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Les points de vue de Saadi et sa conception du monde, reflétés dans ses œuvres, font état de la cohérence de sa pensée dans tous les domaines et d’une connaissance de la "psychologie" telle qu’on pouvait l’envisager selon les connaissances de son époque. Ses expériences, ses voyages et sa connaissance de cultures et coutumes diverses lui ont permis d’acquérir une profonde connaissance du comportement humain. C’est avec une grande habileté qu’il analyse les comportements d’hommes aux natures et aux cultures différentes, et qu’il offre des conseils adaptés. Les recommandations de Saadi sont ainsi le résultat d’une profonde et fine réflexion sur la condition humaine.
Il semble que l’objectif de Saadi soit de corriger avec pédagogie ce qu’il perçoit comme des défauts de comportements, objectif poursuivi avec une perspicacité particulière. Il est aujourd’hui possible de constater à quel point ces recommandations suivent une démarche conforme à la psychologie éducative moderne actuelle. Il est possible d’avancer qu’aucun poète classique persan n’a autant conseillé que Saadi. Une personne qui conseille les autres doit être dotée de quelques caractéristiques : tout d’abord, pour être efficace, elle ne doit pas constituer une menace pour la liberté des autres individus en tentant d’imposer ses idées. Elle doit également savoir convaincre avec facilité [1]. Une autre caractéristique d’un bon conseiller est de ne pas prendre en compte son profit personnel. A ces particularités, on peut en ajouter d’autres, dont l’âge, le rang social, etc. Saadi est un excellent conseiller qui, d’après lui-même, « mêle le remède amer du conseil au nectar de la finesse, pour que leur tempérament indisposé ne soit pas dépourvu de la chance de l’agrément. » [2]
Ses deux ouvrages principaux, le Boustân (Le verger) et le Golestân (Le jardin des roses), sont remplis de sentences et de conseils moraux. Mohammad Ali Jamalzâdeh, le premier romancier moderne de l’Iran, décida de rassembler dans un ouvrage intitulé Golestân-e Nikbakhti ou Pandnâmeh (Le livre des Conseils) de Saadi, les conseils en prose du Golestân, qui ont pour thèmes les arts et les sciences, le savoir et la pratique, la sagesse et l’ignorance, la sincérité et l’honnêteté, la cupidité et l’économie, l’avarice et la générosité, l’amitié et l’hostilité, etc.
Garcin de Tassy (1794-1878), orientaliste célèbre, publie en 1876, un recueil de textes orientaux intitulé Allégories, récits poétiques et chants populaires. L’ouvrage est composé de textes traduits de l’arabe, du persan, de l’hindoustani et du turc. Une quinzaine de pages sont consacrées au Pandnâmeh ou Livre des conseils de Saadi, librement traduit et réparti en 22 chapitres [3] traitant de la libéralité, de l’humilité, de la censure, de l’orgueil, de l’excellence, de la science, de la justice, de la censure, de la tyrannie, du culte, du mensonge, de la foi, de la pertinence des bonnes actions, de l’instabilité des choses de ce monde, etc.
Dans le livre Kolliyât-e Saadi, qui est une compilation quasi intégrale des œuvres de Saadi, plusieurs rubriques traitent de ses recommandations. Mohammad Ali Foroughi, l’un des spécialistes de Saadi, a divisé son œuvre en deux grandes catégories : le Boustân et le Golestân. Ces deux mis à part, l’œuvre de Saadi peut être divisée entre ses poèmes et sa prose lyrique, autrement dit ses Ghazalyât et tout le reste de son œuvre, qui incluent sa poésie, sa prose didactique et ses éloges. Précisons que contrairement à la majorité des autres poètes, ses éloges ont également un caractère fortement didactique, où il n’hésite pas à conseiller les rois sur la manière de vivre et de gouverner, en accordant peu de place à l’hyperbole et à la flatterie.
Avec le début du mouvement constitutionnel en Iran à la fin du XIXe siècle, son œuvre, jusqu’alors considérée comme un des sommets de la littérature persane, subit des critiques. La majorité de ces critiques visaient son didactisme, le jugeant vieillot et incompatible avec la modernité [4]. Car dans cette période de conflit entre la tradition bien installée et la modernité naissante, Saadi était considéré comme un symbole de la tradition et pris pour cible par des intellectuels comme Mirzâ Fathali Akhoundzâdeh, Mirzâ Abdorrahim Tâlebof Tabrizi, ou encore Mirzâ Aghâkhân Kermâni. [5]
Des hommes de lettres et des critiques littéraires se sont également penchés sur l’œuvre de Saadi pour y trouver des failles. Certains considèrent alors que l’œuvre de Saadi comporte de nombreuses contradictions et la trouve dépourvue d’ordre systématique. Par exemple, dans le livre Ghalamro-e Saadi (Le territoire de Saadi), tout en louant la puissance de la parole du poète, Ali Dashti fait allusion à certaines contradictions qu’il estime avoir trouvées dans les ouvrages de Saadi. Il ne se considère cependant pas comme un critique du poète, et souligne dans son ouvrage : « Le but n’est pas de critiquer le Golestân, mais de se questionner sur la manière de l’accepter… Si on accepte le Golestân tel qu’il est, à savoir un ensemble de remarques, de conseils et de sentences, et un panorama clair de la situation spirituelle et morale de l’époque… il n’y pas de trace de lacune. » [6]
Un autre groupe de critiques, s’appuyant sur certains récits et poèmes de Saadi, considèrent les points de vue du poète comme basés sur certaines contre-valeurs du temps, dont le déterminisme, l’inégalité des droits sociaux des femmes avec les hommes, etc. [7] Un autre critique, Esmâïl Khoee, souligne le conservatisme du poète [8].
Une autre série de critiques vient de la part des poètes novateurs qui ont une vision nouvelle et différente de la poésie et sa forme. Ahmad Shâmlou, qui compte Saadi parmi les grands poètes, était pourtant d’avis que les œuvres de Saadi étaient incompatibles avec les critères actuels de la poésie ; selon lui, Saadi a une plume magnifique et beaucoup de facilité, mais sa parole manque de profondeur [9]. Selon Nimâ Youshij, le poète doit dans sa poésie montrer au lieu de dire ; dans ce sens, les vers de Saadi seraient dépourvus de cette finesse dans la faculté créatrice de sens. Par exemple, au lieu de créer indirectement une image du chagrin, il utilise directement des mots comme lamentation, pleurs, etc. [10]
D’après Homâyoun Katouziyân, historien et critique littéraire contemporain, les critiques négatives de Saadi sont si nombreuses après les années 40, que toute une génération jugea l’œuvre de Saadi mauvaise, sans vraiment la lire. Pour Kâtouziyân, ce courant est l’un des phénomènes du monde littéraire les plus singuliers du XXe siècle en Iran. Il faut préciser cependant que Saadi n’a jamais perdu ses émules et que pendant cette période de critique négative, de grandes personnalités comme Foroughi ou Bahâr n’ont pas manqué lui rendre hommage. Malgré les critiques, la place de Saadi au panthéon des meilleurs poètes classiques iraniens n’a jamais été remise en cause. Aujourd’hui encore, sa plume fluide et élégante, ses conseils clairs et pratiques, tout autant que sa magnifique poésie lyrique, attirent toujours de nombreux lecteurs. [11]
Sources :
Kolliyat-e Saadi, correction : Foroughi, Mohammad Ali, éd. Milâd, Téhéran, 1997.
Nazari, Jalil ; Elâhizadeh, Soghrâ ; Ramezâni, Khosro, “Naghd-e Ravanshenakhti-ye Golestân-e Saadi”, in Pajouheshnâmeh-ye adabiât va zabânshenâsi, n°1, 2013.
Golestân-e Nikbakhti ou Pandnâmeh de Saadi, édition établie par Jamalzadeh, Mohammad-Ali, éd. Sherkat-e Châpkhâneh-ye Saâdat, Teheran, 1938.
[1] Ramezâni, Khosro, Ravânshenâsi-ye ejtemaee va kârbord-e an dar darmân (La psychologie sociale et son application médicale), éd. Fâtemieh, Yasouj, 2002, pp.153-4.
[2] Saadi, Golestân, édition revue et corrigée par Gholâmhossein Youssefi, Khârazmi, Téhéran, 2006, p.191.
[3] Khânyâbnejâd, Adel, Saadi et son œuvre dans la littérature française du XVIIe siècle à nos jours, thèse de doctorat, Université de la Sorbonne nouvelle - Paris III, 2009.
[4] Amnkhâni, Issâ, et Alimadadi, Monâ, “Saadi va Goftemân-e modern-e Irân” (Saadi et le discours de la modernité en Iran), in Târikh-e Adabiyât (Pajouheshnâmeh-ye olum-e ensâni), no. 3, 1390, pp. 55-75.
[5] Sarafrâzi, Abbâs, et Bâghdâr Delgoshâ, Ali, “Bâznegari-ye jâygâh-e Saadi dar andisheh-ye roshanfekrân-e asr-e mashrouteh” (La revision de la place de Saadi par les intellectuels de la période constitutionnelle), in Pajouheshnâmeh-ye Târikh, n 38, 1394, pp. 45-60.
[6] Dashti, Ali, Ghalamro-e Saadi (Le territoire de Saadi), Amirkabir, Téhéran, 1356.
[7] Note 5.
[8] “Jedâl ba moddâ’i. Entretien avec Esmâïl Khoï”, in Jâvidân, tome 2, 1978, pp. 107-109 ; “Sedâ-ye heyrat-e bidâr. Entretien avec Mehdi Akhavan Sales”, in Morvârid-e zemestân, tome 2, 1382, pp. 91-92.
[9] Abedi, Kâmyâr, “Cherâ Shâmlou Hâfez râ setâyesh mikard va Saadi râ nekouhesh” (Pour Shamlou chantait-il l’éloge de Hâfez et critiquait-il Saadi ?), revue mensuelle Tajrobeh, n° 4, 2012.
[10] Alipour, Mostafâ, Moarrefi-Naghd/ Boutigha-ye she’r-e no (Présentation critique de la poétique de la Nouvelle Poésie), éd. Hozeh-ye honari coll. “She’r”, n 49, 1385, pp. 34-36.
[11] Note 9.