N° 141, août 2017

Le Signe*


Traduit par :
Nikou Ghâssemi
Ebrahim Salimi Kouchi

Aliashraf Darvishiân


C’était le mercredi de la fin du mois d’Abân [1]. Un mercredi jaune avec des taches rouges et orange. La pluie de la nuit dernière avait cessé, mais les feuilles des arbres tombaient encore sur les deux côtés de la route. La route non asphaltée, pleine d’aspérités, était entièrement recouverte par les feuilles et la boue rouge. Le vent faisait trembler l’eau des flaques et morcelait l’image du ciel et des nuages.

Le minibus tombait constamment dans les ornières, et les deux côtés de la route étaient rouges de boue liquide. Après deux heures, quand le minibus arriva à la route asphaltée, tout devint calme et silencieux. Les soubresauts et les bruits disparurent. Comme si quelque chose s’écroulait au fond de l’estomac des voyageurs et cessait de bouger. La vieille dame, assise près de la vitre, cessa de vomir. La femme et la fille, assises derrière le siège du chauffeur, n’étaient plus constamment brinquebalées et n’avaient plus à reculer pour pouvoir s’adosser à leur siège. La fille avait dix ans. Ses paupières étaient rouges et humides de larmes. La femme avait un visage maigre et allongé. La peau de ses joues était desséchée, et deux boucles de cheveux blancs étaient apparentes au-dessous de son serre-tête. Une douleur profonde se lisait sur les rides et les sillons du côté de ses lèvres ; cependant, une lueur d’espoir vacillait dans ses yeux.

Les vêtements de la femme étaient noirs, mais le soleil avait bruni certaines parties de son serre-tête et de sa robe. La fille avait chaussé une paire de baskets bleu foncé, raccommodées avec de la ficelle noire. Elle avait enroulé ses lacets autour de la cheville. De temps en temps, la femme regardait les chaussures de la fille en disant : « Je t’ai dit plusieurs fois de ne pas mettre ces baskets ; elles ont avec elles le souvenir de ton frère ».

Avant qu’elles ne montent dans le minibus, la femme avait de la boue rouge du côté de la rue, et se l’était appliquée à l’avant de son serre-tête : « Je ne le ferais pas pour la fillette. Ce ne serait pas de bon augure. Ça lui porterait malheur. En plus, la boue salirait son foulard. »

Un jour avant le départ, la fille cueillit un bouquet de chrysanthèmes sauvages, du côté des ruisseaux, et les mit dans l’eau, pour les garder frais : « Si je trouve la photo de mon frère, je déposerai les fleurs autour ».

Il y avait six autres personnes dans le minibus qui somnolaient souvent. Ensommeillées, elles s’affaissaient les unes sur les autres. Elles se heurtaient parfois la tête et s’éveillaient en sursaut.

Un peu plus loin, le minibus s’arrêta. Un homme monta avec son mouton. Il passa à côté de la fille en humant ses fleurs et en remuant les lèvres. La fille, effrayée, écarta le bouquet. La femme frappa la gueule du mouton avec la paume en disant : « Que tu puisses crever ! ».

Le minibus démarra. Les genoux du mouton fléchirent et il s’écroula sur le plancher. Il se mit à bêler et continua à ruminer. Une femme poussa un cri subitement : « Arrête ! Où m’emmènes-tu ? ». Puis, débarquant avec ses deux poules, elle se mit à avancer sur un sentier poussiéreux. Quand le minibus démarra, le sentier tourna et la femme et ses poules s’éloignèrent.

De temps à autre, la lumière du soleil apparaissait du côté des nuages épars, se reflétait sur le métal du tableau de bord, et irritait les yeux de la fillette. Elle fermait alors ses paupières rouges et moites. Elle préférait qu’il y ait des nuages. Elle préférait qu’il y ait de l’ombre, et que le soleil reste voilé par les nuages pour que la chose brillante n’irrite pas ses yeux.

Les terres des deux côtés de la route tournoyaient et s’éloignaient. Parfois, le semis d’automne les verdissait. Puis, plus loin, de nouveau le rouge du désert.

Soudain, la route se couvrit de corbeaux. En les voyant, la fille se souvint de son frère :

« Quand les corbeaux se posent ensemble sur la route, ils ont une cérémonie de mariage sans doute. [2] »

La fille se tourna vers sa mère : « Le mariage des corbeaux ».

Un sourire pâle surgit sur les rides du côté des lèvres de la femme, et disparut aussitôt.

La fille dit lentement : « Frère voulait se marier ». La femme détourna le visage et fixa les yeux sur le lointain.

Sur le bord de la route, un âne lourdement chargé de fagots glissa sur la pente et fit tomber son maître. Le vieillard, mouillé d’eau et de boue rouge, agita furieusement son bâton vers le chauffeur du minibus et l’insulta. En le voyant dans son rétroviseur, le chauffeur éclata de rire et toussa fortement. Chaque toux projetait des débris de pépins de tournesol sur le pare-brise :

-Oh, crétin de vieillard !

La femme se demanda comment le conducteur pouvait rire comme ça. Elle dit à sa fille :

- Remonte la vitre. Le vent de l’automne rend malade.

La fille poussa la vitre de ses doigts longs et osseux, et la referma complètement. La femme sortit une petite boîte en plastique de son ballot et la déboucha lentement. Puis, mettant le doigt dans la vaseline, elle en enduit la main de la fille en disant : « Mets-en sur tes lèvres aussi. Elles sont toutes gercées. C’est le vent d’automne. » Ensuite, avec ses doigts minces et recourbés, elle repoussa une mèche de cheveux sales et emmêlés de la fille sous son foulard : « Tes cheveux sont gras. Tu aurais dû les laver ». Elle approcha son visage et lui dit à l’oreille : « Couvre tes cheveux » Penchée vers elle, elle continua :

- Si tu trouves la photo de ton frère, ne pleure pas. On a fini de pleurer. Ça suffit. Tu as tant pleuré qu’on n’a plus de mouchoirs à la maison. Si quelqu’un te félicite, reste calme. Sois posée, de sorte que tout le monde fasse des compliments sur ton comportement. Qu’on dise que tu es une digne sœur, une digne fille.

La fille ravala ses sanglots et acquiesça : « D’accord ».

C’était l’après-midi quand elles arrivèrent à la ville. Les rues étaient désertes. Les colporteurs somnolaient à côté de leur étalage. Elles descendirent du minibus sur une grande place au milieu de laquelle il y avait une tablette en marbre noir. Il y avait des frênes tout autour de la place. Sous l’un des arbres, un barbier tentait de couper les poils noirs et blancs du nez d’un villageois. La femme alla vers le barbier et lui demanda : « Pardon monsieur… La salle où il y a les photos de… »

Le barbier ne permit pas la femme de terminer ses paroles. Il montra l’autre côté de la place avec la pointe de ses ciseaux :

-C’est là-bas, madame. Mais elle est fermée à cette heure.

La femme n’hésita pas. Elle tira la main de la fille, l’emmena et elles traversèrent la place. Elles montèrent le large escalier du bâtiment et restèrent debout derrière les portes vitrées fermées. Il n’y avait personne. A travers la vitre, on pouvait voir la grande salle dont les murs étaient couverts de photos. Les photos étaient accrochées partout aux murs, en plusieurs rangées. La femme essaya un moment de les distinguer. Son cœur battait rapidement :

- Tu vois les photos ?

- Non, pas du tout. Il y a trop de reflets.

Elles s’assirent ensemble sur les marches. La femme sortit son balluchon. Elle déposa sur un pan de sa robe deux pains huilés, deux œufs, deux tomates, et un papier enroulé qui contenait du sel. Elle écrasa les œufs et les tomates sur les deux pains.

Elles finirent leur déjeuner. La femme était en train de refermer son balluchon quand une vieille dame, une canne à la main, arriva et demanda :

- L’exposition est fermée, ma sœur ?

- Oui, mamie.

- C’est la troisième fois que je viens.

- Viens t’asseoir ici pour te reposer.

La vieille dame s’assit avec elles. Ses paupières n’avaient pas de cils. La peau de son visage ridé ressemblait à un plastique à demi-brûlé et ratatiné.

La femme lui demanda : « As-tu déjeuné ? ».

La vieille dame bâilla et se lamenta : « Quel déjeuner ?! Quel repas ?! »

Puis elle déposa sa canne en bois rugueux sur la terre :

- Je suis malheureuse depuis que mon fils est parti. J’ai la gorge serrée, je ne peux rien avaler.

La femme lui offrit une tomate disant :

- Goûte-la pour qu’elle rafraîchisse ta bouche.

- Non merci.

La femme remit la tomate dans son balluchon en demandant :

- Avais-tu un fils unique ?

- J’en avais deux. L’aîné est mort. Il a laissé une femme et deux filles. Mais le cadet était mon soutien. C’était autre chose. Seize ans seulement.

Elle serra ses paupières sans cils et dit : « Et toi ? Tu avais combien d’enfants ? ».

La femme indiqua la porte vitrée :

- Un… qui avait dix-sept ans. Il était mon préféré. Il est parti de son propre gré. La nuit où les avions ont tué douze femmes et enfants de notre village, il n’a pas dormi jusqu’à l’aube. Puis il est parti de bonne heure.

- Si tu vois sa photo, tu le reconnaîtras ? Tout ce temps, je n’ai pas réussi à trouver la photo de mon cher grand...

La femme regarda la porte vitrée :

- Oui, certainement. Il avait un bouton d’Alep à côté de ses lèvres.

- Ah… c’est un bon signe.

- Est-ce que ton fils possédait aussi un signe particulier ?

- Oui… il bégayait un peu. Il a quitté l’école à cause de cela.

- Est-ce qu’il y avait une marque spéciale sur le visage ? Une marque qui soit visible sur la photo ?

- Non, il n’en avait pas. Mais je le reconnaîtrai avec mon cœur, pas avec mes yeux.

- Tu le retrouveras. Ne t’inquiète pas. Il faut attentivement regarder les photos.

- Ah… peut-être je que retrouverai mon cher aujourd’hui.

La foule s’attroupait peu à peu derrière la porte vitrée. Le son de l’ouverture de la porte les avertit. La vieille dame s’appuya sur sa canne et se redressa. Lorsque la femme et la fille entrèrent dans la salle, elles furent ébahies par le nombre des photos.

L’homme dit : « Viens, dans ce sens, ma sœur ».

Elles passaient devant les photos. La fille tenait le bouquet de chrysanthèmes sur sa poitrine ; son cœur battait et faisait bouger les fleurs.

Sur le mur, on voyait différentes sortes de photos : portraits en pied, tête, en buste, recouvertes par un linceul, de trois-quarts, de profil, de profil perdu qui montrait un coin de visage et de face.

La fille s’arrêta devant une photo. La femme prit son bras. La photo montrait la moitié d’un visage. L’autre moitié manquait. Le linceul la recouvrait. Comme une photo surexposée. Sur la photo, on voyait le bouton d’Alep sur le côté droit du visage ; la duveteuse moustache arrêtée par le bouton d’Alep, qui continuait, mince, après la cicatrice.

La fille mit sa main devant la bouche :

- Oh mon frère… Mon frérot !

Elle était en train de se plier vers le sol quand la femme saisit son bras et la retint. La fille pleura doucement et posa le bouquet de fleurs sous la photo, à côté du mur.

* Darvishiân, Aliashraf, « Neshâneh » (Le Signe), nouvelle extraite du recueil Doroshti. Téhéran : Tcheshmeh, 2009.

Notes

[1Mois du calendrier iranien, qui équivaut en partie au mois d’octobre du calendrier grégorien.

[2C’est une superstition.


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