N° 141, août 2017

Entretien avec M. Râmin Sadighi, Directeur de la maison d’édition musicale Hermes


Réalisé par

Shahnâz Salâmi


Râmin Sadighi est le directeur de la Maison d’édition de musique Hermes depuis 2000. Il a été désigné en 2015 comme le meilleur producteur de musique par WOMEX (The World Music Expo) pour avoir contribué à la diffusion de la musique iranienne au niveau mondial. Il a également été reconnu pour avoir favorisé l’achat légal de la musique occidentale en Iran. Il joue un rôle important dans la promotion du respect de la propriété intellectuelle en Iran dans le domaine de la musique.

Shahnâz Salâmi : Quels sont les problèmes auxquels sont confrontés les artistes et les éditeurs concernant les droits d’auteur dans le domaine de la musique ? Quelle est la situation actuelle dans le domaine de la musique ?

 

Râmin Sadighi : Avant la Révolution Islamique, une loi avait été votée en 1970 par le Conseil National sur la protection des auteurs, des compositeurs et des artistes. Trois années plus tard, en 1973 (1351), elle a été modifiée. Durant la période du Shâh, cette loi n’a jamais été appliquée, notamment dans le domaine de la musique. Et comme les rapports avec le monde extérieur étaient réduits, le piratage et le non-respect des droits d’auteur n’étaient pas repérés dans le monde de la musique. Les chanteurs de musique Pop de l’époque imitaient les chansons turques, arabes et occidentales. Mais comme les Iraniens étaient éloignés de ce monde du point de vue géographique, ce problème n’était pas pris très au sérieux. Cependant, après la Révolution Islamique, d’autres problèmes ont compliqué la question du respect de la propriété intellectuelle, et ce alors que la situation n’était déjà pas favorable. En effet, dans les années 80, le Ministère de la Culture a voté des lois dans le but de soutenir le secteur musical qui était alors un secteur fragile. À l’époque, les éditeurs produisaient des cassettes. Le ministère accordait aux sociétés de musique des subventions pour qu’elles puissent produire ces cassettes au meilleur prix. Cette politique existait déjà à l’époque du Shâh. Je me souviens de cette époque-là. Quand j’allais dans les magasins de cassettes, les vinyles originaux venaient de l’étranger, par exemple de Colombie. Mais les cassettes n’étaient pas des originaux. Toutes les sociétés de musique produisaient des jaquettes pour ces cassettes copiées et les vendaient chacune à 25 Tomans. C’était une pratique très courante, et personne n’était même conscient du non-respect des droits d’auteur. Mais certaines lois votées au sein du ministère de la Culture ont aggravé cette situation. En effet, le ministère avait classé les sociétés de musique en fonction de la qualité des œuvres iraniennes qu’elles produisaient, celles-ci faisant également l’objet d’un classement. Pour chaque œuvre iranienne de classe 1 que produisait un éditeur, celui-ci pouvait copier trois œuvres étrangères. Pour chaque œuvre iranienne de classe 2, il pouvait copier deux œuvres étrangères, etc.

 

ShS : C’était donc les œuvres iraniennes produites par ces éditeurs qui étaient réparties en classe 1, en classe 2, etc. en fonction de leur qualité ?

 

RS : Oui. Selon leur niveau de qualité, le gouvernement permettait aux éditeurs d’importer des œuvres étrangères. En Iran, nous avons trois catégories d’œuvres dans le domaine de la musique : la première catégorie est celle des œuvres légales. J’entends par « légales » les œuvres qui disposent d’une licence de la part du ministère. Les œuvres de cette catégorie existent sur le marché de manière officielle. Elles ont la licence de parution et une identité officielle. La deuxième catégorie comprend les œuvres qui sont légales mais ne sont pas officielles. C’est-à-dire que le ministère a accordé une licence à leur contenu (et de ce fait elles sont légales), mais tout ce qui concernait les contrats des droits d’auteur ne relevaient pas du ministère. Par exemple, à partir du moment où le ministère avait accepté le contenu d’une œuvre étrangère (par exemple une musique de Jacques Weir), un éditeur pouvait la publier en Iran sans verser de droits d’auteur : il n’était pas dans l’illégalité. Il s’agissait d’œuvres qui étaient légales du point de vue du ministère, mais dont l’identité n’était pas officielle du point de vue juridique. C’est le ministère lui-même qui avait donné naissance à cette deuxième catégorie d’œuvres, car auparavant, nous n’avions que deux catégories d’œuvres : « légale et officielle », « illégale et non-officielle ». Cette catégorie « légale-non officielle » a été créée par le ministère pour soutenir la production nationale de l’industrie musicale en Iran. Parce que les éditeurs ne gagnaient pas beaucoup d’argent avec leurs œuvres iraniennes qui demandaient plus de dépenses pour l’enregistrement en studio, l’édition, la publicité, etc. Les œuvres iraniennes ne présentaient pas beaucoup d’intérêt économique. Les éditeurs achetaient une cassette de musique étrangère et la copiaient pour mener leurs propres travaux éditoriaux à long terme. Ils n’avaient rien payé pour leur production, et la copie ne demandait pas beaucoup d’argent. Cette deuxième catégorie, qui n’existe pas dans les pays développés, a été encouragée par le ministère. C’est un nouveau phénomène en Iran.

ShS : Et cette pratique continue-t-elle encore ?

 

RS : Oui, cela s’est transformé en une tradition. Certains éditeurs achètent la symphonie de Beethoven réalisée à Berlin par un artiste, et reçoivent la licence du ministère de la Culture pour son contenu et la copient pour la vendre sur le marché local. Le ministère ne demande jamais si l’éditeur a payé les droits d’auteur de l’artiste étranger ou s’il a conclu un contrat avec le chef d’orchestre. Il ne s’occupe pas des aspects juridiques de cette affaire. Le marché de la musique en Iran déborde aujourd’hui d’œuvres de cette catégorie. Quand vous entrez dans un magasin de musique, vous voyez essentiellement des œuvres de ce type qui ont la licence du ministère et qui, dans 70 % des cas, n’ont pas respecté les droits d’auteur.

M. Râmin Sadighi

 

ShS : Vous parlez de la situation des droits d’auteur au niveau international.

 

RS : Oui, car c’est important. La musique internationale occupe aujourd’hui plus de 70% du marché de la musique en Iran. Quand vous allez dans un magasin de CD, sur 100 CD, 60 sont de ce type. Par conséquent, les vitrines des magasins de musique en Iran sont remplies d’œuvres qui n’ont pas respecté les droits d’auteurs internationaux. Mais ce qu’il y a de pire, c’est que ces œuvres réduisent ma place dans la vitrine en tant qu’éditeur d’œuvres iraniennes. Tout d’abord parce que ces œuvres présentent plus d’intérêts économiques pour les propriétaires des magasins de musique. Supposons qu’une œuvre étrangère et une œuvre iranienne soient toutes les deux étiquetées à 10 000 Tomans. En tant qu’éditeur, je leur vends l’œuvre iranienne 6 000 Tomans, car j’ai dépensé de l’argent pour la réaliser. Le bénéfice du propriétaire de magasin sera donc de 4 000 Tomans ; alors que la copie de l’œuvre étrangère ne lui a coûté que 1 000 Tomans : en vendant cette œuvre, il fera un bénéfice de 9000 Tomans. Il fera donc plus de publicité pour une œuvre étrangère qui garantit ses intérêts économiques : il donnera la priorité à la vente de ces œuvres et leur donnera la première place dans sa vitrine. Cela pose problème pour l’avancement de notre travail. Il y a aussi une autre question, qui est plutôt d’ordre social : pour la production des œuvres culturelles les plus chères, les supports sont très bon marché. C’est ce qui est contradictoire partout dans le monde. Le cinéma et la musique demandent beaucoup d’argent mais leurs supports, les CD, ne coûtent pas cher. Vous pouvez acheter en Iran un CD vierge à moins de 10 centimes. Vous ne pouvez pas copier la photo ou le livre si facilement. Un livre étranger ne peut pas être reproduit tel quel, il faut d’abord le traduire, et il peut même y avoir plusieurs traductions différentes d’un même livre : c’est par exemple le cas de Harry Potter dont il existe en persan trois versions différentes. Mais pour la musique et le film, c’est plus facile : on les recopie tels quels.

 

ShS : En effet, l’évolution de la technologie a plutôt touché ces deux secteurs : le film et la musique.

 

RS  : Oui, parce que leurs supports sont bon marché. Comme les éditeurs des œuvres iraniennes ne peuvent pas empêcher la production des copies d’œuvres étrangères, ils sont obligés de réduire le prix de leurs propres œuvres pour répondre à la concurrence de ce marché et pour que le public puisse en acheter volontiers. Si un CD original est vendu au prix de 4000 Tomans et qu’un CD copié coûte 3000 Tomans, le public hésitera moins à acheter le CD original qui ne coûte que 1000 Tomans de plus. Les éditeurs sont donc obligés de réduire leurs prix parce qu’aucune politique ne les protège. Quelle est la dimension sociale et culturelle de cette politique ? C’est que la culture devient gratuite pour le peuple iranien. Les œuvres culturelles n’ont plus leur prix, leur vrai prix. En France, vous allez à la Fnac, il faut payer 18 euros pour un CD ; en Iran vous l’achetez pour 2 euros. La Fnac qui vend un CD à 18 euros, l’a acheté aux distributeurs intermédiaires au moins au prix de 10 ou 12 euros, et le revend à 18 euros. Le propriétaire du magasin en Iran qui vend un CD à 2 euros donne en effet moins d’un euro au distributeur. Ce n’est rien ! L’influence psychologique de la copie illégale sur la société est plus dangereuse que la perte des intérêts économiques. Pour moi, c’est plus important que le procès juridique du droit d’auteur. La société ne respecte plus les œuvres culturelles. La culture et l’art sont devenus gratuits comme l’air qu’elle respire. Les consommateurs ne pensent même pas que les artistes ont un métier grâce auquel ils gagnent leur vie. C’est pourtant cela leur métier et leur moyen de survie. Le peuple pense que les artistes sont des riches qui font de l’art pour se faire plaisir ! Au contraire, leur vie dépend sérieusement de leurs revenus. Le marché de la musique est en train d’effacer dans la tête des consommateurs cette idée que l’art a un prix. Tous les objets tactiles qui occupent une place dans l’espace ont un prix. Mais la musique, c’est comme l’air pour les Iraniens. Ils ne se donnent pas la peine de penser au budget que l’artiste a dépensé pour cette production artistique.

 

ShS : Dans les conditions que vous décrivez, comment a survécu l’industrie nationale de la musique en Iran ? Comment a-t-elle résisté ?

 

RS : En fait, ce que je fais dans ma maison d’édition répond aux besoins d’un public relativement réduit. Les principes qui guident mon travail m’empêchent heureusement de penser à un grand public (des millions d’individus). Le public réduit de mes œuvres respecte mes droits d’auteur. Je vais vous expliquer comment j’ai réussi à faire respecter mes œuvres. Je n’ai eu aucun instrument juridique ou publicitaire pour faire respecter mes droits dans la société iranienne.

 

ShS : C’est intéressant. Vous n’avez même pas porté plainte ?

 

RS  : Non, on ne peut pas porter plainte contre le public. La copie s’est intégrée dans les habitudes de consommation de la société iranienne. Si vous portez plainte contre les institutions étatiques qui ne respectent pas les droits des créateurs, les dossiers n’aboutissent pas. Cela est une autre question. L’État est en effet la première institution qui ne respecte pas les droits des artistes et qui viole les lois sur la protection des auteurs. Dans ces conditions, on ne peut pas attendre grand-chose du public. Du point de vue des relations sociales, mon public me respecte : il respecte mes droits d’auteur et le copyright de mes œuvres. Mon public trouve tout à fait normal d’acheter chez moi un CD au prix de 10000 Tomans : il comprend bien que Râmin Sadighi, l’éditeur de Hermes, doit payer son loyer, gagner sa vie, payer les frais du studio et rémunérer les musiciens.

 

ShS : Quels ont été vos efforts publicitaires qui ont contribué à votre réussite ?

 

RS : Mes efforts publicitaires sont plutôt intellectuels et passent par le bouche-à-oreille. Il ne s’agit pas de ma part de ressentiments ni de plaintes. Nous essayons de communiquer avec notre public pour le persuader de respecter nos droits d’auteur. Cela fait 15 ans que je suis propriétaire de Hermes. Mon succès n’est pas venu en un seul jour. Par le bouche-à-oreille, j’ai informé mon public. Vous savez, quand les gens comprennent la réalité de vos efforts, quand ils comprennent vos peines et vos difficultés, quand ils saisissent l’étendue des travaux qui se réalisent derrière chaque CD, ils commencent peu à peu à respecter votre œuvre. Pour moi, ce respect du copyright a une grande importance morale : c’est plutôt une dimension sociale et culturelle que le simple respect des lois. La dimension morale a plus d’importance à mes yeux que la dimension juridique. La société doit s’informer. On ne peut pas imposer l’application des lois. C’est aux gens de comprendre qu’en bouclant leur ceinture en voiture, ils réduisent de 20 % la mortalité sur les routes. Vous ne pouvez pas les obliger à boucler leur ceinture. Durant les premières années où cette loi est passée, certaines personnes, surtout les chauffeurs de taxi, portaient des chemises sur lesquelles il y avait un dessin de ceinture. Ils ne savaient pas qu’ils étaient d’abord en train de tromper eux-mêmes avant de tromper la police. Ils ne réalisaient pas qu’à une vitesse de plus de 50 km/h, un seul arrêt brutal peut entraîner la mort. C’est la même chose pour la musique en particulier, et concernant le respect de la propriété intellectuelle en général. Heureusement, j’entends aujourd’hui beaucoup de gens qui disent : « Faites tout ce que vous voulez, mais ne copiez pas les CD de Hermes ». Ce n’est pas moi qui le leur dit directement. C’est mon public qui l’a compris et qui le dit.

 

ShS : Sur les jaquettes de vos œuvres, il n’y a donc aucun avertissement, aucun message direct pour que votre public ne les copie pas ?

 

RS : Dès le début, je n’ai pas voulu le faire. Pourtant, je sais bien que certains éditeurs le font.

 

ShS : Des messages de ce type sont écrits sur la plupart des œuvres cinématographiques qui se trouvent sur le marché.

 

RS : Je n’aime pas ce type de messages. Je ne voudrais pas prendre le peuple iranien et particulièrement mon public pour des imbéciles. Si le public copie les œuvres, cela vient du fait qu’il est ignorant de l’activité artistique. Cela n’a rien à voir avec le niveau de son intelligence. Mon public n’est pas imbécile. Si vous jouez sur la corde sensible en écrivant par exemple sur la jaquette un message du type : « L’artiste va mourir si vous copiez son œuvre. », à mon sens, vous méprisez le niveau intellectuel de votre public. À mon avis, même le vidéoclip des cinéastes qui ont directement demandé au peuple iranien de ne pas copier leurs œuvres n’était pas efficace. Parce qu’il ne s’agit pas de bonnes publicités. Cette stratégie publicitaire manque d’intelligence.

 

ShS : Du point de vue publicitaire, à votre avis, ces messages directs : « Ne copiez pas. » sont dont dénués d’impact ?

 

RS : Au niveau du grand marché peut-être, mais au niveau de publics spécifiques non, celui ou celle qui achète mon CD se considère en quelque sorte comme un intellectuel… Et puis si les gens copient encore les CD, c’est inconsciemment parce que cette habitude s’est insérée dans leur mode de consommation. Je vais vous raconter un souvenir. L’année où notre maison d’édition avait édité l’album de M. Alizâdeh, alors candidat aux Grammy Award pour l’album de l’année [1], un monsieur est venu me voir deux ou trois mois après cet événement. Il était médecin et venait de Kermân à Téhéran pour rendre visite à sa famille. Il est venu dans mon bureau avec un bouquet de fleurs pour me remercier. Il m’a dit avec son bel accent : « Croyez-moi, cet album a changé ma vie. J’étais venu à Téhéran rendre visite à un proche, j’ai trouvé votre adresse sur votre site internet, et j’ai voulu venir vous remercier de vive voix. C’est un bel album de musique et jusqu’à présent, je l’ai copié pour plus de 200 personnes à Kermân ». Il me disait cela avec beaucoup de passion. J’ai essayé de me comporter amicalement. Celui qui vient vous remercier avec un bouquet de fleurs n’est pas un voleur. C’est un ignorant. Je lui ai dit : « Vous êtes gentil, je vous remercie d’avoir copié cet album pour plus de 200 personnes, mais je voudrais vous dire une chose. Les gens comme moi, le musicien, M. Alizâdeh vivent des revenus de cet album. Si vous avez copié cet album pour 200 personnes, de ces 200 exemplaires, nous ne touchons rien, peut-être seulement un peu plus de respect pour le musicien M. Alizâdeh. Mais, du point de vue économique, vous ne l’avez pas aidé et vous avez réduit nos revenus ». Il m’a dit très sérieusement qu’il ne le savait pas. Ensuite, nous avons amorcé un dialogue et je lui ai expliqué toutes les étapes de notre travail pour réaliser un album de musique. Je lui ai dit : « Une petite partie de ce que vous payez pour un CD est en effet notre revenu. Si vous le copiez pour 200 personnes, vous réduisez une partie des revenus du marché de M. Alizâdeh. » Il a répété qu’il ne le savait pas, qu’il irait contacter toutes ces personnes et qu’il demanderait à chacun d’aller en acheter un exemplaire. Vous voyez, ma conversation avec lui a été efficace.

Logo de la maison d’édition musicale Hermes

 

ShS : Vous avez réussi à persuader une personne. Mais pour l’ensemble de votre public que faites-vous ? Avez-vous un programme publicitaire et une stratégie particulière ?

 

RS : Non, ma stratégie est toujours la même. J’ai eu la même stratégie depuis le premier jour, et cela fait 15 ans que cela dure. Je ne dirais pas qu’il s’agit d’une bonne stratégie, mais c’est la mienne.

ShS : En tout cas, elle semble efficace.

 

RS : J’ai essayé d’informer mon propre public. J’ai une expression : il faut qu’on nettoie d’abord notre petite île avant de vouloir rendre propre le monde entier. Supposons que nous vivions aux Maldives où il y a de nombreuses îles. Je ne vais pas mener une politique qui consisterait à dire que nous allons fermer toutes les îles pour les nettoyer, préparer de jolis visas et inviter ensuite les touristes. Parce qu’alors, pendant au moins trois ans, aucun touriste ne visiterait les îles et que les Maldives finiraient par perdre toute leur clientèle. Je décide donc de nettoyer ma propre île et si l’île voisine apprécie mon travail, elle fera la même chose. D’autres éditeurs qui voient mes clients respecter mes droits d’auteur appliquent la même stratégie que moi. En ce qui concerne le respect de la propriété intellectuelle, je préfère penser à ma petite île. Je parle à mon entourage, avec des gens qui assistent aux concerts, etc. Si vous venez aux concerts que j’organise, vous verrez que sur deux ou trois mille personnes qui viennent y assister, j’en connais au moins mille. Pour moi, mes concerts sont une grande soirée car je connais beaucoup de gens qui y participent. Je fréquente ces participants ou mes enfants les fréquentent. De bouche-à-oreille, les informations se propagent. Ma musique n’est pas une musique que vous écoutez en voiture ou dans les rues. Il faut se concentrer et l’écouter attentivement. C’est-à-dire qu’il faut un minimum d’effort. Je préfère communiquer avec mon public qui a un bon niveau d’esprit. Et je vois aujourd’hui les résultats de ce que j’ai commencé il y a plus de 15 ans. Il se peut qu’on copie mes albums, mais la quantité de ces copies n’est pas comparable à ce qui se passe aujourd’hui dans le marché de la musique. Par exemple, si j’édite 5000 albums musicaux, le nombre des CD qui se vendent sur le marché est au maximum de 6000. Autrement dit, ne se vendent que 1000 copies piratées de mon album. Mais il y a des albums qui sortent sur le marché au nombre de 5000 et dont, dès le lendemain, on trouve plus de 50000 exemplaires. Jusqu’à aujourd’hui, j’ai appliqué cette méthode et j’en suis satisfait.

 

ShS : Il existe aussi d’autres types de piratage en Iran ; par exemple, on utilise votre musique dans un film ou bien on en coupe un extrait pour un autre travail. Avez-vous fait l’expérience de semblables détournements ?

 

RS : Oui, on a souvent utilisé la musique de mes albums sans me demander l’autorisation.

 

ShS : Dans quelles circonstances ?

 

RS : A la Télévision, mais aussi dans les lieux publics comme les cafés et les restaurants. Les propriétaires n’y pensent même pas : ils te disent qu’ils ont acheté le CD à 10000 Tomans et qu’ils le diffusent sur leur lieu de travail pour que leurs clients l’écoutent. Pour eux, c’est une utilisation privée. Alors que pour une utilisation publique, il faut demander l’autorisation. J’ai aussi beaucoup de cas de respect. Par exemple, un documentariste m’a contacté pour me demander l’autorisation d’utiliser un morceau de ma musique dans son documentaire. Cela devient de plus en plus courant. Le plus souvent, je ne demande pas d’argent et je cède mes droits d’auteur quand les gens me demandent l’autorisation d’utiliser mes œuvres. Parce que pour moi, ce n’est pas l’argent qui est important, c’est le développement de cette culture du respect qui importe le plus. Un jour, lors d’un festival de films documentaires, j’ai constaté qu’on avait utilisé un morceau de ma musique : au moment des questions-réponses, j’ai réagi et j’ai dit : « Dans le générique de vos films, vous mentionnez le nom de tous les participants, même celui d’un simple chauffeur de taxi, mais vous ne pensez pas mentionner la musique que vous utilisez. Apparemment, pour vous, la musique, c’est comme l’air que vous respirez : vous trouvez tout naturel d’y avoir droit. »

 

ShS : Que pensez-vous de l’utilisation de la musique dans les cafés, les restaurants, les trains, les avions, les bus ?

 

RS : Je pense que ces problèmes peuvent être réglés par le dialogue local. Cela prend du temps, mais c’est possible. Il faut qu’on change d’abord nos mauvaises habitudes pour pouvoir ensuite respecter les lois. Si le peuple n’est pas prêt, les lois ne peuvent pas s’imposer. On impose des lois, ensuite on décide de persuader les gens d’une manière inintelligente.

 

ShS : Existe-t-il aussi des cas de non-respect des droits d’auteur entre artistes locaux ?

 

RS : Oui, parfois, certains artistes prennent la musique de quelqu’un d’autre et ils la mixent pour créer une nouvelle chanson. Parfois aussi, ils collaborent avec un artiste et ensuite, ils changent l’artiste sur l’album pour n’importe quelle raison. C’est au sein même de ma famille qu’on pirate les œuvres, au sein de la famille des cinéastes, de celle des musiciens, etc. Les artistes font partie du même peuple iranien et ne respectent pas plus que lui les droits d’auteur. Cela fait plus de 60 ans que nous avons ce problème et il n’est pas réglé. Le président, l’artiste, etc. font partie du peuple iranien. Il faut penser aux dimensions morales et sociales de ce problème pour le régler.

 

ShS : Dans le secteur de musique, y a-t-il un syndicat ?

 

RS : Oui, c’est même moi qui suis le directeur du syndicat des éditeurs de musique en Iran. Mais en fait, il ne s’agit même pas d’un syndicat, c’est un Conseil. Il est très petit.

 

ShS : Que faites-vous dans ce Conseil ?

 

RS : Nous ne faisons pas grand-chose. Une fois par an, nous organisons une exposition. Nous essayons de régler les problèmes entre artistes en tant qu’arbitres et de manière traditionnelle grâce aux intervenants, parce que la loi, elle, ne nous protège pas. En principe, l’État iranien n’est pas favorable aux syndicats, et ces derniers n’ont pas d’autorité.

 

ShS : Combien avez-vous d’inscrits dans votre syndicat ? L’abonnement des membres devrait vous aider à protéger vos intérêts, n’est-ce pas ?

 

RS : Nous avons 110 membres. Ce n’est pas beaucoup. De plus, seuls 40 membres sont vraiment actifs. L’esprit d’équipe reste rare en Iran. L’équipe de volleyball iranienne fait exception et elle est aujourd’hui un phénomène, mais c’est parce que cela fait plus de 12 ans que cela a été planifié. Cette équipe a contribué à changer les esprits et a construit une nouvelle pensée. Cela pourrait avoir un impact sur tous les sports d’équipe à long terme. Le domaine de la culture a besoin d’un événement semblable, d’un phénomène du même genre pour que des campagnes collectives se mettent en place.

ShS : Comment expliquer la différence de points de vue religieux concernant le statut de la musique en Iran ?

 

RS : Notre pays est partagé entre les minorités ethniques et cela s’enracine dans l’histoire. Autrefois, il y avait les Khans (chefs de tribus) qui gouvernaient chacun à leur façon, puis nous avons eu une monarchie centralisée. Nous vivons dans une société qui a de nombreux centres de pouvoir parallèles dont chacun a son idéologie propre. Tous ces centres de pouvoir prétendent être fidèles à la Révolution Islamique et ses idéaux. Ce sont les bases générales, importantes et communes à tous. Mais chaque centre de pouvoir a sa vision propre dans les détails. Celui qui a une tendance conservatrice imite les religieux conservateurs de Qom, celui qui a une tendance modérée se laisse guider par les religieux modérés. Chaque guide religieux donne des conseils idéologiques propres et en rapport avec ses thèses. La pluralité des pouvoirs et les institutions parallèles engendrent ces contradictions. Ils peuvent soutenir l’idée que dans notre pays, nous avons une pluralité de voix et donc la démocratie. Mais je pense que cela n’est pas avantageux pour le pays d’avoir plusieurs stratégies politiques dans le domaine de la culture.

 

ShS : Cette diversité est-elle présente au sein des milieux artistiques ?

 

RS  : Oui, il existe beaucoup de fossés et de conflits à l’intérieur des milieux artistiques. C’est la même histoire dans d’autres domaines comme celui de la médecine ; il existe des conflits entre le Ministre de l’Hygiène et celui des Sciences. Les facultés de médecine sont sous l’autorité du ministère des Sciences, mais au niveau du contenu des livres enseignés, elles sont sous l’autorité du ministère de l’Hygiène. Dans le domaine de la culture, chaque ville, chaque mairie a ses propres paradigmes. C’est la même chose pour l’Institut Artistique, le ministère de la Culture, les institutions qui les représentent dans toutes les villes, la Télévision iranienne et enfin les imâms de différentes villes dont les politiques et les pensées ne se forment pas à Téhéran mais ailleurs, dans les milieux religieux de Qom et de Mashhad. Ce n’est pas toujours un problème d’ordre institutionnel. Parfois ces contradictions viennent de la tradition. Certaines villes du pays sont plus attachées à la tradition. Vous avez bien mentionné au début qu’il faut adapter les lois au contexte national du pays. La culture et les traditions varient d’une ville à l’autre. Ces différentes traditions influencent le secteur de la musique.

 

ShS : Du point de vue culturel, dans quelle ville les concerts sont-ils le plus facilement organisés ?

 

RS : La ville de Téhéran. Cependant c’est encore relativement peu développé. Téhéran compte plus de 17 millions d’habitants, mais il n’existe que 15 salles de concert dans cette grande ville, dont la salle Borje Milâd, la salle Vahdat, la salle Roudaki, la salle Farhangsarâ-ye Niâvarân, la salle Farhangsarâ-ye andisheh, la salle Tâlâr-e Andisheh, le salon Soureh, la salle Tâlâr Harakat, la salle Erik-e Irâniân, la salle Hozeh honari, etc.

 

ShS : Dans ces conditions, les artistes doivent faire la queue pour organiser leur concert ?

 

RS : Beaucoup d’artistes n’ont ni cette chance ni cette occasion. Il est vrai que dans la salle de la Tour Milad par exemple, il y a un concert tous les soirs et qu’on y joue toujours à guichet fermé. Mais si vous faites une recherche sur Google, regardez combien d’artistes, pendant des années ont donné un concert dans cette salle. Ehsân Khâjeh-Amiri, Hossein Alizâdeh, Homâyoun Shajariân, chacun d’eux a eu quatre fois cette occasion et la salle était chaque fois remplie. Pourtant, le niveau de popularité de ces artistes n’est que moyen. D’ailleurs, tous les artistes n’ont pas besoin d’une salle de trois mille places.

 

ShS : Une autre question relève de la culture iranienne. Il semble que la population iranienne connaisse plus les chanteurs que les musiciens.

 

RS : Le chant est en effet plus populaire. C’est pour cela que la musique Pop est plus en vogue en Iran. Peu de gens sont passionnés de musique sans chant. Les Iraniens aiment beaucoup les chanteurs et moins les musiciens, parce que notre tradition de musique valorise le chant. Ce n’est pas étatique, c’est sociétal.

 

ShS : La Revue de Téhéran vous remercie pour toutes ces informations.

RS : Merci à vous.

 

Notes

[1Les Grammy Awards ou Grammies (Initialement intitulées les Gramophone Awards) sont des récompenses crées en 1958 et décernées chaque année aux Etats-Unis par la National Academy of Recording Arts and Sciences afin d’honorer les meilleurs artistes et les meilleurs techniciens dans le domaine de la musique.


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