N° 141, août 2017

Le jardin des fruits ou le Boustân
de Saadi


Shahâb Vahdati


Le Boustân est la première œuvre majeure de Saadi écrite à une époque où, selon les mots du poète, le monde était « en désordre comme les cheveux d’un Ethiopien, avec les enfants d’Adam devenus assoiffés de sang comme des loups aux griffes acérées ». De ce recueil de poèmes, l’auteur y explique qu’il n’a pas voulu tirer de sa rédaction ni bénéfices matériels, ni la gloire de la cour, ni la bénédiction des cheikhs musulmans. Il y exprime sa compréhension du monde et partage ses observations sur la vie, en essayant de donner de bons conseils ainsi que des orientations pour aider les plus faibles. Nous y trouvons tout un système philosophique, une pensée humaniste et ses aspects parfois incohérents, qui reflètent l’esprit complexe et contradictoire de l’époque.

 

La rédaction du Boustân commence dans les années 1250 à Damas, avant que Saadi ne retourne dans sa Shirâz natale. Pendant ses longues années de voyage, Saadi a connu beaucoup de difficultés, vivant parfois comme un mendiant, marchant tantôt pieds nus, tantôt vêtu de haillons, la faim au ventre. Ces souvenirs sont très présents dans le Boustân. Il apprend de ses années de voyage une vérité qu’il rapporte à plusieurs reprises dans cet ouvrage : partout dans le monde, la majorité des gens travaillent tout en restant affamés et pauvres, alors qu’un petit groupe gagne les fruits du travail des autres pour vivre dans un luxe immense.

 

Couverture du Boustân de Saadi

Selon lui, les riches sont arrogants et hautains, pharisaïques et assoiffés des biens de ce monde. Ils ne profèrent que des stupidités et regardent les pauvres d’en haut, considérant les intellectuels comme des gredins et les pauvres comme des paresseux sans esprit. Fiers de leur richesse et sous l’emprise de leur dignité imaginaire, ils se jugent meilleurs que tout autre. Ils sont les esclaves des dirhams, recueillant la richesse au prix de grands efforts et la protégeant avec empressement.

 

Le Boustân contient des poèmes à caractère didactique et édifiant, qui font appel aux gouvernants et aux agents de la justice pour les appeler à un meilleur rapport avec leurs sujets. Pourtant, ce genre n’est pas devenu populaire parmi ceux qui connaissent la poésie et qui comptent comme son public instruit. Des poètes l’invitaient plutôt à composer des qasidas, odes élogieuses glorifiant la grandeur des gens au pouvoir et décrivant leurs exploits militaires. Mais cette idée répugnait Saadi qui avait connu les conséquences des guerres, les ayant vécues comme un résultat direct des "sublimes" actes de différents souverains. Il évoque ce sujet à maintes reprises dans son œuvre :

 

On me dit :

- Ô Saadi ! Pourquoi vis-tu dans le dénuement ?

Tu peux avoir un revenu stable et ne jamais connaître la pauvreté.

Si tu loues le Seigneur, la richesse coulera de toi,

Et sans la richesse et le talent, on ne gagne que la douleur et les larmes.

- Oui, beaucoup considèrent dans le monde que le vautour vit mieux que le Simorgh,

Mais le vautour vit des cadavres, alors que le Simorgh est un symbole de pureté.

Non ! Cela n’arrivera jamais à moi, je ne vais pas aller auprès des dirigeants

Et je ne vais pas occuper le métier de mendiant.

 

En dépit de ses distances vis-à-vis du pouvoir, le poète s’engage à interpeler les têtes couronnées, tout en fournissant ses bons conseils aux gens ordinaires. De nombreux poèmes écrits au cours de ses voyages viennent illustrer ses sermons que le poète affinera et polira pour les insérer plus tard dans le Boustân. Dans un premier temps, cet ouvrage est nommé Saadi-Nâmeh (Les Récits de Saadi), et est dédié au dirigeant de Fârs, Abu Bakr ibn Zangi Saad, pour qui Saadi avait un grand respect pour avoir sauvé le Fârs des Mongols.

 

Cependant, cette dédicace laudative n’a rien de commun avec la tendance, à la mode à l’époque, des odes louangeuses dans lesquelles par exemple, la chaussure du cheval d’un certain Khân a été comparée au ciel, et ses ongles aux étoiles. Saadi crédite Abu Bakr d’avoir « dressé grâce à son or un rempart inexpugnable contre les Mongols », ayant ainsi épargné le pays de la faillite et ses habitants de la mort. Il remarque également le nombre d’étrangers sans-abri ayant trouvé refuge dans le Fârs. Outre ce panégyrique, la partie introductive du Boustân comprend une doxologie traditionnelle d’Allah, du Prophète et des quatre premiers califes. Ensuite, le poète décrit l’histoire et la raison de la rédaction de l’ouvrage :

Première page du Boustân de Saadi

 

Aux lointains pays du monde m’étant promené,

J’ai rencontré beaucoup de gens...

Mais je n’ai nulle part trouvé des hommes,

Comme à Shirâz, nobles et bienveillants,

J’y accourais d’un cœur plein de pensées pures,

Quand j’ai quitté le Levant et la Byzance luxuriante,

Offrez des cadeaux, nous dit la coutume,

Du sucre d’Egypte on apporte à ses amis,

Eh bien, au moins je n’ai pas de sucre,

Mais un don plus doux que le sucre,

Un sucre qui ne servira pas d’aliments,

Ce sucre éclora dans les livres de sagesse...

 

Le Boustân est composé de dix chapitres dont chacun contient un nombre défini de récits, de paraboles et de petites digressions philosophiques de l’auteur. Bien que les récits et paraboles constituent l’essentiel du livre, ils ne servent qu’à illustrer et à confirmer les nombreuses maximes du poète.

Dans le premier chapitre, le poète s’adresse directement aux monarques, leur lançant un appel à la justice, à la prudence et à la sagesse. Ainsi, le poète définit sa mission :

 

Et toi Saadi, reste juste et ne suis jamais,

Le parcours des hypocrites,

Et pour le roi, ô voyageur dans le monde, sois un guide.

 

Ainsi, le poète passe à l’état d’un « Salvateur de la parole qui enfile les bonnes instructions sur une texture agréable à entendre, pour adoucir la drogue amère de la vérité ». Il s’engage à protéger les intérêts des masses laborieuses, opprimées par des conditions difficiles. Mais la protection des défavorisés s’exprime sous la forme caractéristique de son temps. Saadi appelle ceux au pouvoir et tous les riches à ne pas voler les travailleurs opprimés, « ceux sur lesquels se posent les institutions étatiques et qui constituent la base de la société. »

 

Quitte les palais où règnent la paix et la tranquillité,

Regarde, mon fils, la catastrophe humaine !

Comment peux-tu jouir du confort que te propose le destin,

Alors que tu vois le malheureux devant toi,

Le sage ne peut trouver aucune justification,

Que le berger dorme et les loups rôdent dans le troupeau,

Va chercher les pauvres, les pauvres,

Prends soin des gens, ô roi sage !

Le roi est un arbre et ses sujets les racines,

Plus les racines sont solides, plus les branches seront spacieuses,

Ne pas opprimer les peuples innocents,

Les affliger, c’est t’arracher tes racines.

 

Ainsi, le poète exige des dirigeants non seulement la bonté, l’humanité et la miséricorde, mais aussi la prudence, la sagesse, la justice et la piété. Ces éléments sont nécessaires pour faire en sorte que leurs associés, les gouverneurs, les fonctionnaires et les chefs militaires aient les mêmes qualités, sinon, la bienveillance du souverain portera préjudice au peuple. Une attitude généreuse à l’encontre des dignitaires malfaiteurs créera le mal aux sujets :

 

Choisis les gouvernants justes,

Capables d’être bénéfique au royaume,

Un supérieur qui porte atteinte à des travailleurs,

Menacera le bien de tout le pouvoir,

Punis les juges qui s’obstinent dans l’injustice,

Pareils aux mauvaises herbes et aux bêtes sauvages,

Mets fin au loup excessif,

Pour interrompre la destruction des moutons.

 

Il demande au roi de mettre fin aux guerres insensées et aux pillages et d’être raisonnable, modeste et réservé. L’avidité ne doit pas le pousser à la guerre avec les pays voisins, car les campagnes appauvrissent non seulement l’ennemi, mais également sa propre nation :

Ancienne page du Boustân de Saadi

 

Tu possèdes une armée et tu es courageux,

Mais évite de l’envoyer vers la frontière,

Le sultan est à l’abri dans son château fort,

Et c’est le malheureux sujet qui sera ruiné.

 

Cependant, se rendant compte que ces enseignements échouent à exercer l’effet désiré sur le roi et ses proches, Saadi essaie de les effrayer en invoquant les tourments de l’enfer, leur rappelant la punition de l’Au-delà et les conséquences des péchés terrestres. Il met en garde les oppresseurs restés sourds à ses enseignements et ses sermons, en leur annonçant également que les plus opprimés pourront se révolter pour régler leurs comptes avec eux, « en leur arrachant les racines de la terre. »

 

Le Boustân développe également comme thème majeur la question de la piété. Saadi appelle constamment à l’abstention et invite à se satisfaire de peu, à une forme d’ascèse, pour arriver à accomplir ses devoirs envers Dieu. Selon certains critiques, Saadi ne demande pas une renonciation universelle aux biens de ce monde, car il ne s’adresse pas aux démunis ni aux masses affamées, mais d’une certaine mesure aux gens au pouvoir qui dilapident les biens du peuple pour vivre dans le luxe et parfois la débauche, en soulignant qu’il vaut mieux « mourir de faim que de manger le pain des pauvres ».

 

J’ai entendu parler d’un seigneur,

Qui portait une robe de calicot,

On lui dit : « Ô heureux Sultan,

Vous pourriez porter une robe en soie chinoise,

- Pourquoi ? Je me fais à ce bon habit que je porte !

La soie est un luxe, disait-il,

- Mais je collecte des impôts,

Pour que vous viviez dans le luxe et le confort,

- Quand je me pare comme une femme,

Mon éclat martial s’éteint,

Si la vanité me domine,

Rien ne restera du trésor public,

Pas même pour mes aliments et mon luxe.

 

Plus tard, Saadi admet à plusieurs reprises que ses appels à l’abstinence et à l’ascèse ne concernent pas les plus démunis qui vivent de facto dans l’austérité.

De façon plus générale, le poète appelle ses lecteurs à la piété sans trop insister sur l’accomplissement des rites et préceptes formels de l’Islam, mais davantage en rappelant que la vraie piété réside dans les bonnes actions, la philanthropie et dans l’attention à autrui : « Il faut passer le chemin qui mène à Dieu, non en soutane d’un ermite ni dans l’isolement ascétique d’un moine, mais en servant le peuple sur la terre. Celui qui monte sur le trône doit être humble et avoir l’esprit pur, sincère et généreux, car Dieu pas de ses sujets est responsable de leurs crimes, et sera tenu de payer soit dans ce monde, soit dans l’au-delà.déteste les prières vides et les rituels stériles. »

 

D’après le Boustân, c’est le peuple qui crée les biens de ce monde ; il est le fondement et la racine de la société, et ne devrait en aucun cas être soumis à la violence et à l’oppression. L’idée de maltraiter et d’opprimer les gens ordinaires est, selon le poète, une insulte à Allah lui-même. Un roi qui ne se soucie

Le sage érudit et le juge arrogant, illustration du Boustân de Saadi,
artiste inconnu, 1562, Palais du Golestân, Iran

 

Avant Saadi, de nombreux poètes ont adressé des conseils aux rois et aux dirigeants de leur époque, tout en appelant à la charité et à la philanthropie. Cependant, les enseignements de Saadi se distinguent par leur cohérence extraordinaire et surtout leur universalité, allant même jusqu’à exprimer l’idée de protéger également les animaux et la nature.

 

L’écriture du Boustân coïncide avec la seconde invasion barbare des Mongols au Moyen-Orient, cette fois dirigée par Hulagu Khan, qui transforme les villes fleurissantes en ruines, dévastant des régions entières, décimant la population, asservissant les survivants. Les Mongols se dirigent cette fois vers Bagdad, qu’ils soumettent à une destruction impitoyable. C’est le début de nombreuses guerres civiles et des conflits féodaux dans le monde musulman.

 

Saadi a personnellement connu l’invasion mongole, les croisades, des guerres civiles, la destruction des villes et des nations, et la souffrance d’hommes et de femmes. Il lui semble naturel de conclure que tout cela s’est déroulé à cause du destin et de la colère de Dieu, car des tribus barbares jouissant d’un faible niveau de développement avaient facilement pu vaincre des armées puissantes très au fait de la stratégie militaire. Ainsi, le Boustân offre un mélange de scepticisme et de fatalisme qui est présent tout au long de l’œuvre de Saadi.

 

Le Boustân reflète les problèmes et aspirations non seulement du peuple iranien, mais des hommes en général. Ce fait explique la réception et la popularité dont il a bénéficié pendant des siècles. La première traduction du Boustân en une langue occidentale a été réalisée en 1688 par Daniel Havart en hollandais, puis peu après en allemand par Adam Olearuis, avant de se propager dans le monde entier.

Outre le Boustân, Saadi a écrit des ghazals qui font de lui l’un des fondateurs de ce genre lyrique. Car bien qu’il en existe avant lui, c’est avec Saadi que le genre adopte ses éléments caractéristiques, comme le couplet final ou le couplet avant-dernier. Avec lui également, le ghazal contient le pseudonyme du poète, par opposition à la qasida (ode élogieuse) qui renferme le nom de certains dignitaires. Par ailleurs, c’est aussi avec Saadi que le ghazal devient une forme poétique indépendante, avant d’être adopté plus tard par de grands poètes comme Hâfez et Roumi. Les ghazals de Saadi comportent des images simples et naturelles pour décrire les sentiments, ainsi que des comparaisons très parlantes et accessibles à tous, évitant les métaphores énigmatiques et les effets de style superflus.

Bibliographie :


- Alizadeh Azizollah, Mosheh-e Boustân-e Saadi (Corrections et annotations commentées du Boustân de Saadi), Téhéran, Ferdows, 1367.


- De Bruijn J. -T. -P., "Iranian Studies in the Netherlands", Iranian Studies, Vol. 20, 1987


- Chaïkina Konstantine, Perevid i namechanie (Saadi, Boustân, traduction et les notes), Moscou, Academia, 1985. 


- Saâdi, Le Boustân trad. Franz Toussaint, Paris, Gallimard, 2015 


- Safa Zabiollâh, Târikh-e adabiât dar Irân (Histoire de la littérature en Iran), Téhéran, Ebne Sinâ, 1342

 

Sitographie :

http://www.iranicaonline.org/articles/bustan-sadi

http://www.rulit.me/books/bustan-plodovyj-sad-read-307891-1.html


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