-1292) est l’une des plus importantes figures littéraires persanes dont le Golestân (Le Jardin des Roses) et le Boustân (Le Verger), ses deux œuvres les plus connues, sont largement connus hors des frontières de l’Iran.

Le Golestân, achevé un an après la rédaction du Boustân, est un recueil de prose mêlée de poésie. Il comprend une préface (dibâtcheh), huit chapitres, et une brève conclusion. Ces huit chapitres, qui symbolisent les huit portes qui mènent au paradis, abordent des faits liés aux rois, le caractère des ermites, les bienfaits de l’économie, les bienfaits du silence, l’amour et la jeunesse, la faiblesse et la vieillesse, l’influence de l’éducation et l’art du discours. Chaque chapitre expose une série d’histoires courtes (hekâyat) dans lesquelles différentes couches sociales, des rois jusqu’au peuple ordinaire, jouent des rôles selon le dessein du poète. Saadi décrit avec art non seulement des personnages isolés, mais aussi des paysages. Il campe ses personnages au travers d’une illustration de leurs caractéristiques et états moraux, permettant au lecteur de se plonger dans les histoires et d’intégrer les observations du poète.

La langue musicale et la prose poétique, loin des préciosités artificielles qui étaient en vogue à cette époque, donnent un goût particulier au Jardin des Roses. C’est au travers d’images et d’exemples clairs et concis que le poète présente des notions morales, pédagogiques, sociales et politiques qu’il a acquises à la fois au cours de ses longs voyages et de ses lectures, notamment celle des livres saints ou des enseignements religieux.

Couverture d’une édition du Golestân de Saadi

Le premier chapitre du Golestân, qui comprend 41 apologues, traite de la conduite et des devoirs des rois. Saadi était le fils d’un fonctionnaire à la cour du roi de la province de Fars, et il avait aussi eu l’occasion de fréquenter la cour de plusieurs autres rois lors de ses voyages. Fort de cette expérience, il examine dans les faits et dans le quotidien d’une société la conduite et la gouvernance d’un roi. Les apologues et anecdotes du premier chapitre du Golestân sont des leçons d’éthique universelle et intemporelle, utiles non seulement aux peuples et aux princes de l’époque de Saadi, mais aussi pour les nations actuelles.

Revenons sur les caractéristiques du roi idéal selon Saadi, selon le premier chapitre du Golestân : 

 

Juste

 

Selon Saadi, la plus éminente caractéristique d’un prince idéal est le fait d’être juste. Évidemment, à l’époque du poète, la justice avait un sens différent de ce qu’on en entend aujourd’hui. Au XIIIe siècle, elle consistait essentiellement en ce que le roi ne confisque pas les biens de son peuple par la force, ne tue pas le peuple innocent, ne nomme pas des agents injustes et corrompus. S’il respectait ces conditions, il s’approchait alors plus ou moins de la justice. Ne s’arrêtant pas au roi, elle doit être l’apanage de chacun de ses représentants. L’apologue d’Anoushiravân met en scène ce roi sassanide comme un bon exemple de roi justicier dans le sens où il pousse ses agents et ses représentants à appliquer la justice. Dans cet apologue, Anoushiravân envoie un esclave au village pour acheter du sel, et il lui ordonne instamment de le payer : « Prends le sel en le payant, afin que cela ne devienne point une coutume, et que le village ne soit pas dévasté. » Il lui fut demandé : « Quel dommage naîtrait de cette petite quantité de sel non payée ? » Il répondit : « Le fondement de la tyrannie dans l’univers a d’abord été peu considérable. Mais chacun y a ajouté, de sorte qu’elle est devenue aussi importante. » [1] Saadi croyait ainsi que la conduite du roi envers son peuple influençait directement les actions de ses agents, et qu’ils agissaient en tout point comme leur roi : « Si le roi mange une pomme du jardin de ses sujets, ses esclaves arracheront l’arbre par la racine. Pour cinq œufs que le sultan se permettra de prendre injustement, ses soldats mettront mille poules à la broche. »
 [2] Au travers d’une autre anecdote où l’un des fils de Haroun al-Rashid se plaint d’une personne qui avait injurié sa mère, l’auteur du Golestân soulève la question de la justice et lui donne les conseils suivants : « O mon fils ! La générosité exige que tu pardonnes ; si tu ne le peux, rends-lui la pareille, mais sans l’outrepasser ; car alors l’injustice serait de ton côté et la plainte du côté de ton ennemi. » [3] 

L’un des plus remarquables signes de la justice est l’attention au peuple. Saadi encourageait les princes à bien traiter leur peuple, en argumentant sur les bienfaits d’une telle bienveillance. Selon lui, la relation bilatérale roi-peuple aboutirait à l’épanouissement et au développement du pays, si elle s’est formée selon les valeurs de la justice. Beaucoup d’apologues du Golestân mentionnent le statut important du peuple et considèrent le roi en tant que protecteur des faibles : « Désormais, sache que les rois sont faits pour protéger les sujets, non les sujets pour obéir aux rois. » [4] 

Préface (dibâtcheh) du Golestân

Saadi estime que respecter le peuple garantit la réussite aux rois. Il utilise pour l’occasion Alexandre de Macédoine : « On demanda à Alexandre le Grec : "Par quel moyen as-tu conquis les pays de l’Orient et de l’Occident ? Car les anciens rois avaient des trésors, un royaume, une existence et une armée plus considérables que les tiens, et il n’ont jamais conquis ainsi. » Il répondit : « Par la grâce de Dieu, je n’ai point tourmenté les habitants de chaque royaume que j’ai conquis, et je n’ai point proféré le nom de ses rois, si ce n’est avec éloge. »" [5] 

Saadi incite donc les rois à bien se comporter avec le peuple. Selon lui, rassembler la nation autour de soi est une grande richesse pour le roi, et lui garantira un soutien fort lors des temps difficiles. L’unité et le contentement du peuple permettent ainsi de fortifier les piliers du gouvernement : « Fais la paix avec tes sujets, et demeure sans aucune inquiétude face à la guerre avec un ennemi ; car les sujets sont une armée pour le monarque juste. » [6] Plus loin, à la demande d’un roi injuste qui craint un ennemi et veut un conseil, il dit : « Sois miséricordieux envers tes sujets faibles, afin de ne pas être affligé par ton ennemi puissant. » [7] 

En miroir, la tyrannie du monarque est un élément réprouvé dont le résultat sera le mécontentement des sujets. Ces derniers faciliteront à leur tour l’anéantissement de la domination du roi. A maintes reprises dans ce chapitre du Golestân, le poète de Shirâz a donné cet avertissement aux détenteurs du pouvoir. En cela, « un souverain qui jette les fondements de l’oppression, arrache la base du mur de sa puissance. » [8] Cette idée est reprise dans un autre apologue où Saadi considère les soupirs d’impuissance des pauvres comme la cause de la perte d’un gouverneur injuste : « […] ne trouble pas un cœur, parce qu’un soupir bouleversera tout un monde. » [9] Telle est la leçon de morale tirée d’un autre apologue qui déconseille aux détenteurs du pouvoir de tourmenter les sujets. Par la bouche d’un innocent, l’auteur affirme que le résultat de la tyrannie alourdira la conscience du roi : « Un roi donna l’ordre de tuer un innocent. Celui-ci dit : « O roi ! Ne cherche point ta propre peine, à cause de la colère que tu as contre moi. » Le roi demanda : « Et comment ? » L’innocent répondit : « Ce châtiment passera sur moi en un instant, mais le péché pèsera éternellement sur toi. » [10] 

Pour montrer à quel point l’oppression du prince nuit aux sujets et comme ceux-ci détestent les rois injustes, dans une autre anecdote, un dévot, en réponse à un roi qui l’interroge sur les meilleurs actes de dévotion, répond ironiquement : « Pour toi, c’est la sieste, car pendant ce temps, tu ne tourmentes personne. » [11] En d’autres termes, comme Charles Defrémery l’a précisé dans la note explicative de cette anecdote où il cite l’Abbé Albert : « Le crime dort tandis que le tyran sommeille. » [12]

Lutte entre étudiant et professeur, Golestân de Saadi

 

Armé

 

Posséder des forces militaires habiles est autre particularité du roi idéal selon Saadi. Les soldats courageux qui sont prêts à se sacrifier pour le pays constituent l’un des piliers du pouvoir du roi. Une armée forte procure de la sécurité à l’abri de laquelle le roi peut dominer ses sujets. Comme Saadi l’écrit, « le sultan obtient la domination par le moyen de l’armée ». [13] Bien se comporter envers les soldats, bien les rétribuer et bien équiper son armée est un devoir qui incombe aux princes. Ainsi, dans un des apologues, un soldat qui a tourné le dos à l’ennemi raisonne de la manière suivante : « Si je parle, tu m’excuseras. Convient-il que mon cheval manque d’orge, et que la couverture de ma selle soit mise en gage ? Je ne peux pas être généreux aux dépens de ma vie avec un sultan avare de son or envers le soldat. » [14] 

Le sage de Shirâz conseillait aux rois, dans les jours de quiétude, de prêter une attention particulière à l’armée afin de s’assurer de sa fidélité lors des combats.

« Distribuez de l’or à vos soldats,

Afin qu’ils donnent leur tête pour vous,

Si vous ne le faites pas, ils vous abandonneront. » [15] 

 

Détail d’une scène de la cour, Folio d’un manuscrit du Golestân de Saadi

Recourant à la consultation

 

Le roi idéal de Saadi accorde de l’importance à l’avis des sages dans sa prise de décision. Cette réflexion du poète est inspirée notamment par les enseignements coraniques et la pensée sassanide. Ainsi, l’empereur sassanide Anushiravân, considéré dans la tradition iranienne comme un roi juste, est souvent décrit consultant une assemblée de sages lors des prises de décisions importantes : « Une troupe de sages discouraient, touchant une affaire importante dans la salle d’audience de Chosroès. » [16]. Bien plus tard, à l’époque islamique, alors que l’un des fils de Haroun al-Rashid s’est fait insulté, le calife Haroun décide de ne pas céder à la colère et de demander l’avis des principaux responsables de l’Etat : « [...] l’un conseilla de le tuer, un autre de lui couper la langue, un troisième de confisquer ses biens et de l’exiler… » [17]. Ce n’est qu’après avoir écouté leurs opinions et pesé la situation qu’il prit sa décision. Un autre apologue revient sur le destin de ce roi qui perdit tout son pouvoir car il n’avait pas prêté attention à l’avis de son sage vizir et « […] le conseil de ce vizir sage et dévoué ne se trouvant pas conforme au caractère du roi […] le royaume perdit sa puissance […]. » [18]

 

Religieux

 

Le poète du Golestân met l’accent sur les croyances religieuses de son roi idéal. Les versets coraniques, hadiths et croyances islamiques qui sont rapportés par Saadi dans le but d’encourager ou d’avertir les princes témoignent tous de l’importance que le poète accorde à la foi et aux rites religieux dans la poursuite d’une attitude éthique. Selon lui, les notions de justice, de bon traitement envers les sujets, les agents ainsi que l’armée ne s’épanouissent réellement que si elles s’ancrent dans la foi du roi. Sans cela, les avertissements du poète seront vains : « Retire de ton oreille le coton, et rends aux hommes la justice qui leur est due ; si tu ne la leur rends pas, sache qu’il y aura une justice le jour de la Résurrection. » [19] ; « Veux-tu que Dieu te pardonne, fais du bien aux créatures de Dieu. » [20] Dans un autre apologue, il s’adresse à tous et donne ces conseils : « Ô mon frère, le monde ne demeure pour personne ; attache ton cœur au Créateur du monde, car Il suffit. Ne t’appuie et ne te repose point sur la possession du monde, car il a nourri beaucoup de personnes comme toi et les a ensuite tuées. Lorsque l’homme doué d’une âme pure se dispose à partir, que lui importe de mourir sur le trône ou bien sur la terre nue ? » [21]

 

    Notes

    [1Defrémy, Charles, Gulistan ou Le Parterre de Roses, traduit du persan, Paris, Librairie de Firmin Didot Frères, 1858, p.66

    [2 Ibid.

    [3 Ibid., p. 88

    [4 Ibid., p. 82

    [5 Ibid., p. 97

    [6 Ibid., p. 41

    [7Ibid., p. 45

    [8 Ibid., p. 41

    [9Ibid., p. 78

    [10 Ibid., p. 84

    [11 Ibid., p. 47

    [12Ibid.

    [13 Ibid., p. 40

    [14Ibid., p. 52

    [15Ali Shâh, Omar, Le Jardin de Roses (Gulistan), traduction et préface, Paris, Albin Michel, Spiritualités Vivantes, p. 42

    [16Defrémery, Charles, op.cit., p. 92

    [17 Ibid., p. 88

    [18Ibid., p. 41

    [19 Ibid., p. 46

    [20Ibid., p. 68

    [21Ibid., p. 25, 26


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